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Une finance désolidarisée des territoires de l’économie réelle

Global City

Texte de Thierry Theurillat

Portée par la globalisation des marchés financiers et l’émergence d’une puissante industrie de l’intermédiation financière, la financiarisation de l’économie constitue l’un des phénomènes contemporains les plus marquants par son impact structurel sur la vie économique. Dans cet article, Thierry Theurillat, chercheur à l’Université de Neuchâtel, propose une approche territoriale de la financiarisation. Il montre que la finance de marché a justement construit sa puissance sur sa capacité à organiser et exploiter la circulation du capital entre les territoires, ce qui n’est pas sans transformer les relations investisseur/entreprise/territoire.

Texte écrit pour Grand Lyon vision solidaire.

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Date : 30/09/2013

La crise financière de 2008-09 s’est rapidement transformée en crise économique généralisée, plongeant une grande partie de l’Europe dans le marasme économique. Elle s’est prolongée ces dernières années par la crise de la dette souveraine de certains Etats européens. Alors que certaines grandes sociétés financières et banques ont été sauvées de la faillite par l’intervention de l’Etat dans bon nombre de pays, c’est la santé (économique) des Etats qui est aujourd’hui étroitement surveillée par les marchés financiers. La crise a ainsi fait prendre conscience des changements structurels engendrés par la mise en place de systèmes financiers interconnectés au niveau mondial et centrés sur la finance de marché. Sur le plan scientifique, elle a notamment soulevé la question de l’articulation territoriale entre les sphères financière et réelle de l’économie. Le pouvoir de la finance de marché découle en effet de sa capacité à organiser la mobilité du capital dans l’espace. L’approche territoriale parait ainsi essentielle pour comprendre les impacts de la finance sur l’économie réelle et envisager des reconfigurations possibles du système financier.

 

1. Une nouvelle géographie de la finance

 

Un nouveau régime de croissance fondé sur la mobilité/liquidité du capital
L’origine du système financier contemporain remonte aux années 80. Jusque-là, on trouvait dans chaque pays, notamment en Europe occidentale, des systèmes financiers organisés essentiellement à l’échelle nationale et centrés sur les banques. Les circuits d’investissements étaient relativement courts et directs. Les revenus des banques provenaient principalement des crédits bancaires alors alloués régionalement dans les entreprises, même s’il existait parallèlement des banques d’investissement d’envergure internationale. L’épargne des ménages, matérialisée dans des livrets d’épargne, était en grande partie investie dans la région d’origine. En d’autres termes, les espaces d’accumulation étaient essentiellement régionaux et nationaux marqués par la contiguïté et la proximité entre les détenteurs de capitaux (banques) et les entreprises.

A partir des années 80, le système financier va s’organiser autour des marchés financiers et à une échelle de plus en plus globale. Dans ce que nombre d’auteurs appellent le régime d’accumulation financiarisée, la croissance a désormais davantage lieu sur les marchés financiers que dans l’économie réelle. Ce qui cristallise l’attention, c’est la rentabilité financière, c’est-à-dire l’augmentation continue des cours boursiers. Les différentes réformes institutionnelles (suppression des barrières règlementaires à la circulation des capitaux, mise en continuité des législations nationales, normalisation de l’information financière, etc.), dites de libéralisation financière, prises depuis lors pour développer la finance de marché ont consisté à modifier la géographie, c’est-à-dire à ouvrir les frontières et à assurer une continuité afin que l’argent puisse circuler entre et dans les pays et les régions. Depuis l’épicentre, les Etats-Unis (New York) et la Grande Bretagne (Londres), le réseau financier a peu à peu connecté les économies européennes (Europe occidentales au cours des années 80 puis Europe orientale depuis les années 90) et celles d’autres continents (Asie, Amérique du Sud, Moyen-Orient). D’autre part, la circulation de l’argent a pu s’amplifier grâce à la titrisation, c’est à dire la formalisation et la transformation de la propriété (du capital réel : entreprises, immobilier, …) en titres liquides, c’est-à-dire facilement échangeables sur les marchés financiers. La titrisation offre ainsi aux investisseurs la possibilité de se désengager à tout moment de leurs investissements. Le capital rendu mobile, la finance de marché joue sur la géographie de multiples manières.

 

Canalisation des flux par l’industrie financière et contrôle depuis la global city
L’essor de l’industrie financière est étroitement lié au développement de l’épargne collective, notamment dans la perspective de la retraite. Certains pays, comme les Etats-Unis ou la Suisse, ont mis en place des systèmes nationaux de retraite par capitalisation (fonds de pension) alors que dans d’autres pays, en France et en Allemagne par exemple, ce sont des fonds mutuels (de retraites ou assurances vie) qui se sont développés. Levée régionalement, une très large partie de cet argent, qui représente des centaines de milliards selon les pays, alimente les marchés financiers. Sur le marché des actions, cette manne profite essentiellement aux grands groupes cotés en Bourse (lorsque, par exemple, une caisse de pension achète des actions de Paribas ou de Nestlé) et autres véhicules financiers (lorsque la même caisse prend des parts dans des fonds et sociétés de placement, cotés ou non en Bourse, comme les fonds en private equity). De plus en plus, les flux financiers s’internationalisent. Par exemple, plus de la moitié des placements en actions et obligations des caisses de pension suisses concernent aujourd’hui des entreprises étrangères.

Dans chaque pays, les principales banques sont devenues d’importants acteurs de la finance de marché. Au niveau mondial, une dizaine d’établissements interviennent dans les services et les opérations liées aux marchés financiers pratiquement à chaque étape d’investissement. Elles gèrent la fortune des particuliers et des institutionnels, proposent toutes sortes de véhicules de placement (fonds cotés ou non) et de produits financiers (produits standards et novateurs comme les produits dérivés par exemple) et sont des intervenants majeurs sur les marchés boursiers (elles sont en Bourse). Enfin, elles vendent leurs services aux entreprises (entrée en bourse, émissions et rachats d’action, OPA, etc.) et leur accordent des crédits, ainsi qu’aux différents véhicules financiers (hedge funds, fonds en private equity par exemple).

Le passage par les marchés financiers, tout en provoquant une disjonction spatiale et un allongement de la distance entre espaces de récolte de l’épargne et d’investissement, se traduit surtout par un pouvoir accru des métropoles financières sur les autres régions. En effet, l’argent circule entre les places financières mondiales qui forment ce qu’on appelle couramment la global city et s’y investit. Ce sont les grands groupes cotés, avec parmi eux les grandes banques et sociétés financières, dont les sièges sont majoritairement localisés dans les différents centres financiers mondiaux qui captent l’essentiel des flux. Etant au centre du système financier, la global city exerce ainsi un contrôle vers les régions productrices d’une part et vers les sources d’épargne d’autre part.

 

Evaluation abstraite et panachage des territoires par les financiers
La diversification de portefeuille est devenue le modèle d’investissement par excellence de ce qu’on appelle les investisseurs institutionnels tels que les caisses de pension, les assurances ou encore les fonds de placement. Basé sur un système d’informations centralisé, les investisseurs évaluent les actifs financiers (titres) en fonction de deux critères uniques : les risques et les rendements probabilisables. En comparant ces derniers de manière permanente et instantanée sur les marchés financiers (cours), les investisseurs ont donc la possibilité de se désengager à tout moment vis-à-vis de leurs investissements (vendre) pour réallouer les capitaux ailleurs (acheter), dans d'autres produits financiers, et donc dans d’autres secteurs de l’économie (entreprises, immobilier, Etat, etc.) et d’autres pays et régions.

Les connaissances détaillées des entreprises et des contextes dans lesquels ils investissent devenant extrêmement abstraits et résumés dans deux critères, les investisseurs se délestent ainsi de plus en plus de leur rôle d’entrepreneurs pour devenir de purs opérateurs financiers en se focalisant sur les cours boursiers et le montant des dividendes. Conformément à ce modèle, les investisseurs utilisent aujourd’hui toutes les possibilités de placements offertes. Cela va des placements alternatifs comme les fonds d’entreprises en private equity ou l’immobilier, ou encore dans les dérivés de dettes, des Etats ou des particuliers par exemple (comme les créances bancaires mises sur les marchés financiers). Ainsi, l’évolution des cours d’un secteur particulier (immobilier) dépend de plus en plus de l’évolution des cours d’autres secteurs. Ces évolutions dépendent largement des opinions du marché à un moment donné, c’est-à-dire des croyances partagées sur les revenus futurs d’un secteur (actuellement les greentech par exemple) ou d’une entreprise (Samsung vs Apple par exemple). Le comportement, mimétique, des financiers et la menace permanente de départ (stratégie d’exit) sont à l’origine d’un détachement progressif du lieu et de la nature de l’investissement et, in fine, de l’autonomisation de la sphère financière vis-à-vis de l’économie réelle.

 

2. Le jeu de la finance sur les territoires : des risques pour le développement économique

 

Le pouvoir de la global city sur les flux financiers et le jeu de la finance sur les territoires entraînent un certain nombre d’effets concrets sur l’organisation des entreprises et le développement des régions.

 

Assèchement du crédit bancaire envers les PME régionales
Si l’accès aux capitaux a été considérablement facilité pour les grandes entreprises cotées en bourse, il n’en est pas de même pour les PME. Acteurs majeurs de la finance de marché et localisés dans les centres financiers, les grandes banques se sont détournées des petits acteurs de l’économie en matière de prêts bancaires. Ce sont en priorité les multinationales qui obtiennent des crédits dont les conditions sont alors basées sur leurs valeurs boursières. A l’opposé, les PME régionales, qui constituent l’essentiel du tissu économique des pays européens, se trouvent pénalisées dans l’accès au crédit bancaire. Les banques régionales sont pour la plupart des filiales de grandes banques. Les décisions de financement sont alors prises aux sièges avec des conditions de prêt pénalisantes et un certain nombre de biais tant technique que spatial. Certaines études montrent qu’aujourd’hui les entreprises situées dans les régions métropolitaines et appartenant à des secteurs « à la mode », comme les firmes du  biotech ou du  greentech, sont en priorité recherchées par les fonds en private equity  (on parle alors de fonds en capital-risque pour les entreprises jeunes). Instrument de financement des PME préféré des banques, les fonds de  private equity  obtiennent ainsi facilement des prêts bancaires, complétant largement les capitaux propres levés en Bourse.

Les PME régionales en besoin de capitaux ne peuvent aujourd’hui compter que sur quelques banques régionales indépendantes ou les aides (limitées) de la collectivité publique (instruments de politique régionale). L’absence ou la disparition progressive des circuits traditionnels de financement dans ces régions provoque tôt ou tard le rachat des PME par des grandes entreprises en principe extérieures à la région. Il en découle une perte d’autonomie décisionnelle régionale et un rationnement, ou en tout cas un accès différencié au capital.

 

Grandes entreprises : des stratégies centrées sur les marchés financiers
Selon la théorie économique dominante (et le sens commun), le but premier des marchés financiers est de répondre aux besoins de financement de l’économie réelle. Le capital financier s’investit donc directement dans les entreprises. Toutefois, comme on l’a vu, les évolutions récentes incitent à apporter quelques nuances à cette vision théorique !

Les décisions d’investissement à l’intérieur d’un groupe se prennent au siège. La valeur boursière servant aujourd’hui non seulement de thermomètre mais surtout de catalyseur à la croissance de l’entreprise, une part importante (et variable selon les firmes) des fonds levés sur les marchés financiers sont réinjectés sur ces derniers (rachats d’actions) de façon à augmenter/maintenir les cours … plutôt qu’à être investis dans l’appareil de production et l’innovation (création d’emplois par ex.). Différentes opérations purement financières ont donc lieu, avec plus ou moins d’intensité à certaines périodes. Ce peut être, par exemple, dans l’optique d’augmenter les capacités d’endettement auprès des banques et de pouvoir ainsi mener des opérations de croissance dite externe (fusions ou achats d’entreprises cotées ; également achats de PME). Mais surtout, il s’agit de répondre aux attentes des investisseurs et, simultanément des managers dont les intérêts sont alignés sur ceux-ci : la croissance des entreprises s’incarne désormais dans leur profitabilité financière (plus-values sur les cours pour les investisseurs ; stock-options pour les managers).

 

Des territoires gestionnaires des risques de la circulation du capital
La logique de « financiarisation » est aujourd’hui bien présente dans la compétitivité des territoires. Les décisions stratégiques des firmes en matière de choix technologiques, d’investissement direct à l’étranger, d’ouverture/fermeture (délocalisation) de filiales ou sites de production, etc. se réalisent aujourd’hui à une échelle internationale. Les avantages des régions sont ainsi comparés les uns aux autres par les multinationales et, in fine, par les marchés financiers puisque ce qui importe est bien leur réaction. La communication des multinationales (également des Etats ou des banques centrales) est donc destinée à la communauté financière. Les stratégies des firmes sont étroitement décortiquées par les différents analystes financiers, experts en placement et gestionnaires de fortunes.

Ce que pensent les marchés financiers est devenu aujourd’hui une donnée incontournable de la compétitivité des territoires. Le développement des régions est soumis aux paris des marchés financiers, à la volatilité et à (la constante menace) d’exit des capitaux. Dans ce contexte, ce sont les territoires qui sont chargés de gérer l’arbitrage spatial de la finance de marché et ainsi, de gérer les risques du développement à long terme en offrant des conditions favorables aux investissements. Autrement dit, la mobilité des capitaux a pour effet de déléguer aux territoires la gestion des tensions entre les exigences de la sphère financière et les conditions locales de la compétitivité des firmes.

La mise en compétition des territoires concernent en premier lieu les grandes métropoles, notamment financières. Celles-ci sont en concurrence pour attirer les fonctions dirigeantes des économies. Cela concerne, d’une part, le secteur financier proprement dit (FIRE : finance, insurance and real estate) et d’autre part les sièges des multinationales. Ces activités hautement lucratives contribuent au dynamisme économique local (en termes d’emplois, d’impôts et de retombées indirectes de consommations diverses). Dans chaque pays, la santé de la (des) place(s) financière(s) est par conséquent un enjeu fondamental. Les réformes institutionnelles se suivent pour créer un environnement propice aux affaires de la  city . Elles concernent directement le développement des places financières (création de bourses, cotation d’entreprises et ouverture au capital étranger). N’oublions pas que celles-ci sont également en concurrence et doivent se positionner dans certaines activités financières (Genève est spécialisée dans le trading des matières premières par exemple). Elles concernent également la mise en place de conditions-cadres spécifiques d’attractivité urbaine, comme l’amélioration des infrastructures (de connexion rapide : aéroport, TGV), des services (éducation, santé, culture, etc.) ou encore de diminution de la fiscalité d’entreprises (voire de particuliers !).

La concurrence territoriale se décline également, à l’intérieur des pays, entre les villes et les régions pour attirer des sièges régionaux ou des centres de production. En plus des divers avantages fiscaux, d’infrastructures et de services, les collectivités territoriales mettent en avant les diverses formes de compétences et savoir-faire de la main-d’oeuvre locale.

 

3. Des circuits financiers plus courts ? Une solution pour mieux financer l’économie réelle ?

 

L’attractivité de la finance de marché repose sur la hausse (continue) des cours boursiers. Or, la succession des crises depuis les années 90, crises régionales (russe, asiatique, argentine, etc.) et crises systémiques (dot.coms en 2000-01 ; subprimes en 2008-09), a fait prendre conscience des risques inhérents aux marchés financiers. Les investisseurs institutionnels de long terme, comme les fonds de pension et les fonds mutuels, qui doivent planifier le rendement sur plusieurs décennies, ont-ils un intérêt à la volatilité des marchés financiers et à la rotation (quasi) permanente de leur portefeuille d’investissement ? Durant les années 2000, certaines caisses de pension suisses ont, par exemple, investi massivement dans l’immobilier de manière directe, c’est-à-dire en étant propriétaires d’immeubles sans passer par des fonds spécialisés d’investissement immobilier. Le but est bien de se protéger de la volatilité des marchés financiers tout en permettant de diversifier les placements et d’avoir des rendements stables sur le long terme.

Toujours en Suisse, de plus en plus de particuliers ont investi directement dans des PME régionales (délaissées par les fonds de private equity comme mentionné ci-dessus), notamment ces 2-3 dernières années. Outre le fait d’éviter la volatilité des marchés financiers, ce type de placement répond à la volonté de participer directement au développement des entreprises régionales. En d’autres termes, l’investisseur accepte de prendre sa part de rôle (risque) entrepreneurial en participant concrètement à l’activité et au développement réel de l’entreprise. Bien sûr, ce type d’investissement dans l’économie pose toute une série de questions. Il faut notamment pouvoir disposer d’informations précises sur les entreprises. Il faut également se mettre d’accord sur la question du rendement et des risques partagés entre l’investisseur et l’entrepreneur (manager). C’est dans ce but de connaissances mutuelles et de création de bases de données sur les entreprises et les investisseurs qu’ont été créées des plateformes d’intermédiation et de rencontre.

Ces initiatives alternatives, encore balbutiantes dans le cas suisse, amènent à imaginer un système financier non uniquement basé sur les marchés financiers. Conceptuellement, cela passe par une réflexion sur l’instauration d’institutions qui tranchent avec celles qui ont favorisé le développement du pouvoir de la finance de marché face à l’économie réelle grâce à la « circulation » du capital et à sa capacité d’exit permanente. La croyance absolue aux marchés financiers – procurant de gracieux revenus au milieu de la finance (gérants de fortune et divers opérateurs, managers de multinationales, etc.) – comme « marché idéal » et efficient de financement servant directement l’intérêt de la société (croissance, emplois, etc.) doit être abandonnée. Il est aujourd’hui nécessaire que les détenteurs et surtout les gestionnaires de capitaux réapprennent à investir dans la durée, en connaissance des conditions de développement à plus long terme des entreprises, mais aussi des régions et des nations qui les hébergent.

Au total, il est possible aujourd’hui d’avancer certaines hypothèses relatives à la création de circuits de financement à dominante régionale et/ou nationale  et ne passant pas par les marchés financiers, comme système de financement durable. Cette reconfiguration du système financier n’exclut pas des relations à longue distance, mais ces dernières ne seraient plus au cœur du système. C’est quoi qu’il en soit la seule voie réellement en rupture avec une logique purement financière et dans laquelle le rapprochement entre le système financier, l’industrie et les contextes régionaux permet un meilleur développement.