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Corinne Farace (Techtera) : « Le recyclage des fibres synthétiques est une opportunité stratégique pour l’avenir de la filière textile régionale »

Interview de Corinne Farace

Portrait de Corinne Farace
© Techtera
déléguée générale du pôle de compétitivité Techtera

Titulaire d’un doctorat de Biotechnologies, Corinne Farace accompagne les entreprises innovantes depuis plus de 30 ans. Elle est depuis 2006 déléguée générale de Techtera, le pôle de compétitivité de la filière textile française, dont la mission première est de renforcer la compétitivité de ses membres par l’innovation collaborative et de contribuer au rayonnement de la filière aussi bien au niveau national qu’international.

En concertation avec les entreprises de la filière, Techtera a défini une feuille de route stratégique articulant 3 axes technologiques : Économie durable et circulaire (matériaux biosourcés & alternatifs, recyclage, procédés éco-efficients, circuits courts), digitalisation de l’industrie (intégration verticale, usine étendue, modèle économique centré sur l’usage des produits), matériaux de haute performance (systèmes textiles hautes performances, textiles & composites, fabrication additive, textiles intelligents).

Dans cet entretien, Corinne Farace revient sur les risques d’approvisionnement en matières premières auxquels fait face la filière textile et les alternatives possibles pour y faire face. Elle souligne en particulier l’enjeu du recyclage des fibres synthétiques pour répondre aux besoins matières de la filière tout en valorisant un gisement disponible considérable.

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Date : 02/02/2023

Au sein de la filière textile française, on distingue généralement trois composantes : le luxe et le haut-de-gamme (haute-couture et mode), les textiles techniques à forte valeur ajoutée, l’habillement. Le pôle Techtera couvre-t-il ces trois champs d’activité ?

Le pôle Techtera couvre l’ensemble de la filière, depuis le travail du fil, la fabrication des étoffes jusqu’aux marchés d’application, en passant par l’ensemble des étapes de fabrication et de transformation des tissus qui font largement intervenir la chimie. Nos membres sont présents sur une dizaine de marché d’application : ameublement, habillement, sport-santé, bâtiment et infrastructures, équipements de protection individuelle (uniformes, tenus de pompier, etc.), industrie (gaines, filtration d’air, etc.), transport (aéronautique, automobile via composites), etc. 

Les fibres synthétiques et le coton dominent très largement à l’échelle mondiale. S’agissant des entreprises membres de Techtera, quelles sont les principales fibres utilisées ?

L’industrie textile régionale est spécialisée de longue date sur le travail des fibres synthétiques. C’est le résultat de l’histoire économique du territoire, avec la présence d’une puissante industrie chimique qui a permis le développement d’activités autour des fibres synthétiques et des textiles techniques, et le fait que Lyon soit devenue un lieu important de la route de la soie. Les savoir-faire autour de la filature du coton se sont plutôt développés dans le nord de la France.

Sous quelle forme et d’où proviennent les fibres utilisées par la filière textile régionale ?

Face à la concurrence de l’Asie, les entreprises de chimie de spécialité européennes ont fait le choix de stopper cette production. On a donc perdu ce savoir-faire, cette compétence

L’approvisionnement se fait essentiellement sous forme de fils et ces derniers proviennent pour l’essentiel d’Asie (Chine, Japon, etc.) concernant le synthétique, et du Brésil et d’Asie pour la soie. Cela n’a pas toujours été le cas. Par le passé, les fibres et le fil synthétiques étaient fabriqués en France. Face à la concurrence de l’Asie, les entreprises de chimie de spécialité européennes ont fait le choix de stopper cette production. On a donc perdu ce savoir-faire, cette compétence. D’autres pays comme le Japon ont maintenu une industrie chimique de spécialité avec une division « textile ».

 

La filière est-elle soumise à des risques d’approvisionnement pour ses matières premières ?

Le devenir de la filière et sa compétitivité sur ses différents marchés d’application dépendent ainsi de la fiabilité d’approvisionnements venant en large partie d’Asie

La filière textile est fortement dépendante des importations aussi bien pour certains produits finis comme les vêtements que pour ses matières premières : fibres synthétiques, fibres de verre, fibres de carbone, etc. Comme d’autres industries, nos entreprises sont confrontées aux risques d’approvisionnement qui se sont matérialisés avec les crises de ces dernières années : pénuries, tensions pour capter les matières et les tissus, etc. Cette vulnérabilité a été largement mis en lumière pour la fabrication des masques sanitaires, où l’on se rend compte que l’on ne maitrise ni la matière ni la fabrication. Le devenir de la filière et sa compétitivité sur ses différents marchés d’application dépendent ainsi de la fiabilité d’approvisionnements venant en large partie d’Asie. Cela soulève à l’évidence un enjeu de souveraineté majeur pour sécuriser l’accès aux matières et reconquérir la compétence sur la fabrication de fil synthétique. J’ajoute que la filière textile est également vulnérable à l’évolution des prix de l’énergie et à la disponibilité à la ressource en eau, nécessaires aux activités de transformation.

L’usage croissant de fibres issues de la pétrochimie (synthétiques) est questionné en raison de l’empreinte carbone des procédés de fabrication et des pollutions plastiques qu’il entraine en aval. L’avenir est-il toujours aux fibres synthétiques ?

Tout d’abord, il est important de rappeler qu’il y a au moins autant de coton au fond des océans que de fibres synthétiques. On en parle peu car on considère que le coton est une matière naturelle, ce qui peut se discuter du point de vue de l’impact sur la faune et de la flore sous-marines. Cela étant dit, il faut adopter un point de vue plus large pour répondre à votre question. Quelles sont les alternatives aux fibres synthétiques ? Très gourmande en eau, la production de coton est menacée par le changement climatique. Il parait peu envisageable de substituer une large partie de la production de fibres synthétiques par du coton, d’autant que ce dernier a d’autres impacts environnementaux importants liés notamment à l’usage d’intrants chimiques.

 

Qu’en est-il du lin et du chanvre, dont la France est l’un des principaux producteurs mondiaux ?

C’est un atout en effet, mais il faut bien garder en tête que le potentiel de production est très en deçà des volumes issus des fibres synthétiques. S’agissant du lin, sa culture est contrainte par des conditions pédoclimatiques spécifiques, que l’on trouve dans le nord de la France, et ses débouchés sont d’ores et déjà largement captés par l’industrie du luxe. En d’autres termes, il y a peu de chance que le lin devienne la fibre de nos vêtements du quotidien !

Concernant le chanvre, le potentiel est peut-être plus important car il pourrait être largement cultivé en Europe. Mais on peut douter que les surfaces allouées se développent significativement à l’avenir car les contraintes qui pèsent sur la production alimentaire (recul des terres agricoles, impacts du changement climatique) vont sans doute inciter à réduire les cultures non alimentaires.

En revanche, sur le sujet des matières biosourcées, le pôle Techtera lance un groupe de travail avec le secteur agricole pour développer des additifs chimiques (par exemple des colorants) à partir de déchets agricoles ou alimentaires.

Il reste la piste du recyclage textile ?

Nous avons les compétences et l’expertise pour développer les procédés de recyclage

Tout à fait, il s’agit d’une priorité de la feuille de route du pôle Techtera. Le recyclage textile répond en effet aux différents enjeux soulevés et la région dispose des briques pour accélérer sur le sujet. Du point de vue de l’enjeu de souveraineté, les déchets textiles constituent un gisement considérable en France, d’autant plus si l’on considère les stocks dormants dans nos placards ou les chutes de production qui sont aujourd’hui bien souvent incinérées. De plus, nous avons les compétences et l’expertise pour développer les procédés de recyclage, des fibres synthétiques en particulier dans la mesure où elles sont plus solides et donc moins sujettes à l’usure.

La présence de la chimie constitue un précieux atout de ce point de vue, y compris au niveau des investissements importants à réaliser que la filière textile ne peut porter seule. Troisième élément, les donneurs d’ordre de nos marchés d’application expriment une demande de plus en plus pressante en faveur de solutions textile durables et pouvant se prévaloir d’un ancrage Made In France ou Europe. La préoccupation pour le recyclage textile est d’autant plus forte qu’une large partie des fibres synthétiques recyclées actuelles sont issues des bouteilles plastiques, dont l’usage est appelé à se réduire à l’avenir.

En résumé, le recyclage des fibres synthétiques est une opportunité stratégique pour l’avenir de la filière textile régionale, mais encore faut-il se donner les moyens de conserver cette ressource sur le territoire plutôt que de l’exporter massivement comme aujourd’hui. Il faut reconnaitre qu’investir dans le recyclage textile est aujourd’hui moins attractif aux yeux de certains décideurs que d’autres secteurs.

 

Quels sont les enjeux et priorités pour développer le recyclage textile ?

Dans le secteur de l’habillement/linge de maison/chaussures, 700 000 tonnes sont mis en marché, seul 39 % des produits en fin de vie sont collectés

On peut considérer les textiles usagés ou dormant comme une « ressource minière » qu’il s’agit de mieux collecter, trier et valoriser. À ce jour, dans le secteur de l’habillement/linge de maison/chaussures, 700 000 tonnes sont mis en marché, seul 39 % des produits en fin de vie sont collectés. La performance de collecte peut être significativement améliorée. Par exemple, bien souvent les personnes déposent dans les points d’apport volontaires uniquement les textiles qu’elles considèrent encore utilisables, tandis que les textile trouées ou usés passent bien souvent à travers les mailles du filet. Ensuite, on a des enjeux d’innovation importants au stade du tri et de la séparation des fibres.

Plusieurs start-up et projets de R&D du pôle Techtera sont engagés sur ces sujets. Il s’agit notamment de la start-up Recyc'Elit qui développe un procédé chimique pour recycler le polyester, purs ou en mélange, des vêtements. Le procédé permet de décomposer les textiles pour revenir aux monomères de départ avec de très bonnes puretés. Autre start-up, Carbios développe un procédé de décomposition enzymatique des tissus capable d’extraire de façon sélective le polyester et de le régénérer afin de retrouver une fibre vierge. Le projet Firex quant à lui vise à tester et sélectionner, à travers trois démonstrateurs, les équipements de tri et de délissage.