Vous êtes ici :

La prospective aujourd’hui et ses enjeux

< Retour au sommaire du dossier

Portrait de Michel Godet
Economiste

Interview de Michel GODET

<< Le prospectiviste s'engage pour l'action, avec un projet, un rêve, mais il faut aussi de la rigueur, de la méthode, bref, jouer sur les deux cerveaux >>.

Michel Godet, économiste, professeur au Conservatoire National des Arts et Métiers, titulaire de la chaire de prospective stratégique, est une éminente figure de la prospective en France. Ses publications (dont les deux tomes du « Manuel de prospective stratégique » publiés à partir de 1985) et son enseignement ont contribué à diffuser toute une série de méthodes. Il est aussi intervenu comme conseiller en prospective et stratégie après de grandes entreprises et d’administrations.

Engagé, parfois iconoclaste, il prend régulièrement position dans les médias sur des sujets de société et de politique publique. Nous l’interrogeons sur sa vision de la prospective aujourd’hui et sur ses enjeux.

Réalisée par :

Tag(s) :

Date : 22/05/2011

Comment définissez-vous la prospective ?

La prospective sert à éclairer l’action présente à la lumière des futurs possibles et souhaitables. Gaston Berger utilisait une image très juste : plus nous roulons vite, plus les phares doivent porter loin. La prospective donne des coups de projecteur non pour prévoir ce qui va se passer, mais pour agir dans le présent. Elle est donc vraiment tournée vers l’action présente. Cette vision du présent comme point concret de tensions entre les forces du passé (les inerties, les déterminismes…) et les projets du futur n’est pas nouvelle. Elle est présente déjà chez Aristote avec la notion de « cause finale », de but, de telos. Le projet explique l’action, lui donne sens. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui, dans mon long cheminement, m’a amené à prendre quelques distances avec le groupe Futuribles. Faire des scénarios, and so what ? Une fois le scénario rendu, qu’allons-nous faire pour l’action, pour que ce qui est attendu advienne, ou que ce qui est redouté ne se produise pas ? Même si j’ai apporté des méthodes dans ce domaine, je pense que l’on fait trop de scénarios, qu’il faudrait davantage les transformer en logique de projets et que les outils devraient être utilisés à bon escient.

 

C’est étonnant de votre part, alors que votre rôle a été considérable dans la diffusion de méthodes et d’outils. Allez-vous jusqu’à penser que les méthodes ont étouffé la prospective ?

La réalité est plus subtile. Il faut revenir à Gaston Berger : il disait que l’attitude prospective repose sur cinq principes, voir large, loin, profond, penser à l’homme, et prendre des risques. J’ai ajouté, c’est mon apport, trois ambitions nouvelles : premièrement « voir autrement?», penser à contre-courant des idées dominantes, se méfier des clichés, prendre conscience des mirages collectifs ; deuxièmement « voir ensemble? », car à l’époque de Gaston Berger il s’agissait d’éclairer le prince ou le décideur. Même s’il y avait de la collégialité entre intellectuels, hommes politiques et chefs d’entreprise qui réfléchissaient parfois ensemble, la vision était assez aristocratique, la prospective n’était pas participative au sens où l’on intègre l’acteur, les parties prenantes ; enfin, et je réponds à votre question, j’ai ajouté un troisième élément, « de la rigueur pour une indiscipline intellectuelle ».

J’ai alors avancé cinq conditions de la rigueur : la pertinence, la cohérence, la vraisemblance, l'importance et la transparence. Il faut certes être espiègle, non conformiste, à contre courant, indiscipliné mais il faut aussi des méthodes qui permettent de réduire les incohérences collectives, des méthodes à la fois rigoureuses et suffisamment simples pour être appropriables. Dans mon parcours, le plus facile a été de faire des méthodes compliquées, comme la probabilisation des scénarios, le plus difficile de faire des méthodes simples, compréhensibles par tout le monde, comme les ateliers de prospective.

 

J’ai l’impression qu’il y a des divisions dès l’origine dans le monde de la prospective en France sur la question du statut des méthodes : pour les uns dont Gaston Berger, la prospective pourrait se réduire à une attitude, pour d’autres, elle doit impérativement se doter de méthodes.

Par définition, de nombreuses personnes rejettent des méthodes parce qu’ils ne les comprennent pas. Sauf qu’il est possible de leur montrer l’intérêt de méthodes, par exemple pour révéler des variables qui n’auraient pas été perçues autrement. Lors d’une étude prospective de l’énergie nucléaire en France menée pour le CEA en 1972, le groupe de réflexion avait pris en compte une liste de 51 variables. L’analyse structurelle fit ressortir l’importance des variables « sensibilité aux effets externes », « problèmes de sites pour l’implantation des centrales », donc fit pressentir l’importance de l’acceptabilité sociale pour le développement de l’énergie nucléaire. Cela mettait en évidence les problèmes que EDF a connu en cherchant à implanter une centrale dans la commune de Plogoff, où la mobilisation entre 1978 et 1981 a conduit à l’abandon du projet.

Jean-François Revel, dans « La Connaissance Inutile » montre aussi que les hommes, quand ils réfléchissent, ont une fâcheuse tendance à ne pas entendre ce qui les dérange : tout ce qui nous arrange est juste, tout ce qui nous dérange est faux. Entre 1990 et 1991, une réflexion prospective sur la sidérurgie en France à l’horizon 2005 avait permis d’identifier six scénarios pertinents et cohérents. L’utilisation du logiciel Prob-Expert a montré que ces scénarios ne couvraient que 40% du champ des probables et fait apparaître trois nouveaux scénarios, bien plus probables, que les experts n’avaient même pas identifiés parce qu’ils allaient à l’encontre de leurs idées reçues. Cela montre au passage l’intérêt des méthodes dites d’interactions probabilistes qui prennent en compte les interactions entre les événements et vérifient que les scénarios étudiés couvrent une part raisonnable du champ des probables.
Il faut donc des méthodes, mais pour reprendre le mot d’André Breton, il faut utiliser toutes les « manettes », la rigueur et l’imagination, la connaissance rationnelle et la connaissance sensible, le cerveau gauche et le cerveau droit… Je pense également que si j’ai tant marqué la prospective sur la question des méthodes, c’est que fort peu de monde a travaillé dessus ! Je n’ai d’ailleurs pas cherché à développer de nouvelles méthodes, car la boîte à outils existante permet d’aborder tous les problèmes.

 

Vous avez mis la question du « qui suis-je ? » en préalable des questions fondamentales que doit se poser toute prospective. Que voulez-vous dire ?

C’était à la fin des années 1990 avec Jacques Lesourne et Hugues de Jouvenel, alors que nous essayions de coordonner notre langage pour nos séminaires. Nous avions identifié quatre questions fondamentales auxquelles la prospective cherche à répondre en entreprise ou dans une administration. Q1 : que peut-il advenir ? Q2 : que puis-je-faire ?, Q3 : que vais-je faire ?, Q4 : comment le faire ? Nous avions oublié l’essentiel, la question Q0: qui suis-je ? Ce qui compte pour agir est de bien se connaître soi-même, de partir de soi. Avant de chercher à savoir où l’on veut aller, ce qu’il peut advenir, ce que l’on peut faire, il faut partir du « qui suis-je ? », du « connais-toi toi même » grec. Nous retrouvons ainsi le questionnement fondamental exposé par Sénèque, « il n’est pas de vent favorable pour celui qui ne sait où il va »…

 

Quel est votre point de vue sur l’évolution actuelle de la prospective en France et dans le monde ? Votre perception des « courants » de la prospective aujourd’hui ?

Je pense qu’il y a une plus grande maturité. En même temps, la prospective n’étant en France pas un domaine constitué, chaque année il y a des nouveaux entrants qui tendent à penser qu’il n’y a pas d’histoire. Il serait utile qu’ils connaissent un minimum l’histoire de la pensée prospective, son évolution, pour ne pas redémarrer de zéro et éviter certains pièges. Je me suis d’ailleurs rendu compte, au fil du temps, que lorsqu’une bonne idée vous vient, en général elle a déjà été énoncée, sans qu’on le sache, ou que l’on s’en souvienne. J’évoque souvent « le rêve du clou et le risque du marteau » pour indiquer que deux erreurs symétriques sont à éviter lors de l’utilisation des outils de prospective stratégique : ignorer que le marteau existe quand on rencontre un clou à enfoncer (c’est le rêve du clou), et au contraire, sous prétexte que l’on connaît l’usage du marteau, finir par croire que tout problème ressemble à un clou (c’est le risque du marteau). Cela indique qu’il faut à la fois diffuser des outils et dissuader les néophytes de les utiliser à tort et à travers. Quand je suis allé présenter mon livre « Creating futures » aux Etats-Unis en 2003, mes interlocuteurs m’ont appris l’existence d’un proverbe en anglais « for a hammer, every problem is a nail ». L’avais-je lu quand j’étais jeune en anglais, je n’en sais rien…

Sur le plan international également, la prospective n’est pas un domaine stabilisé. En fonction des pays, ce ne sont pas les mêmes disciplines qui sont mobilisées pour faire de la prospective. En Grande Bretagne ce seront des politologues, ou des spécialistes des politiques scientifiques. Selon les pays, les sensibilités changent. Les Etats-Unis sont restés très proches d’une science du futur comme il y aurait, avec l’histoire, une science du passé. Bref, il n’existe pas d’académie internationale de prospective et je ne pense pas qu’il en existera un jour.

 

Dans la prospective, quels seraient les changements significatifs depuis 20 ou 30 ans ?

La prospective n’est plus un plaisir solitaire, c’est un fait nouveau. Une autre évolution positive est la grande diffusion de la prospective. Quand j’avais 25 ans lors des réunions à Futuribles, les plus âgés disaient : « il ne se passe plus rien ». Chaque génération en vieillissant a tendance à projeter son déclin personnel sur la société et sur son champ d’activité. J’essaie de ne pas tomber dans ce piège. Inversement, les nouveaux entrants renvoient les anciens à des pratiques périmées et dépassées, estiment qu’il faut de nouvelles méthodes, sous-entendu celles qu’ils apportent eux-mêmes. Le besoin de nouvelles méthodes reste à prouver. Dans tous les cas, le monde ne pourra jamais être enfermé dans la cage des équations. En revanche, il est toujours utile d’avoir des méthodes systématiques pour réfléchir ensemble.

Je suis aujourd’hui plus proche qu’autrefois du monde politique. J’observe, c’est une des conclusions de notre rapport « Créativité et innovation dans les territoires » rendu en 2010 au Conseil d’Analyse Economique, que le temps politique est trop court au regard du temps économique, par rapport au temps social, au temps écologique et par rapport au temps de l’action sur le terrain. Toutes les sagas que je raconte dans la suite de ce rapport « Bonnes nouvelles des conspirateurs du futur », se font sur une durée de 20 ans, alors qu’un préfet reste 15 mois à son poste. Sur ce point, la régression est indéniable car nous vivons sous le règne d’un temps de plus en plus court, dans l’immédiat des médias. Les hommes politiques ne s’intéressent qu’à ce qu’ils peuvent annoncer au journal de 20 heures. Déjà à la fin des années 1950 Gaston Berger parlait de l’ « homme encombré » et de l’ « accélération du changement ». En prospective, il faut aussi intégrer le temps des inerties. Plus un arbre est long à pousser, moins il faut tarder pour le planter.

 

La prospective utilise aujourd’hui des méthodes qualitatives, fait appel à des chercheurs pour comprendre des phénomènes, donne une place nouvelle aux designers, fait appel dans des séances de créativité aux ressources psychologiques profondes des participants… Qu’en pensez-vous ?

C’est bien ! Il faut mettre de la créativité. Dans les ateliers de prospective, il y a des temps de silence. Ce qui compte dans la prospective, le plus extraordinaire, ce n’est pas le rapport final, c’est de vivre le processus qui conduit au rapport. Un chef de rayon chez Décathlon est capable de construire son avenir autant qu’un cadre dirigeant, le fait de le considérer comme intelligent le rend intelligent. La prospective peut être utilisée comme outil de révélation : il est possible de décoincer des situations du présent en se projetant dans l’avenir, parce que l’on est positif, par le rêve… On rejoint les travaux de prospective de Philippe Gabilliet tels qu’exposés dans son ouvrage « Les conduites d’anticipation ».

 

Comment qualifieriez-vous votre apport à la prospective ? Autrement dit, qu’allez-vous laisser comme héritage ?

J’ai formé des gens et inoculé le virus sain de la prospective dans bien des têtes. Parmi les meilleurs qui opèrent aujourd’hui dans la prospective en tant que consultants, dans les entreprises et les territoires, pas seulement en France, je suis heureux de compter de nombreux auditeurs du CNAM même si certains, c’est bien naturel, ont édifié des chapelles dissidentes.

Sur le plan international, je me suis attaché à copier le modèle de l’Eglise catholique, formant de manière durable des étudiants étrangers qui sont devenus professeurs dans leur pays. Dans mon itinéraire, je suis passé de la recherche au développement, puis à la diffusion d’outils pour faire de la prospective, diffusion nationale puis mondiale avec la traduction de mes ouvrages. Avoir écrit les 700 pages des deux tomes du « Manuel de prospective stratégique », puis les réactualiser a été un travail à la fois considérable et ingrat. Quand je raconte des études de cas, je n’apprends rien pour moi-même mais je me dévoue aux autres. Le manuel de synthèse « La prospective stratégique » écrit avec Philippe Durance est traduit en sept langues, dont le chinois et l’arabe. C’est du travail mais c’est ça qui m’intéresse : pour moi l’évolution des méthodes ne signifie pas inventer de nouvelles méthodes, mais créer de nouveaux champs de diffusion et d’appropriation. Chaque fois, dans les différents pays, les personnes s’approprient cet enseignement, endogénéisent la prospective, ajoutent leur culture. Depuis 2003, 40 000 téléchargements des logiciels de prospective se font dans le monde, d’ailleurs plus en espagnol qu’en français. Sans que cela se sache, j’ai mobilisé des centaines de milliers d’euros pour mettre en ligne ces logiciels, grâce à l’appui du Cercle des Entrepreneurs du Futur. J’ai livré l’ensemble des outils.

En fait je passe le tiers de mon temps à recueillir de l’argent que je redistribue ensuite. C’est une question d’éthique personnelle, je me vends relativement cher quand je fais une conférence car j’en vis comme un chanteur, mais par ailleurs une grande partie de mon temps est militante, tant pour le Cercle des entrepreneurs que pour les rapports publics, sur les questions d’emploi, de famille, de vieillissement, d’éducation, et plus récemment d’innovation et de territoires.

 

Est-il naturel d’être à la fois prospectiviste et intellectuel engagé, utilisant les médias pour prendre position sur de multiples sujets, les 35 heures, l’intégration, la réforme des retraites, etc.?

C’est naturel car penser uniquement pour soi n’a aucun sens ! C’est comme la vigie sur le Titanic qui aperçoit l’iceberg : mon ambition n’est pas de dire que l’on est entré dans l’iceberg mais de l’annoncer pour éviter la collision. La bonne prévision n’est pas celle qui se réalise, mais celle qui mène à l’action, donc je me sens acteur et j’essaie d’alerter les dirigeants, les citoyens, pour éviter des problèmes. Un problème bien posé est déjà en partie résolu. Je tire la sonnette d’alarme aujourd’hui sur les problèmes d’intégration et de suicide démographique de l’Europe. Il y a rarement consensus sur les questions importantes et prioritaires. C’est ce que j’ai montré à propos de la « Seine Saint Denisation » de l’Ile-de-France, où les questions de mixité sociale, de carte scolaire et de répartition bien plus forte des populations défavorisées sur le territoire sont politiquement incorrectes. Le prioritaire n’étant pas consensuel, l’objectif de la prospective participative est de rendre, après un débat contradictoire, plus consensuelles les décisions prioritaires.

 

La prospective s’est construite largement en France et dans le monde anglo-saxon. La prospective française reste-t-elle aussi forte ?

Un problème énorme aujourd’hui est celui de la domination anglo-saxonne en matière de prospective, notamment à Bruxelles. Il est évident que nous avons raté un virage pour structurer la prospective à l’échelle  européenne, former une communauté européenne de la prospective. A plusieurs reprises j’ai essayé, sans succès. La Commission européenne à Bruxelles appréhende la prospective à travers le prisme du « technology foresight », centré sur la technologie. Cette forme de prospective tombe dans le piège du mirage technologique que je dénonce depuis longtemps. Dans la prospective, il faut relier les domaines, être un peu sociologue, démographe, tenir compte des facteurs familiaux, sociétaux, ne pas avoir une vision uniquement technique et économique, être pluridisciplinaire, utiliser différentes manettes.

 

Il faudrait donc mieux affirmer une manière française de penser et pratiquer la prospective, au regard du monde anglo-saxon…

Oui, dans le monde anglo-saxon la prospective reste basée sur la méthode Delphi (la consultation d’experts d’un domaine donné), sur la technologie, et sur l’ambition de prévoir l’avenir. Le péché originel de la prospective demeure, celui d’experts qui de manière consciente ou inconsciente vont jouer à la Pythie. N’oubliez pas que foresight signifie « intuition » : l’avenir est à deviner. Pour nous prospectivistes, l’avenir est à construire, c’est complètement différent. La césure est formidable entre ces  approches, car l’idée d’un avenir à construire nous place d’emblée en situation d’acteurs.

 

Considérez-vous que la « prospective du présent » a apporté des éléments nouveaux à la prospective ?

Il y a sans doute des éléments intéressants, mais les tenants de cette prospective n’avaient pas besoin d’être dans des logiques d’accusation et de déni. Il est possible de s’enrichir de nos différences. Ils nous ont intenté un faux procès, affirmant que par notre faute la prospective devenait une quincaillerie. Cette vision caricaturale ne correspondait ni à ce que j’écrivais ni à ce que pratiquais, et valait à la limite pour ceux qui utilisaient mal des outils que j’avais développé 10 ans plus tôt.

Pour ma part, je ne garde des méthodes que l’outil qui permet de travailler collectivement. Pour cela il faut de l’appropriation, faire appel au triangle grec « anticipation-appropriation-action » dont j’ai pris conscience tardivement, en 1985. Pour passer de l’anticipation à l’action, il faut en effet passer par l’appropriation. Une bonne idée que l’on veut imposer est une mauvaise idée. L’important est que collectivement nous prenions notre avenir en  main, au travers d’une dynamique de projet. L’idée est donc celle d’un avenir à construire, pas à pas, sans qu’il soit imposé d’en haut. La prospective, c’est une société de projets au pluriel, et non un projet de société.

Dans les trois attitudes face à l’avenir que j’évoque, réactivité (agir sans avoir anticipé), préactivité (se préparer au changement en envisageant les futurs possibles), proactivité (agir pour provoquer les changements souhaités), il ne suffit pas d’être uniquement dans la proactivité, ou dans la prospective du présent comme disent certains. C’est une récupération idéologique car cela tend à faire accepter aux gens des sacrifices aujourd’hui au nom d’un monde meilleur demain, alors que le projet en question reste imposé d’en haut, selon un modèle jacobin.

 

Vous dirigez la chaire de prospective au Conservatoire National des Arts et Métiers : comment va-t-elle évoluer ?

J’ai prévu la relève et annoncé mon départ pour 2013. La nouvelle chaire devrait s’appeler « prospective et développement durable des entreprises et des territoires ». Le changement de nom n’est pas négligeable. La différence entre le champ du développement durable et le champ de la prospective est devenue très mince, parce que le développement durable revient à garder l’avenir ouvert, à faire des choix au présent qui ne se soient pas au détriment des générations futures, à penser à l’homme de manière responsable. Prospective et développement durable sont des concepts cousins. Peut-être que le mot prospective disparaîtra un jour du vocabulaire courant, peu importe, l’idée de responsabilité vis-à-vis du long terme est incluse dans le développement durable.

 

Avec le recul d’une longue expérience, votre regard a-t-il changé sur la prospective, sa pratique, mais aussi son sens ?

Ma grande évolution qui d’ailleurs est une forme de retour à la case départ, a été de moins en moins de m’intéresser à l’avenir, et de plus en plus au présent, ainsi que de donner un sens à l’action. J’ai découvert, par la thèse de Kais Hammami « Islam et prospective », et aussi parce qu’en vieillissant on revient à ses racines, que dans la pensée de Saint Augustin sur le temps il y avait trois temps, le présent des choses passées, le présent des choses présentes, le présent des choses futures, donc ni le passé, ni l’avenir. Le passé est aussi multiple et incertain que l’avenir. L’histoire se réécrit en permanence en fonction des besoins du présent ; alors que l’ambition de la prospective est d’éclairer l’action présente à la lumière des futurs possibles, celle de l’histoire est la même, mais à la lumière des futurs passés. Cela indique bien que la prospective est centrée sur le présent, qu’elle donne sens à l’action, et que l’action sans but n’a pas de sens.

Ce qui compte également, j’en ai pris conscience chemin faisant, est moins de parvenir au but que d’y aller tous ensemble. « Le chemin est le but », le but est un prétexte au parcours que l’on fait tous ensemble en créant des liens. Le sens de la vie vient au travers des liens. Il n'est de richesses que d’hommes, éduqués, épanouis, dans une société de confiance et de projets : cette phrase résume tout mon chemin, ce à quoi m’a conduit l’attitude prospective. Voyez la congruence entre mes réflexions de prospectiviste-méthodologue, citoyen, homme d’actions, porteur de projets dans le champ de l’entrepreneuriat et du développement local…

Paradoxalement, j’ai remarqué aussi qu’à côté de l’accélération du changement, l’inertie joue un rôle important. Les plus grands changements viennent souvent d’inerties qui ont été sous-estimées. L’effondrement des pays de l’Est, du régime soviétique et du mur de Berlin a été provoqué par le retour en force des facteurs identitaires. Depuis 15 ans, j’ai passé tous mes étés à lire non des livres de prospective opérationnelle ou de méthodes, mais des livres d’histoire. Je prends de plus en plus conscience de l’importance du temps long, de l’invariance. De fait, le monde change mais les problèmes demeurent car ils sont liés à un invariant qui est la nature humaine. Les hommes conservent, au cours du temps, des comportements et pulsions très similaires qui les conduisent, une fois placés devant des situations comparables, à réagir de manière comparable donc prévisible. Il faut par conséquent étudier la nature humaine pour comprendre les phénomènes.

La prospective a toujours été pour moi une passion, elle le reste. J’ai essayé de ne pas en faire seulement ou d’abord un « business », contrairement à certains à qui je reproche de ne même pas avoir la préoccupation de transmettre leurs savoir-faire. Le prospectiviste s’engage pour l’action, avec un projet, un rêve, ce que dénote tout un langage chargé de connaissance sensible, « le rêve féconde la réalité », mais il faut aussi de la rigueur, de la méthode, bref, jouer sur les deux cerveaux. Il y a chez moi le souci de ce savant mélange. Sans la raison, la passion est aveugle, et sans la passion qui anime le projet, la raison ne mène nulle part.