Le skate et sa mise en images

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Illustration de la fontaine de la Pace des Jacobins à Lyon avec à la place des statues au centre des skateurs
© Lison Bernet // Métropole de Lyon

Article

En étudiant les rôles de la mise en images du skateboard, cet article vise à faire émerger des places qui peuvent être accordées à cette pratique dans la ville, à la fois dans des discours et dans la réalisation de projets urbains, son rejet, son intégration à un patrimoine commun et sa légitimation symbolique.

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Date : 28/07/2023

Tout a commencé par une affiche croisée au hasard d’une rue : l’un des visuels de l’exposition « Portraits de Lyon », inaugurée en 2019 par le Musée d’Histoire de la ville de Lyon (MHL/Gadagne), qui déclinaient avec malice une série d’anachronismes. En l’occurrence, il s’agissait d’un personnage arborant des vêtements de la Renaissance, tenant sous son bras une planche de skateboard rose.

La mobilisation de cette imagerie nous a interpellés : pouvait-elle être le signe d’une forme de reconnaissance de la place skate dans l’identité lyonnaise, voire de son appropriation par les institutions « officielles », alors que la Capitale des Gaules est internationalement réputée auprès des initiés pour la qualité de ses spots et le niveau de ses pratiquants ?

 

Photo de l'affiche de l'exposition Portraits de Lyon du Musée Gadagne, un skateur habillé en vêtements baroque roses qui tient son skate rose dans sa main
Façade des musées Gadagne (rue Gadagne, Lyon 5ème) – quatre panneaux (à gauche) ; détail sur l’affiche de l’exposition Portraits de Lyon (à droite)© J. Thiburce

 

Agrandi et transformé depuis son ouverture en 1921, le MHL continue de « se réinvente[r] », avec une modernisation de l'exposition permanente, décidée en 2018. Inaugurée en 2019, l’exposition « Portraits de Lyon » est la première des quatre étapes de ce nouveau parcours finalisé dès 2023. « Comme une introduction ou une mise en bouche, l’exposition Portraits de Lyon donne aux visiteurs, Lyonnais ou touristes, les points de repères essentiels pour comprendre la ville contemporaine ».

Sur place, nous avons pu observer une mise en récit de la ville à travers une focalisation sur six personnages, autour d’une table sur laquelle sont disposés divers objets emblématiques du territoire. Comme le note la géographe Isabelle Lefort dans un entretien sur la ville de Lyon, entre symboles et clichés au musée Gadagne, « Six personnages, ça dit qu’il existe des lieux, il existe des emblèmes, mais qu’en fonction de l’histoire qu’on veut leur faire raconter, on les fait travailler ensemble, on les fait se combiner, on les fait se disputer, ou pas ».

Parmi ceux-ci, nous n’avons pas retrouvé le fameux skateboard affiché sur la façade du bâtiment. Certes, le jeune homme style Renaissance était bien là, mais il tenait dans sa main une fléchette. La seule allusion ou référence au skateboard que nous avons décelée est l’apparition du bowl de la Guillotière (Lyon 3e), mais avec des trottinettes et des vélos (BMX), dans le film intitulé Un jour à Lyon, qui « permet de découvrir la ville contemporaine, ses différentes atmosphères, ses rues, places, carrefours, la diversité de ses populations ainsi que les sons, les lumières et les ambiances de la ville ».

Comment interpréter cette « absence » ? Dans quelle mesure l’attribuer à une impossibilité de faire dialoguer le skate et d’autres pratiques contemporaines dans l’enceinte du musée ? Pourtant, un discours sur le skate avait déjà été initié au printemps 2016 par le MHL lui-même, lors de la programmation de balades urbaines consacrées à « l’Esprit skate ».

 

Voir et faire voir le skateboard... dehors, mais pas dedans

 

Pour cette médiation hors-les-murs, Fred Mortagne et Loïc Benoît, deux figures lyonnaises de l’image du skateboard, avaient conçu un parcours sur le thème de l’appropriation de l’environnement urbain par les skateurs, les formes de partages et de conflits qui s’instaurent dans différents espaces publics.

En dialogue avec les habitants, il s’agissait de montrer la philosophie qui anime cette pratique, les rapports entretenus avec la ville et ses architectures, et de repositionner la ville de Lyon à différentes échelles de l’histoire et la géographie du skate. L’idée consistait à échanger sur les raisons pour lesquelles certains lieux sont devenus emblématiques depuis les années 1990, comme le hubba de Foch (Lyon 6e).

C’est la pratique photographique et vidéographique de Fred Mortagne, de Loïc Benoît et d’autres qui, en effet, a participé et continue de participer à faire de Lyon une place forte du skate sur la scène européenne et mondiale, au même titre que Paris, Barcelone, Londres.

Aujourd’hui, les codes et les images de la culture du skateboard sont largement diffusés dans les médias contemporains, en particulier les réseaux sociaux (YouTube et Instagram principalement). En photo et en vidéo, des skateurs professionnels et amateurs donnent à voir non seulement l’exécution d’un mouvement technique, mais aussi le lieu dans lequel il est effectué.

Les images et les paroles sur le skateboard sont à la fois un moyen d’expression de relations physiques, affectives et symboliques entretenues au territoire (des lieux qu’on sent qu’on aime, une communauté à laquelle on se sent appartenir) et un vecteur d’attractivité pour des initiés de la pratique, ou des fans de son esthétique, qui peuvent se contenter de regarder des photos ou des vidéos.

La mise en image de la culture du skateboard à Lyon est un exemple tout à fait particulier de double statut. De par le nombre et le niveau de ses skateurs, les vidéos qui y ont été tournées et les marques d’équipement qui y sont nées, Lyon est en effet mondialement reconnue dans cet univers depuis une trentaine d’années. Certains spots semblent d’ailleurs avoir été « mythifiés », comme la place Louis Pradel rebaptisée « HDV » (pour Hôtel de Ville) par les skateurs.

 

Le skate à Lyon : quelle mise en visibilité, pour quelle notoriété

 

Dans les années 1990, Fred Mortagne (a.k.a French Fred), vidéaste et photographe, filme les skateurs de la place dont font notamment partie JB Gillet et Jérémie Daclin, comme il l’explique dans un entretien qui retrace son parcours. Ses vidéos s’exportent jusqu’à Paris et même aux États-Unis, d’autant que le niveau est élevé. C’est leur diffusion auprès de marques et de skateurs à l’étranger qui contribuera à développer la visibilité et la reconnaissance de Lyon dans le monde du skate, notamment dans la série intitulée Behind the scenes (voir ci-dessous).

 

 

Comme l’explique l’artiste plasticien Raphaël Zarka (2003 : 35-36), à cette époque, les « vidéos de skate sont initialement produites par des marques de skate (planche, chaussure, mode...) qui toutes possèdent un team [...] et parfois une esthétique qui leur est propre. La première véritable vidéo de skate date de 1984 (The Bones Brigade Video Show de la marque Powell-Peralta). [Depuis les années 1990] sont apparus les magazines vidéo (411, ON, Puzzle, Transworld, Thrasher...). [Au début des années 2000], des sites comme YouTube ou Dailymotion se font le relais de ces séquences vidéo, la principale nouveauté étant que les skateurs amateurs, ceux qui n'apparaissent pas dans les vidéos officielles (qu’ils n'aient pas le niveau ou qu'ils n'aient pas encore été repérés par les team managers) ont enfin trouvé, avec Internet, une visibilité relative, en tout cas un véritable réseau de diffusion ».

Ces multiples enjeux liés à la mise en images de la pratique sont bien connus de Jérémie Daclin, skateur mondialement reconnu, qui, en 1997, fonde Cliché, marque de skateboard pionnière sur le marché européen. Il devient alors skateur filmé, filmeur, et propriétaire d’une entreprise qui doit gérer son image de marque. Sa nouvelle activité contribuera vivement à asseoir la légitimité de Lyon dans l’univers de la planche à quatre roues.

 

Portrait de Jérémie Daclin
Jérémie Daclin dans son bureau et lieu de stockage (Lyon 1er)© J. Thiburce

 

Ce sont donc les vidéos tournées à Lyon, illustrant le talent des pratiquants sur leurs spots préférés, et les connexions entretenues avec des acteurs et riders français ou étrangers, qui popularisent la ville auprès des passionnés, et font d’HDV un lieu de passage obligatoire pour les touristes adeptes de la pratique. Dans une interview donnée à Rue89Lyon, Jérémie Daclin revient sur la manière dont s’est construite la réputation du spot :

Les meilleurs pros du monde sont venus sur cette place. Les acteurs du skate local ont aussi contribué à en faire une place forte. Grâce à ça, Lyon s’est faite une place dans le monde du skate sans aucune aide de la Ville. À Lyon, il n’y a pas de skatepark crédible. Et pourtant, aujourd’hui, Lyon est une capitale mondiale du skateboard. Vous prenez un skateur lambda des USA, il connaîtra Lyon.

Effectivement, la scène skate lyonnaise continue de faire parler d’elle. En 2016, le skateur américain Aaron Homoki, dit Jaws, a réussi à franchir les 25 marches de la Cité Internationale, un record jamais établi auparavant. Plus récemment, le skateur coutumier de l’Hôtel de Ville, Aurélien Giraud, a représenté la France lors des Jeux Olympiques de 2021, terminant malheureusement à la sixième place. Deux ans plus tard, il remportera pourtant les championnats du monde de skateboard street aux Émirats arabes unis, et sera honoré par la Ville de Lyon qui le décorera lors d’une cérémonie organisée sur la fameuse place.

Ainsi, étudier la mise en images de la ville consiste avant tout à réfléchir au contexte de production et de réception de représentations qui impliquent le skateboard. Les images de skateboard, ou sur le skateboard, ne sont pas conçues seulement comme les témoignages d’une pratique. Elles sont également envisagées comme des mises en récit, pour leurs dimensions esthétiques et culturelles, sociales et politiques.

Mais y a-t-il un enjeu pour les institutions à mobiliser le skate en tant que symbole de la ville ou de la métropole ? Une telle médiatisation produit-elle des effets de revalorisation et de légitimation de cette pratique dans la ville aux yeux des habitants ?

 

Skater : « voir, regarder et s’adapter »

 

L’espace public est appréhendé différemment par les individus en fonction de leur socialisation et de leur arrière-plan biographique (comme l’âge ou le genre, par exemple). En effet, « la socialisation "à" l'espace, c'est aussi la construction de dispositions à accorder plus ou moins d'importance à différents types d'espaces, des plus privés (tels que le domicile ou la voiture personnelle) aux plus publics (comme la rue, le parc ou les transports en commun) » (Cayouette-Remblière, Lion et Rivière, 2019).

Le regard que les individus portent sur la ville peut être construit et influencé par la pratique elle-même. En passant du temps à skater seuls ou en groupe, en regardant et en discutant avec d’autres pratiquants, les skateurs intègrent de nouvelles manières de considérer l’espace urbain. Certains éléments du quotidien, qui n’étaient perçus que comme relevant du décor, changent alors de statut et de fonction : de nouveaux spots apparaissent à travers la ville à mesure que leur niveau progresse, tel un « filtre skate » qui implique un autre regard et un autre rapport aux architectures et au mobilier urbain. Pour reprendre l’exemple mentionné précédemment, les 25 marches de la Cité Internationale représentent un spot « skatable » pour un professionnel, ce qui n’est pas le cas pour un débutant.

Une ethnographie des sites internet Lyon skate spots, administré par les skateurs eux-mêmes, qui recense et cartographie des espaces propices, et de la Ville de Lyon, où sont communiqués des lieux et équipements publics adaptés au skate, nous permet d’étudier la manière dont certains spots sont mis en avant, communiqués et valorisés. La mise en images du skateboard semble ici constituer un ingrédient important dans la cartographie des relations entre des espaces et des pratiques autorisées ou interdites. De même, en instituant ainsi différentes réalités, elle interroge les différentes visions et modalités de partage de l’espace public.

Dans l’objectif de faciliter la recherche d’espaces de pratique aux skateurs lyonnais, « Lyon skate spots » partage gratuitement plus de 120 lieux, dont l’agencement et l’architecture présentent un intérêt pour certaines figures. Sur ce site, il est possible de trier les spots en fonction du type de modules sur lesquels on souhaite évoluer : plan incliné, handrail, stairs (marches), etc., ou bien d’afficher une carte de la ville sur laquelle tous les spots référencés sont indiqués par un symbole.

Ne sont pas proposés uniquement des lieux conçus spécifiquement pour la pratique du skateboard. Ainsi, certaines places, marches ou blocs de béton destinés à faciliter les déplacements, à embellir un quartier ou encore à séparer les voiries peuvent présenter des qualités en tant qu’obstacles pour les skateurs. Cela témoigne d’une conception sportive de la ville, selon laquelle certaines installations peuvent être envisagées sous l’angle du jeu, du défi, du challenge.

En effet, le skate peut être défini comme une « pratique de déambulation, de découverte de spots propices aux sensations nouvelles procurées par la mise à profit des matériaux et des formes proposés par la voirie » (Calogirou et Touché, 1995). Il faut également noter le pouvoir du langage par rapport à l’expérience corporelle et la perception de l’espace. Pour « un skateur français, ces mots sont bien plus que du simple anglais, ils désignent de nouveaux objets, une réalité parallèle où les raisons d’être du trottoir ou de la rampe d’escalier sont tout autre. Par l’action, les skateurs modifient le sens, aussi bien que l’histoire, des espaces qu’ils s’approprient. Le vocabulaire rend ainsi maître de la signification des choses, et vient s’ajouter à la modification par l’usage. Les mots cristallisent cette modification : un handrail, c’est une rampe d’escalier en tant qu’elle est utilisable par un skateur » (Zarka [2003] 2011 : 44).

Sur Lyon skate spots, les photos étant prises par des skateurs et pour des skateurs, ce sont ainsi les modules franchissables qui sont mis en avant, plutôt que les bâtiments. Par exemple, lorsqu’ils mentionnent le spot « Hôtel de Ville », à savoir la place Louis Pradel, les skateurs de « Lyon skate spots » ne montrent pas (ou en arrière-plan) l’Hôtel de Ville et l’Opéra, qui sont des lieux hautement touristiques du quartier, situés juste à côté. Ce sont plutôt les marches, les ledges, en béton ou encore les plans inclinés au-dessous de la statue qui figurent au centre de l’attention. Il s’agit donc ici d’un regard technique et sportif porté sur la ville et ses équipements.

 

Capture d'écran d'une page de site intitulée Lyon Skate Spots, barre de recherche en haut à droite, filtres "types de spot" et "arrondissements" en dessous, 4 spots : en haut à gauche - "Carte des spots" avec une capture de Street view de Lyon, en haut à droite - "Angle des rues Tête d'Or et Juliette Récamier" avec une photo de la rue et d'un bâtiment avec un vaste bord, en bas à gauche - "Place Carnot" avec une photo de la place, en bas à droite - "Saint-Fons" avec une photo d'une vaste rue et un Carrefour Market au bout
Vignettes de la «Carte des spots» et de 3 lieux référencés sur Lyonskatespots.fr© Lyonskatespots

 

Capture d'écran du site Lyon skate spots avec une carte street view de Google sur laquelle sont marqués tous les spots de skate, dont la majorité se trouvent sur la Presqu'île de Lyon, quelques uns dans le 3e, 9e et 7e arrondissements de Lyon; à gauche, tri des spots par arrondissement
Carte des spots lyonnais référencés sur Lyonskatespots© Lyonskatespots

 

À l’inverse, le site officiel de la Ville de Lyon ne propose que huit lieux différents, officiellement dédiés au skateboard. Les équipements référencés sont toujours localisés au sein des neufs arrondissements qui composent la ville. Il ne s’agit que de structures publiques, gratuites, ouvertes à tous et conçues spécifiquement pour l’usage des sports de glisse urbains, dont le skateboard fait partie. Le skatepark de Gerland n’est pas mentionné, mais une compétition de rollers s’y étant déroulée, il apparaît lorsque l’on écrit « skate » dans la barre de recherche.

En orientant les pratiquants de la sorte, la Ville fournit des lieux dédiés à leurs activités, des espaces qui peuvent être perçus à la fois comme un service bénéfique pour qui n’oserait s’aventurer hors des sentiers battus, et comme un dispositif d’encadrement et de contrainte pour les adeptes du hors-piste (Calogirou et Touche, 1995 ; Pedrazzini, 2001).

Lors d’un entretien que nous a accordé Jérémie Daclin, celui-ci revient sur les problèmes liés à la construction de l’espace de glisse situé sur les quais de la Guillotière, où le bowl était conçu en forme de galet dans la volonté d’instaurer un dialogue avec le Rhône dans le paysage, plus que dans le souci d’une ergonomie appropriée à la pratique du skate :

Il y a eu plusieurs aberrations. Notamment [les aménageurs] ont fait une aire de street en haut et elle est en granulés et donc leur thèse, c’était de dire "On veut faire quelque chose qui n’ait pas de succès pour qu’il n’y ait personne, donc on met un revêtement impraticable". C’est quand même quelque chose de très grave parce que c’est très dangereux, les gens se font mal [...].

Et l’autre truc, c’est qu’ils voulaient des bowls mais en fait leur déambulation de toute la ville, de tous les quais, le principe c’était le galet du Rhône. Et donc il fallait que les bowls aient une forme de galet même si ça ne fonctionnait pas.

Et donc j’ai été appelé à parler avec eux et je leur ai dit "Bah non, est-ce que votre terrain de foot, vous allez le faire en forme de galet ?". Et leur terrain de foot ils l’ont fait carré, mais le skateboard, pour beaucoup de gens, c’est un truc un peu fun où on peut faire ce qu’on veut et tout ça. Ils ont fait ce qu’ils voulaient et donc j’ai claqué la porte et je suis parti.

Ce n’est pas seulement le manque d’infrastructures satisfaisantes qui incite les skateurs à évoluer sur certains modules non prévus pour une pratique sportive, en hors-piste : le skateboard ne saurait se borner à un usage restreint au sein d’espaces dédiés. C’est notamment dans le fait de détourner l’usage classique du mobilier urbain, en parvenant à exécuter certaines figures techniques dessus, que les skateurs ressentent de la satisfaction et obtiennent la reconnaissance de leurs pairs (Laurent, 2010).

Selon Claire Calogirou et Marc Touché (1995), « le skateur revendique la rue, les places, les chaussées, les trottoirs comme autant d’espaces de circulation et de pratiques sportives, à l’encontre de l’organisation convenue de la ville qui départage entre espace à piétons et espace à véhicules motorisés ». Cette manière de concevoir le mobilier urbain s’illustre notamment à travers le spot nommé « Venice Lyon », constitué d’un curb séparant la voie piétonne et la piste cyclable sur le quai du Docteur Gailleton. Du béton a été coulé sur ses flancs à plusieurs endroits, afin de permettre aux planches d’y monter plus aisément. Une partie a également été surélevée dans le but d’ajouter un obstacle supplémentaire. Depuis plusieurs années, Jérémie Daclin y organise le Slappy challenge, un événement rassemblant des skateurs qui, les uns après les autres, tentent de glisser le plus longtemps possible ou d’effectuer les figures les plus impressionnantes sur ce module urbain.

 

 

Venice Lyon représente un bel exemple de la dimension élective qui se joue lorsque les pratiquants s’approprient un lieu : manifestement, un simple séparateur de voies en béton peut donc susciter davantage d’intérêt au sein de la communauté qu’un skatepark conçu pour la glisse.

Comme le souligne Raphaël Zarka ([2003] 2011 : 25-26), « le skate est avant tout un jeu individuel où l’apprentissage de gestes (qui se combinent) permet d'augmenter le potentiel du terrain. Bien sûr, peu de skateurs inventent de nouvelles figures, mais il est donné à tout le monde de découvrir un nouveau terrain, un nouvel obstacle et d’y adapter son répertoire de figures tout en cherchant à s'étendre davantage. L’affirmation de la personnalité et la reconnaissance personnelle ne se mesurent pas seulement à la difficulté de la manœuvre. Le choix du terrain est aussi expression ; skater, c’est aussi voir, regarder et s’adapter ».

La pratique du skate est donc intimement liée au regard, à la fois pour rechercher des espaces de pratique, mais aussi pour observer les autres skateurs et s’en inspirer. C’est notamment là qu’intervient le pouvoir des images, car si certaines figurent ou spots se découvrent par mimétisme, cela peut être facilité par des photos ou des vidéos consultées dans des magazines ou sur Internet. Le skate est affaire d’exploration, il développe et mobilise une attention aux éléments susceptibles de représenter un défi sportif ou un plaisir immédiat.

 

Quelles valorisations du skate dans l’aménagement du territoire ?

 

Ces réflexions permettent d’interroger la place du skateboard et des pratiques sportives dans la ville d’aujourd’hui et de demain. Du fait de la taille et de la dureté de ses roues, le skate nécessite un revêtement lisse pour pouvoir se déplacer confortablement et en toute sécurité. Or, lorsque certains espaces sont rénovés, leur sol est fait dans un revêtement granuleux, rendant la glisse difficile et les chutes plus douloureuses.

Dans le même sens, des pièces métalliques peuvent être ajoutées sur le mobilier urbain, y rendant alors impossible la glisse. Ces aménagements portent le nom explicite de « dispositifs anti-skate ». Pour Jérémie Daclin, il s’agit d’une démarche stigmatisante, ignorant la volonté de conciliation des pratiquants. Un projet de rénovation de la place Louis Pradel avait ainsi occasionné la mobilisation d’un ensemble de passionnés, à travers une pétition et la réalisation d’un montage vidéo inspirés par le collectif londonien Long Live South Bank, qui conduisit à un ré-aiguillage du projet, intégrant la pratique du skate, comme il a pu nous le préciser :

Il vaut mieux réfléchir avec les pratiquants, et notamment à Place Louis Pradel où j'ai participé à la réfection de la place. En fait, le principe de base, c'est de mettre des ergots [antiskates] pour éviter que les gens glissent dessus, sur le mobilier urbain donc. Ça, c'est le premier problème, ça pointe du doigt et ça dit "Vous êtes méchants, vous êtes mauvais", donc c'est des dispositifs qui stigmatisent. Tandis que place Louis Pradel, on a mis des cornières en métal qui ont l'avantage de mieux protéger le mobilier [...] et surtout qui ont l'avantage de glisser correctement pour les gens qui font de la pratique urbaine, [du street]. Donc c’est ce genre de choses qui fait quelque chose de gagnant-gagnant pour les villes. Les gens s'amusent dessus et le mobilier urbain est plus protégé.

Cette posture soulève la question de l’inclusion des skateurs au sein de l’espace public, des entraves et des droits qui leurs sont accordés, ce qui passe indéniablement par l’architecture qui, à travers les reliefs et les textures qu’elle agence, confère à certains lieux leur caractère « skatable » ou non (Thiburce, 2021). En ce sens, le choix revient à la Ville et à ses architectes d’intégrer (ou non) le skate au paysage urbain. S’il peut être vecteur de nuisances, telles que l’usure du mobilier ou le bruit, le skate entretient aussi un lien étroit avec la métropole lyonnaise, d’après Jérémie Daclin :

À Lyon, y’a une dizaine voire une quinzaine de business qui sont liés à ça, y a une cinquantaine de personnes qui vivent du skateboard. Mais y’a une mauvaise image, c'est comme ça (rires). Ça a beaucoup d'impact culturellement, y’a beaucoup de gens qui habitent à Lyon à cause du skateboard, ou grâce au skateboard, il y a un tourisme lié à ça, y'a toute une culture, y’a des skateurs qui viennent à Lyon pour pratiquer tel ou tel spot. Y’a des spots par exemple en Australie, qui ont été nommés en fonction de spots à Lyon. La communauté skate, on leur montre une image, ils pourront dire "Ça, c'est Lyon", c'est mondialement reconnu.

Plus encore, le fait que les skateurs soient tolérés sur certaines places pourrait avoir des effets bénéfiques vis-à-vis de certaines formes de troubles à l’ordre public qui ont déjà fait leurs preuves, tels que des modules installés et intégrés à la Place de la République à Paris, comme nous le rappelle J. Daclin :

Ils encouragent la pratique du skateboard parce que ça enlève les gens qui squattent, qui fument et qui dealent de la drogue parce que toute la journée y’a des petits jeunes qui viennent faire du skateboard.

Ces propos sont ceux d’un acteur impliqué et attaché à défendre la renommée de sa ville au sein de la culture skate. Son parti pris est ainsi de s’inspirer d’autres villes, en France ou à l’international, en favorisant l’hybridation du mobilier urbain, lequel répondrait aux attentes des skateurs comme à celles d’autres usagers. C’est notamment le type d’aménagement que cherche à développer le skateur et architecte danois Søren Enevoldsen : « Il est très difficile de faire comprendre aux décideurs et aménageurs la différence entre un skate-park fermé classique et une street plaza skate-friendly dans l’espace public. Pour nous, skateurs, c’est la base ».

Si les espaces hybrides réclamés par ceux qui n’aiment pas les parks apparaissent comme une solution de médiation, il apparaît aussi que le DIY (Do It Yourself) représente pour certains skateurs une manière de s’approprier leur environnement, comme nous avons pu le voir avec le spot « Venice Lyon ». Pour Thomas Riffaud (2018), « Les villes qui se rationalisent et qui sont pensées seulement par le haut ont tendance à proposer des équipements sportifs ultra-normalisés et "prêts à l’emploi". Les skate-parks sont un exemple parmi d’autres, mais ils sont symptomatiques d’une incompréhension. Tous les pratiquants ne s’y épanouissent pas toujours et c’est notamment le cas de ceux qui souhaitent s’approprier un espace pour ensuite pouvoir le bricoler au quotidien (de Certeau, 1980). Ils cherchent des espaces malléables pour pouvoir les qualifier, les requalifier ou les surqualifier concrètement et symboliquement ».

Comme le note Thomas Riffaud (2018), l’un des enjeux consiste à mettre en lumière des compétences ordinaires des habitants qui peuvent être sous-estimées par les institutions publiques, des compétences qui permettent aux acteurs sociaux (notamment les skateurs) de (re)prendre prise sur « le devenir des espaces qu’ils habitent en y pratiquant une activité physique », n’attendant pas le feu vert des institutions pour agir.

À l’heure de l’intérêt croissant des collectivités pour la participation citoyenne et les modes de déplacement doux, la prise en compte de l’expérience et des besoins des skateurs paraît pertinente. C’est du moins le point de vue des acteurs impliqués dans la pratique, ainsi que les villes qui les consultent. Le résultat de la présence ou non de dialogues entre usagers et aménageurs se retrouvera, quoi qu’il en soit, dans le mobilier urbain de demain.

 

La patrimonialisation de la culture skate : un levier de (re)configuration de liens sociaux ?

 

À partir des différents discours étudiés et des dynamiques mises en évidence, on peut constater que la pratique du skateboard, sa culture et ses valeurs font l’objet d’une double patrimonialisation. Une première est initiée et entretenue par une communauté informelle de skateurs qui va se structurer socialement (par des collectifs), économiquement (par des entreprises) et politiquement (par des pétitions). Une deuxième patrimonialisation est soutenue par les institutions publiques et des acteurs socio-économiques, qui font de la pratique du skateboard un symbole appropriable par une communauté élargie d’usagers, pour des motivations diverses, notamment d’intégration culturelle, de cohésion sociale ou de plus-value esthétique et symbolique.

Ces deux sphères ne sont pas déconnectées l’une de l’autre, certains acteurs pouvant être perçus par les skateurs eux-mêmes comme représentants légitimes de la culture skate auprès d’une communauté élargie et comme interlocuteurs privilégiés par les institutions politiques, économiques et culturelles. Ils assurent ainsi un rôle de médiateurs, d’interfaces, voire d'ambassadeurs des uns auprès des autres.

Peut-on rapprocher ce mouvement de l’arrivée du skate aux Jeux Olympiques ? Pour Jérémie Daclin, la question doit être posée autrement :

Il faut retourner le truc, et c’est plus les J.O. qui avaient besoin du skateboard pour amener quelque chose de jeune, de frais et de tout ça, que le skate qui avait besoin de des J.O. pour exister, parce que nous, on a déjà beaucoup de sponsors [...].

De même, la médiatisation du skate par les institutions publiques peut relever d'une recherche de soft power, à travers le renforcement de l’image de marque d’un territoire : il s’agit alors moins de chercher à monétiser cette pratique, que de participer aux imaginaires et aux récits urbains de la métropole. Ces images permettent de réfléchir sur la ville et son évolution, y compris en nourrissant des dialogues interculturels sur son usage. Par exemple, entre une coercition excessive et une liberté sans frein, quelle place pour le skate en ville ?

Si la pratique du skate interroge les modes de cohabitations entre différentes manières de voir et de s’approprier la ville, ou encore les formes de partage de l’espace public entre différentes mobilités, elle interroge également les convergences et les conflits entre différents discours et représentations. Le skateboard est alors moins le marqueur d’une identité territoriale propre, qu’un symbole de pratiques contemporaines qui reconfigurent leur environnement. Pour une collectivité, une compréhension plus fine de la relation qu’entretiennent les skateurs avec leur territoire, perçu comme un archipel de spots, ne pourrait-elle pas permettre d’y voir, à travers le détournement des usages du patrimoine, la meilleure preuve de leur attachement à celui-ci, qu’ils continuent de faire vivre, bouger et connaître ?

 

NB : Les auteurs de cet article tiennent à remercier les membres de l’équipe de Wall Street pour leur accueil chaleureux au sein de leurs locaux, et plus précisément Jérémie Daclin pour leur avoir accordé cette interview.