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Œuvrer pour la santé au travail

Texte d'Anouk JORDAN

Soigner les professionnels ou prendre soin du métier ?

Les questions de santé et de bien-être au travail sont aujourd'hui intrinsèquement liées. Entre l'avènement des " chief hapiness officer" chargé d'assurer le bonheur des employés d'une part, et l'augmentation des maladies professionnelles qui relèvent de plus en plus de pathologie psychique, Anouk Jordan propose ici une liste non exhaustive de points pour mieux comprendre les enjeux actuels de la vie au travail.

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Date : 04/09/2018

S’il est une question qui échappe aux réponses simplistes, c’est bien celle des liens entre santé et travail.

  • D’un côté, les maladies professionnelles tuent chaque année plus de 2,8 M de personnes dans le monde. En Europe, l’essor des pathologies liées au stress est préoccupant : elles touchent près de 40 millions de personnes, soit presque 1 quart des travailleurs (chiffres BIT).  
  • De l’autre, avoir un « bon travail » - reste pour la plupart d’entre nous une composante essentielle du bien-être. Avoir un « bon boulot » est important pour gagner sa vie, mais pas seulement : 60% des européens déclarent qu’ils continueraient de travailler même s’ils n’avaient plus besoin de leur salaire pour vivre . Les études sur la question montrent qu’il n’y a de ce point de vue pas de rupture entre générations : les jeunes aussi, lorsque leur parcours le leur permet, ont des attentes importantes vis-à-vis du travail en termes de réalisation personnelle.

Dès lors, comment comprendre les liens entre santé et travail ? A quelles conditions le travail peut-il tenir ses promesses en termes d’émancipation et de développement psychique ? Et, en tant que manager, comment concilier la santé de ses équipes et leur performance au travail ?

Les travaux de psychologie du travail qui se sont développés en France depuis le début des années 80 principalement autour de C. Dejours et d’Y. Clot apportent des éléments utiles pour penser ces questions. Le cadre de cette synthèse ne permet pas d’exposer toute la richesse de ces approches (connues sous le terme de « clinique du travail »). Tout au plus s’efforce-t-elle d’en présenter certains apports, en se centrant sur 4 grandes questions :

- Qu’est-ce que le travail, d’un point de vue psycho-social ?

- Comment penser l’articulation entre la responsabilité individuelle et collective dans la souffrance et la santé au travail ?

- Quel rôle joue la reconnaissance dans la construction de la santé au travail ?

- Comment les collectifs de travail contribuent-ils au maintien des professionnels en santé ?

Ce « détour » par les apports de la « clinique du travail » permet, en conclusion, de porter un regard renouvelé sur le rôle du management dans la construction de la santé au travail.  Pour la clinique du travail, soigner les professionnels c’est soigner le métier, prendre soin de la coopération, du collectif de travail. Or, de ce point de vue, le management à un rôle essentiel à jouer : contrairement à ce que laissent parfois à penser les approches en termes d’ « organisations agiles », d’« entreprise libérées » … l’absence de hiérarchie n’est en règle générale pas suffisante pour qu’émerge spontanément du collectif.

1. Le travail : de quoi parle-t-on ?

Définir le travail n’est pas chose aisée, tant cet « objet » se situe à la rencontre entre l’individuel et le social, entre l’invisible et l’objectivable… Commençons par ce que le travail n’est pas.

  • N’en déplaisent aux économistes, le travail n’est pas réductible à l’emploi : certains travaillent sans avoir d’emploi (c’est le cas de mère de famille qui consacre sa journée au « travail domestique », du chômeur qui « travaille » à trouver un emploi…), d’autres ont un emploi sans avoir de travail (c’est le cas du « placardisé », qui continue d’être payé mais auquel on ne confie plus de missions, de tâches, de projets…). D. Lhuilier utilise l’expression d’ « exclus de l’intérieur de l’entreprise » pour qualifier cette population qui n’est pas privée d’emploi, mais dont on dénie la capacité à avoir une contribution sociale.
  • Le travail n’est pas non plus réductible à un ensemble de « tâches » que l’on pourrait « organiser scientifiquement », selon la doctrine de Taylor. L’ergonomie de langue française (A. Wisner, P. Falzon, F. Daniellou... ) a bien montré l’écart qui sépare toujours l’activité réalisée de la tâche (la consigne, la fiche de poste). La tâche est du côté du « quoi ? » (« qu’est-ce que je dois faire ?»), le travail du côté du « comment » (« comment m’y prendre pour atteindre les objectifs assignés ? »). Même dans les métiers les moins qualifiés, il y a toujours une part d’aléa qui s’intercale entre la prescription et le travail à faire pour atteindre les objectifs. C’est d’ailleurs sur cet écart que repose la « grève du zèle », cette forme de grève parfois pratiquée pour enrayer la production tout en demeurant à son poste, en évitant ainsi les pertes de salaires et les sanctions légales qui peuvent accompagner un débrayage. Lorsque les consignes sont appliquées à la lettre, le travail n’est plus fait en « bonne intelligence » et les dysfonctionnements ne tardent pas à se manifester. Reconnaître l’écart entre le travail et la tâche est important pour comprendre ce qui se joue dans les organisations du travail contemporaines. Au travail, il y a presque toujours « sur-prescription » : l’agent de la fonction publique doit « faire de la qualité » mais il doit aussi « tenir les budgets », il doit faire avancer les dossiers de fond mais aussi répondre aux urgences (sollicitations des usagers, des collègues, des supérieurs) et se former aux nouveaux outils…  Impossible de tenir tous ces objectifs en même temps sans se livrer à un travail constant d’arbitrage et de priorisation qui ne figure pas sur la fiche de poste mais qui contribue bel et bien à la fatigue psychique ressentie en fin de journée, de semaine...

Comprendre ce que le travail fait au sujet nécessite de franchir encore un pas supplémentaire. Si le travail nous pèse, s’il permet à certains d’entre nous de se réaliser, s’il nous poursuit parfois la nuit jusque dans nos rêves, c’est parce qu’il engage notre subjectivité.  D’un point de vue psychique, le travail ce n’est pas seulement l’activité réalisée. C’est aussi tout ce que nous aurions voulu faire mais que nous n’avons pas pu faire, tout ce que nous savons qu’il aurait fallu faire mais que nous n’avons pas fait… tout cela aussi pèse, de tout cela aussi il faut « faire quelque chose ». Dès les années 30, H. Wallon le soulignait déjà dans ses travaux de médecine sur la fatigue ouvrière « amputer [l’ouvrier] de son initiative pendant sa journée de travail, pendant ses huit ou dix heures de travail aboutit à l’effort le plus dissociant, le plus fatigant, le plus épuisant qui puisse se trouver » . L’activité refoulée pèse psychiquement autant si ce n’est plus que l’activité réalisée.  Elle génère une « très mauvaise fatigue ».  

2. Les sujets victimes des « organisations du travail  gestionnaires »?

En matière de santé au travail, comment penser la responsabilité du sujet et celle de l’organisation du travail ? Faut-il renvoyer le sujet à ses ressources personnelles, comme y invitent avec plus ou moins de nuances, les « modèles de stress », et mettre en place des plans d’actions misant sur la relaxation, le coaching, la formation …? Faut-il pointer les effets pathogènes des organisations du travail, avec le risque de tomber dans une approche « sociologisante » dénuant aux sujets toute capacité de riposte, de reconquête de leur « pouvoir d’agir » ?

Le concept de « stratégie de défense », développé par C. Dejours, offre une alternative intéressante. Face aux organisations du travail, les sujets ne restent pas passifs. Ils développent des « stratégies de défense » dont la rationalité est « pathique », c’est-à-dire motivée par la maîtrise de la pénibilité du travail. Ces stratégies peuvent prendre différentes formes, selon les contraintes et les exigences du métier : « stratégies d’accélération »  (consistant à aller encore plus vite que ne l’impose la prescription, pour avoir le sentiment de rester maître de son rythme de travail) dans les métiers soumis à de fortes cadences (travail à la chaîne, centres d’appel), « stratégies de déni » du danger dans les métiers à risque, recours généralisé à l’auto-dérision pour dédramatiser les situations vécues tout en restant à l’écoute du patient dans les métiers du soin … 

Ces stratégies de défenses entretiennent un rapport ambivalent avec le réel : d’un côté, elles « tiennent à distance » ce qui pèse dans le travail et permettent ainsi aux professionnels de se concentrer sur l’activité. De l’autre, elles empêchent de « penser les problèmes », et tendent à figer les situations. On comprend alors pourquoi les situations de souffrance au travail sont parfois si difficiles à dénouer, même lorsque le management s’en préoccupe sincèrement.

3. La reconnaissance comme vecteur de la construction identitaire

Le travail entretient des liens étroits avec l’identité. D’un côté, il est une scène où le sujet fait l’expérience de sa capacité à contribuer, de façon concrète et singulière, à une œuvre collective et socialement valorisée (l’éducation des enfants pour l’instituteur, la construction du pont pour l’ingénieur…). En ce sens, le travail est une scène privilégiée de la construction de l’identité sociale. D’un autre côté, le travail, sous son versant négatif, peut être le terreau de crises identitaires d’une grande gravité. Ne se reconnaissant plus lui-même dans ce qu’il fait au travail (par exemple parce que la prescription l’oblige à commettre des actes qu’il désapprouve, comme ce V.R.P. contraint de vendre un salon à crédit à une famille déjà surendettée), le sujet sent alors sa propre continuité menacée.

Le « triangle de Sigaut » permet bien de comprendre ce rôle ambivalent du travail dans la construction identitaire. L’identité a besoin d’objectivation pour être assurée. Le travail, en confrontant le sujet à la résistance du réel, ouvre cette possibilité.  Mais pour jouer pleinement son rôle, cette rencontre entre le sujet et le réel doit être confirmée par le regard d’autrui. La plupart des gens ne peuvent en effet « tenir leur identité » uniquement par eux-mêmes : le savant, pour ne pas sombrer dans la folie, a besoin d’être compris par ses semblables (même s’il s’agit d’un cercle restreint d’initiés), l’ouvrier qui travaille sur une installation dégradée a besoin que cette situation soit reconnue (idéalement par son patron qui pourra procéder aux investissements nécessaires, mais à défaut par ses pairs qui pourront conforter sa perception). Etre privé de la confirmation par autrui de notre perception du réel fragilise la santé mentale : « soit le sujet en vient à douter de ce qu’il sait, au risque de se déprimer, soit il maintient son point de vue, bien qu’il ne soit pas partagé, au risque de se sentir persécuté par autrui et de verser dans la paranoïa » [Molinier, 2006, p.148]. C’est pourquoi la reconnaissance joue un rôle aussi important, non seulement sur le plan matériel mais aussi dans le registre des rétributions morales, symboliques.

 

 

 

 

4. Le rôle du collectif de pairs dans la construction de la santé au travail

Comment se construit la reconnaissance ? Elle passe par des jugements qui, pour être opérants, doivent porter sur le travail, sur le « faire » (et non pas sur l’« être », sur les personnes).

Ces jugements émanent pour partie de la hiérarchie. La hiérarchie et /ou les clients sont à même de juger de l’utilité du travail. Sa contribution technique, économique, sociale est-elle importante ? Quels résultats a-t-il produit ?

Mais ce type de jugement n’est pas le seul à contribuer à la reconnaissance. Le jugement des collègues est également essentiel. Qui d’autres que les pairs connaît les règles de métier dans toute leur subtilité ? Qui d’autre que l’électricien est en capacité de dire face au tableau électrique, « ça, c’est du beau boulot ! » : un tableau clair, lisible, sur lequel on va pouvoir intervenir sans risque d’électrocution ?

Le jugement des pairs confère à celui qui le reçoit l’appartenance à un métier, à un collectif de travail. Lorsque ce jugement de conformité est acquis, on peut espérer accéder à un deuxième jugement de beauté : l’originalité. Ce qui fait qu’on reconnaît le style de quelqu’un, le « plus ». On accède alors à l’identité, « ce par quoi je ne suis à nul autre pareil ». 

 

Le collectif de travail est le lieu où se débattent, se transmettent, se renouvellent les règles de métier. Il évite les dérives individuelles des méthodes de travail. Il définit la façon de faire le travail (« le genre professionnel ») et valide les déclinaisons individuelles (« le style ») par la confrontation des pratiques et points de vue, par la « dispute professionnelle ». Il agit comme une ressource collective pour les professionnels qui – face aux situations toujours singulières qui se présentent dans le travail,- se trouveraient sinon en situation d’isolement.

 

5. Organisations agiles, travail en mode projet, entreprises libérées … : peut-on vraiment se passer du management ?

A la lumière de ces enseignements de la clinique du travail sur les liens entre santé et travail, comment penser le rôle du management ?

Le discours ambiant fait la part belle aux « organisations agiles », au travail en « mode de projets », aux « entreprises libérées » qui, dégagées des rigidités organisationnelles de la hiérarchie, offriraient la souplesse et la réactivité nécessaires pour s’adapter en temps réel à la demande évolutive des clients.

Ce discours pose question quant au rôle du management intermédiaire. Qu’il soit sincère ou de circonstances (pour les entreprises qui cherchent à réduire leurs coûts en supprimant des niveaux hiérarchiques), il véhicule l’idée selon laquelle la suppression du management conduit « spontanément » à l’émergence de modes de travail collaboratifs et réflexifs.

Pourtant, l’absence de hiérarchie ne garantit en rien la bonne santé des collectifs de travail. Certes, certains modes de gestion – comme l’évaluation individualisée des performances – ne favorisent pas la coopération. Mais la capacité à débattre des gestes de métier n’a rien de spontané. Elle a des prérequis pour fonctionner en termes de confiance, de loyauté et de solidarité… Elle nécessite d’être « pensée » en termes de cadres de délibération sur le métier, marges de manœuvre dans l’organisation du travail, temps possible à consacrer aux échanges…

C’est pourquoi on peut penser que le développement de nouveaux modes d’organisation « agiles », loin d’annoncer la « fin du management » le sollicite de façon particulièrement exigeante : comment assurer la transmission du métier, rallier à la vision d’ensemble qui donnera du sens aux enjeux locaux sans s’inscrire dans une relation de contrôle ? Comment construire des espaces de délibération permettant de mettre en mots, avec bienveillance mais sans complaisance, les difficultés rencontrées, entre pairs, avec le client … de façon à développer la coopération et la créativité des pratiques ?

 

6. Quelques ressources, pout aller plus loin :

Clot, Y. (2010). Le travail à cœur : pour en finir avec les risques psychosociaux, Paris : La découverte.

Dejours, C. (2000), Travail et usure mentale (nouvelle ed), Paris : Bayard.  

Hubault, F. (2013). « Le travail de management ». Travailler, 29,(1), 81-96. doi:10.3917/trav.029.0081.

Lhuilier, D. (2002) ; Placardisés : des exclus dans l’entreprise. Paris : Le seuil.

Molinier, P. (2006). Les enjeux psychiques du travail, Paris : Editions Payot et Rivages.