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Trop Noir !

Illustration représentant un fond noir

Texte de Bruno Carbonnet

« Non, c’est trop noir ! C’est trop dur ! »

Telle fut la réaction directe des personnes qui avaient soutenu mon projet : travailler avec des couleurs présentes, des surfaces peintes, de la lumière, dans une morgue. Pourtant, j’étais décidé à défendre ce « faire face » avec le corps mort.

Récit de l'artiste, poète et chercheur Bruno Carbonnet.

→ Article écrit pour la revue M3 n°6

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Date : 01/12/2013

En cours de chantier, ici devant un essai de surface de sol, un mètre carré de ciment poncé recouvert de résine époxy teintée, là entouré d’architectes, d’élus, de médecins, de mon chef de projet, j’ai entendu le rejet devant un échantillon de réel. Et j’ai compris clairement ma position humaine avant ma position d’artiste dans cette réalisation.

Je n’étais pas dans cet investissement commun pour ajouter une ligne de plus à mon curriculum vitæ artistique, ni pour faire passer la pilule de manière esthétique, et encore moins pour enjoliver ou maquiller la dureté d’un moment de passage. Je voulais qu’un endeuillé puisse voir un corps mort et retrouve des bribes de forces premières auprès du cadavre d’un proche.

J’étais impliqué dans cette réalisation pour rendre possible un « faire face » décent, respectueux et confiant dans les énergies futures de l’endeuillé. J’étais convaincu de ce « faire face » via les travaux des plus grands peintres. Je pense aux mains d’anatomiste de Léonard de Vinci auprès de corps morts ouverts, à la position de David au-dessus du corps de Marat assassiné, afin de dessiner son ultime portrait, à l’énergie de Géricault pour tout entendre, sans jugement, des affres des rescapés du naufrage de la Méduse. Cette conviction puise dans l’histoire humaine et artistique de l’art, dense en évocations de cadavres, en œuvres attentives à la présentation, à la structure, à l’espace et à la représentation des corps.

 

Une discussion houleuse

De plus, ce « trop noir » très brillant de résine époxy accrochait le moindre reflet de lumière. Je ne facilitais en rien les contraintes de nettoyage et je heurtais les conventions fausses, mais persistantes, du blanc hygiénique, du blanc propre, du gris neutre. La discussion sur le chantier fut houleuse et tendue. Il fallut un nettoyage humide de la surface, un éclairage simulé à la lampe de poche et nombre d’arguments radicaux de ma part, afin que le sol corresponde au projet initial. J’avais perdu des soutiens mais pour le noir, ce serait d’accord. Ce sol était la première couleur vue par l’endeuillé, qu’il captait sans la voir directement, souvent en regard descendant. Il sentirait le sol sous ses pieds, non pas une moquette ou un linoléum d’hôpital. Ressentir un sol, avoir une sensation ; un sol qui est là, un sol qui sera là après. Bien sûr, être possiblement écrasé, abasourdi par le poids de la perte, mais voir ses pieds qui bougent, entendre le bruit de ses pas, gestes simples vers un début de verticalité, un mouvement, le premier mouvement d’un combat avec le poids. Donner une insistance du lien avec la gravité terrestre. Un noir brillant presque humide comme une route après la pluie, comme une tombe de marbre sombre, comme vers un fleuve en soirée, comme de l’obscur… Une surface sensible où la moindre luminescence, où le plus léger des impacts en reflets entrerait en écho avec l’humidité des yeux. Des points de lumière vers le bas, quelques atomes brillants disséminés. Un lieu pour un passage crucial, une surface au loin d’un sentiment de sécheresse, un espace volontairement au loin de la mort sèche, de la perte sèche.

 

Cellule psychologique

« Il faut faire le travail du deuil », détestable vulgate freudienne, si proche maintenant d’une sorte de désinvestissement, d’un laisser-aller. Prendre soin, ce n’est ni infantiliser l’autre, ni se réfugier dans la distance polie. Aucun travail, la rencontre du deuil est un Khaos. Une confusion comme un entassement naturel de roches et d’arbres après une tempête violente, ou un vide profond.
Un autre paysage, un autre agencement doit s’esquisser.

Alors, spatialement, il faut offrir des repères simples au corps, la largeur et la présence d’une porte, l’épaisseur d’un mur, une texture, une peau d’espace, des lumières sans surcharges de luxe. Avant tout, offrir solidité et verticalité. Pouvoir être en contact visuel, si l’approche du corps mort est trop douloureuse, permettre l’instant d’un dernier regard. Sans bande-son, sans sound designer, sans surcharge de signes ou de symboles, sans images autres que celle du défunt. Un espace présent offrant un instant de concentration. Un espace où il est possible d’entendre sa propre respiration, ses pleurs, ses larmes, ses cris… Ou de ressentir la justesse d’un geste ou d’un mot. Un corps vertical rencontre un corps horizontal dans le silence. Du vivant en « faire face » au plus rien, à ce qui à été donné. C’est donc une proposition spatiale vigoureuse, à l’inverse du lieu de l’euthanasie cool et soft des vieillards dans le fi lm Soleil vert de Richard Fleischer en 1973, ou des prospectives de rites funéraires 2.0 sur écrans tactiles évoqués récemment par la journaliste Catherine Vincent dans un article du Monde.

 

Une équipe

Quelle que soit la spatialité ou la justesse d’un lieu, c’est l’équipe responsable du lieu qui fera vraiment le projet via son habitation. Lors de mes phases d’études à Fécamp, j’ai rencontré diverses équipes en charge de morgues. Et nombre de fois, j’ai entendu la même absence de reconnaissance du travail des derniers soins. Isolement des équipes vis-à-vis des autres modalités de soins plus valorisantes. J’ai parfois découvert la honte de travailler et de recevoir des familles dans des espaces inadéquats, voire sordides. Donner une véracité d’espace à ces soignants, c’est rendre possible des conditions de travail décentes, rendre viable le travail de l’ultime adieu situé à la croisée de la technique, du soin et du symbolique. Mais il est urgent que l’institution accorde du temps et des moyens pour donner confiance aux soignants liés à une morgue.

Lors de la première projection du fi lm de court métrage de Cécile Patingre sur le soin du deuil, qui montrait les divers moments de ce projet jusqu’à son ouverture, j’ai reçu une remarque directe de l’infirmière en chef responsable du service de Fécamp Fécamp : « Vous savez, cela nous prend presque un quart d’heure pour préparer l’exposition d’un corps, et parfois la personne ne reste que quelques secondes ! » Je n’ai pu que répondre : « Mais savez-vous combien de temps a cheminé l’image, l’énergie de ce dernier contact, dans le corps de cette personne, de ce regardant ? ».