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L’intégration est-elle en panne ?

© Virassamy

Texte de Patrick Simon

Peut-on dire que la société française connaît des fonctionnements communautaires ? Patrick Simon dresse un tableau optimiste, alors que certains chercheurs diagnostiquent une racialisation de la société française, une re-traditionalisation des mœurs ou un effet de ciseau entre une sécularisation qui s’accélère chez les Français de culture catholique, mais régresse chez ceux de culture musulmane.
Date : 19/06/2015

Dans son discours du 20 janvier 2015, suite aux tueries de Charlie Hebdo et du supermarché Hypercacher, le premier ministre Manuel Valls dénonçait l’existence d’un « apartheid territorial, social, ethnique » qui fracturerait la société française. Cette affirmation n’a certes pas fait l’unanimité, mais traduit une représentation d’une ségrégation sociale et résidentielle endémique relativement commune aujourd’hui. Le sentiment de ne plus faire société s’est développé ces dernières années. Les immigrés et leurs descendants vivraient dans des espaces clos, spatialement mais également du point de vue de l’organisation sociale. Ainsi, des sous-sociétés, dotées de sous-cultures spécifiques, se constitueraient progressivement, au point d’être en phase d’autonomisation. Elles menaceraient la cohésion sociale et empêcheraient l’intégration des immigrés et de leurs descendants en les maintenant dans des pratiques culturelles et religieuses distinctes du reste de la société. Des communautés séparées, indifférentes, voire hostiles dans les moments de tensions. Ces représentations catastrophistes s’alimentent d’observations parcellaires, de faits divers montés en épingle et de statistiques détournées de leur sens initial.

S’il y a un consensus sur le constat d’échec de l’intégration, les avis divergent sur ses causes profondes. Est-ce parce que les « immigrés ne font pas assez d’effort » comme le pensent 59 % des personnes interrogées dans un sondage Ipsos publié par le journal Le Monde le 21 janvier 2015 ? Parce que leurs valeurs, leur culture ou leur religion sont trop différentes des normes de la société française? Ou parce que les conditions économiques et sociales ne permettent plus d’offrir les possibilités de mobilité qui sont au cœur du processus d’intégration ? Ce qui se disait sotto voce sur les minorités maghrébines et subsahariennes se répète sur un mode plus explicite à propos des musulmans. Un sondage de l’IFOP réalisé pour le Figaro en octobre 2012 sur la place des musulmans en France montre que pour 67 % des personnes interrogées les « musulmans et personnes d’origine musulmane » ne sont pas bien intégrées dans la société française. 68 % des sondés imputent cette situation à leur « refus de s’intégrer ». À quoi s’ajoutent les « trop fortes différences culturelles » (52 %) et leur « regroupement dans certains quartiers et écoles » (47 %). Le sondage du Monde de janvier 2015 montre que l’Islam est perçu comme incompatible avec les valeurs de la société française pour 63 % des répondants, alors que pour 74 % d’entre eux, cette religion cherche « à imposer son mode de fonctionnement aux autres ». Cela manifeste la focalisation sur la religion comme facteur de différence, qui grandit depuis les années 1980.

Ces représentations sont contredites –ou au moins nuancées- par les recherches en sciences sociales. La source d’information issue de l’enquête Trajectoires et Origines (TeO), réalisée en 2008-2009 par l’Ined et l’Insee auprès de 22 000 personnes, permet de revenir sur des idées reçues, certaines trouvant conformation mais la plupart étant invalidées par les résultats statistiques. Il est possible de discuter de l’existence d’un repli communautaire en s’appuyant sur certains de ces résultats et en traitant trois niveaux de « mélanges » et de distance décisifs dans : l’habitat, les relations sociales et le choix de son conjoint. 

 

Ségrégation et repli communautaire

Depuis les premiers conflits urbains à la fin des années 1970 et au début des années 1980, les quartiers en difficulté ont fait l’objet de politiques publiques destinées à lutter contre la ségrégation et à « casser les ghettos ». La formation d’enclaves ou de quartiers à forte concentration d’immigrés et de descendants d’immigrés, appelés ghettos ethniques, est présentée comme la traduction d’un système de ségrégation qui relègue les populations immigrées dans les quartiers les plus déshérités des métropoles. C’est également le ferment d’une autonomisation culturelle qui empêche la réalisation de l’intégration. Cette ségrégation est visible par la composition de la population, les commerces spécialisés dans la consommation d’une ou plusieurs communautés et le tissu associatif, notamment à dimension religieuse. Les données du recensement confirment l’existence d’une ségrégation sociale et ethnique importante, restée stable depuis 30 ans. Cela signifie que les politiques de mixité sociale dans l’habitat ne se sont pas traduites par une réduction des niveaux de concentration. Le découpage des ZUS (Zones urbaines sensibles) reflète la position particulière des immigrés dans la hiérarchie urbaine. Alors qu’ils ne représentent que 8,5 % de la population en France, ils forment en 2006 plus du quart des habitants en ZUS. L’enquête TeO permet de mesurer la ségrégation en caractérisant les quartiers selon la proportion d’immigrés qui y résident. Près de la moitié d’entre eux et le tiers de leurs descendants habitent dans des zones à fort taux d’immigration, à comparer aux 12 % de la population majoritaire habitant dans ces quartiers. Les proportions sont similaires dans les secteurs où le taux de chômage est le plus élevé. Ces niveaux de concentration fluctuent en fonction des origines. Les immigrés du Maghreb, d’Afrique subsaharienne et de Turquie connaissent les plus forts taux de ségrégation (entre 54 % et 62 %). A contrario, les immigrés d’Europe du sud (Italie, Espagne et Portugal) résident peu dans ces quartiers qui cumulent les désavantages. Les Français originaires des DOM vivent dans des quartiers similaires. Une structure particulière de ségrégation se dégage, frappant davantage les « minorités visibles ».

S’il existe des conditions objectives expliquant la situation résidentielle des immigrés –faibles revenus, déficit d’information sur le marché immobilier, grandes familles-, qu’en est-il de leurs enfants ?

Les descendants d’immigrés rencontrent une situation plus mitigée que les immigrés de même origine. Ils sont 10 % de moins à vivre dans des quartiers à fort taux d’immigration ou de chômage. On observe donc une réduction de la ségrégation d’une génération à l’autre, signalant une mobilité résidentielle vers des quartiers moins désavantagés. Mais celle-ci reste limitée. Plus de 40 % des descendants d’immigrés du Maghreb et près de 55% de ceux d’Afrique sub-saharienne vivent encore dans des zones ségrégées, alors que les descendants des immigrés d’Europe du sud ne sont que 20 % dans ce cas. Ni les revenus, ni la situation familiale, ni les niveaux d’éducation n’expliquent ces écarts. 

 

 

 

Du communautarisme ?

Vivre dans les mêmes quartiers n’est pas synonyme de repli communautaire ou de « communautarisme ». C’est-à-dire qu’il ne va pas de soi de fréquenter de manière privilégiée des personnes de son cercle d’origine ou de sa religion (ou du même groupe socio-professionnel), de faire passer les intérêts du groupe avant l’intérêt commun, d’évoluer dans un environnement principalement composé par le groupe d’appartenance. D’une façon générale, la notion de communautarisme n’est appliquée qu’aux groupes minoritaires et jamais à celui majoritaire. Mais considérons ce que signifie ce repli communautaire et testons-le avec les données de l’enquête TeO. Celle-ci permet de connaître la composition des réseaux de relations amicales des personnes enquêtées selon différentes caractéristiques (sexe, niveau de diplôme, origine et religion). À la question « Les amis que vous avez fréquentés ces 15 derniers jours ont-ils la même origine que vous ? », 50 % des immigrés et 60 % de leurs descendants répondent par la négative (voir figure 1). Cela est vrai pour toutes les origines, à l’exception des personnes venant de Turquie qui se singularisent par une plus grande homogamie relationnelle. La diversité du réseau amical est beaucoup plus faible pour la population majoritaire qui, dans 15 % des cas seulement, fréquente principalement des personnes d’autres nationalités. Cette dissymétrie s’explique par la différence de taille entre les groupes. Il importe d’insister sur l’absence relative de cercle de relation fermé sur la communauté. La diversité des relations amicales prédomine aujourd’hui et invalide la thèse d’une coupure radicale fondée sur l’origine ethnique.

Les références au communautarisme, chargées de conséquences symboliques et pratiques, visent fréquemment la formation des couples. Les mariages arrangés, voire forcés, les unions préférentielles entre conjoints de même origine ou religion sont interprétés comme autant de marques d’un manque d’ouverture. Pourtant l’homogamie est une constante dans le choix du conjoint. On s’unit fréquemment avec des individus du même groupe social, ayant le même niveau d’éducation, parfois de la même région d’origine, et de religion identique. Dans les sociétés marquées par des statuts rigides, il est difficile de transgresser les frontières imposées par la préservation des groupes : les « mauvais mariages » sont souvent sanctionnés. L’homogamie est une condition à la cohésion du groupe et un indicateur de la faible fluidité des relations amoureuses. À l’inverse, une forte mixité est le signe d’une certaine ouverture. On observe donc des tendances contradictoires entre l’union entre proches et une diversification des profils sociaux des conjoints. Qu’en est-il pour les immigrés et leurs descendants ? Les résultats de l’enquête TeO montrent que si les immigrés adultes présentent de faibles taux de mixité- notamment parce que la plupart d’entre eux ont immigré en couple et que les autres gardent des liens au pays d’origine suffisants pour y conclure leur union-, les étrangers ayant immigré enfants, et plus encore leurs descendants nés en France, nouent souvent des unions en dehors de leur groupe national de référence. Les plus faibles taux de mixité concernent les personnes d’origine turque, notamment les femmes. Les autres se situent entre 40 % et 80 % de mise en couple avec un(e) partenaire de la population majoritaire. Cette exogamie concerne également des unions avec des immigrés ou descendants d’immigrés d’autres origines. Ce qui témoigne d’un marché matrimonial relativement ouvert. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas d’affinités préférentielles pour des conjoints de même origine. Les préférences religieuses restent fortes et dans plus de 60 % des cas (Bouddhistes mis à part), les conjoints ont une religion similaire. Pour les personnes athées ou sans religion, le comportement est similaire : 70 % de leurs conjoints se déclarent sans religion. On peut donc trouver son partenaire en dehors de son groupe d’origine ethnoculturel, à condition qu’il ait la même religion. Ce principe vaut pour toutes les dénominations dans des ordres de grandeur assez proches, même si les musulmans et les orthodoxes se montrent plus endogames que les juifs, les protestants et les catholiques.

source : enquête "Trajectoires et origines" Ined et Insee, 2008

 

Comment interpréter ces résultats ? Si l’on s’en tient à la recherche d’homogamie, de frontières ethniques et religieuses fortes, on devrait enregistrer une faible mixité. Les taux observés correspondent à une fluidité des frontières et à une exogamie plus importante que l’homogamie. Si les unions préférentielles existent, il n’y a pas de barrières étanches et les mélanges se produisent à la seconde génération. Même dans l’intimité, la mixité se réalise sans bruit. 

 

Passer du « eux » aux « nous »

Si l’on met en évidence des dynamiques de mélange dans l’espace social, on ne peut pas dire pour autant que la société française est complètement ouverte. Les principaux vecteurs d’intégration dans la société restent l’école, par la socialisation, la transmission de normes et la dotation en qualification qu’elle assure, ainsi que le milieu du travail. Or, les parcours scolaires des enfants d’immigrés, relativement hétérogènes, n’ouvrent pas à des emplois stables en adéquation avec les qualifications acquises. Le taux de chômage des jeunes d’origine maghrébine, subsaharienne ou turque est deux fois supérieur à celui des jeunes de la population majoritaire. Ce sur-chômage se maintient même lorsque l’on tient compte du niveau d’étude, de l’expérience acquise, des conditions familiales ou du quartier de résidence. Il s’agit d’obstacles structurels sur le marché du travail fondés sur l’origine.

Ces discriminations se retrouvent, sous des formes différentes, sur le marché du logement, dans l’accès à la santé et aux services publics. Elles contredisent la promesse d’égalité du modèle d’intégration et sapent la perspective d’une participation pleine et entière à la société. La crise du modèle d’intégration se lit dans cette incorporation inachevée qui dépend moins de la volonté des immigrés et de leurs descendants que de la capacité des structures de la société française et des représentations collectives à embrasser la dimension multiculturelle. L’enjeu central est désormais de passer du « eux » aux « nous ». Ce processus par lequel Belges, Italiens, Polonais, Espagnols et plus récemment Portugais se sont fondus dans la communauté des citoyens -non sans heurts et pas nécessairement en perdant leur identité ethno-culturelle ni sans fonctionnement communautaire-, n’opère pas de la même façon pour les originaires de l’ancien empire colonial. Les conséquences du traitement spécifique que reçoivent les minorités maghrébines, subsahariennes et asiatiques minent la cohésion sociale et construisent les frontières communautaires dénoncées par ailleurs. En 2015, les Français d’origine maghrébine, subsaharienne et asiatique ne sont pas encore des Français à part entière, et ils ne le seront pas tant que la France n’acceptera pas son destin de société multiculturelle.