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Stratégie numérique des établissements d’arts vivants : un paradoxe à apprivoiser

Statue d'une jeune femme tenant un téléphone portable

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Site internet, communication sur les réseaux sociaux ou plateforme de streaming, la digitalisation des lieux culturels (musées, bibliothèques, cinémas etc.) a pris un nouveau tournant depuis deux décennies à peine, pour occuper désormais une place importante dans la politique des établissements du spectacle vivant.

Décryptage des différentes stratégies numériques entreprises par les institutions et de leur influence sur les offres culturelles en ligne et « In Real Life ».

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Date : 07/02/2022

Comment donner sa place au virtuel dans quelque chose d’aussi physique qu’une représentation sur scène ? C’est la question délicate qui tourmente les institutions culturelles à l’heure où elles doivent adopter sans plus tarder une stratégie numérique. Car qui dit spectacles et plus largement arts scéniques, dit instinctivement présence, gradins, sièges et public en chair et en os. L’heure est pourtant venue pour ces établissements séculaires de rebattre les cartes et d’inclure le numérique dans leurs propositions culturelles. Avec la multiplication des écrans et des interfaces de communication, l’étendue des possibilités est plus vaste que jamais pour ces institutions, qui ont appris avec le temps à les maîtriser avec plus ou moins d’enthousiasme.

 

Photo d'une personne filmant un concert sur son téléphone

 

Des premières étapes numériques assimilées… et après ?

 

Les premiers pas d’une digitalisation pour les institutions du spectacle vivant ont été rapidement franchis : se doter d’un site internet identifiable et d’une billetterie en ligne, être bien positionné sur les moteurs de recherche, mettre en avant les informations pratiques et les programmes, s’adapter aux nouvelles pratiques des utilisateurs avec notamment le passage au responsive design et une communication axée vers les petits écrans verticaux des smartphones.

La deuxième étape, désormais indispensable de la digitalisation, est celle de la communication : newsletter, présence sur les réseaux sociaux. Et ensuite ? Pour beaucoup la réponse n’est pas simple. Quelles ressources digitales employer face à un spectacle qui se vit in situ ? Que peut bien apporter l’expérience en ligne par rapport à l’expérience réelle ? Dans cette dernière question réside peut-être l’écueil qui ralentit la pleine prise en main par les grandes institutions des opportunités numériques, encore peu exploitées en comparaison d’autres productions culturelles (à l’instar de l’édition ou de la musique) : pour initier une vraie stratégie digitale globale, le préjugé d’une expérience physique perçue comme insurpassable reste sans doute à déconstruire.

 

L’ombre de la diffusion numérique à marche forcée

 

Avec l’épidémie de Covid-19, les institutions se sont tournées vers le numérique pour remédier à la chute drastique des visites et l'annulation des représentations. En 2021, l'Opéra de Paris lance enfin sa propre plateforme de diffusion en ligne, l'Opéra chez soi, où les ballets et représentations lyriques sont disponibles à la location. Un moyen de pallier la baisse de fréquentation, mais aussi de rajeunir leur public en visant des spectateurs plus jeunes, familiarisés avec les plateformes de streaming en ligne. Plus âgés que la Gen Z (à qui l’Opéra réserve ses tarifs préférentiels), mais tout aussi connectés, les trentenaires sont désormais la cible à atteindre dans les nouvelles communications numériques. Une stratégie déjà adoptée par la Philharmonie de Paris avec sa plateforme Philharmonie Live, où le public peut visionner gratuitement et en intégralité une cinquantaine de concerts. Mais voir dans la numérisation des spectacles une voie de salut ne semble pas être la meilleure des solutions : c’est aussi ne pas anticiper l'embouteillage numérique provoqué par la multiplicité soudaine des contenus disponibles. Ce risque est ainsi pointé par le cabinet de conseil des organisations de la culture Orcène, dans son riche article « Raisonner son offre culturelle en ligne et in situ », sur la digitalisation des institutions qui doivent désormais prendre conscience des enjeux globaux pour atteindre leurs objectifs. Analysant les enjeux croisés entre numérique et physique, le cabinet préconise avant tout de penser une expérience pour un public uniquement présent en ligne, tout en conservant une offre hybride, où virtuel et réel se complètent pour le spectateur.

 

Photo d'une femme touchant une application web flottante

 

Archives numériques, êtes-vous là ?

 

Parmi les prolongations en ligne qui peuvent s’ouvrir au public, on trouve par exemple les archives numériques. Travail d’envergure pour beaucoup d'institutions culturelles, leur place s’impose de plus en plus comme un enjeu de taille dans les stratégies digitales. « Aujourd'hui, documenter l’art numérique c’est une mission de service public (...) qui n’existe pas encore et je pense qu’il faut la mettre en place », avance Gilles Alvarez, directeur artistique de Némo, dans le mooc digital Paris sur le spectacle vivant. En intégrant des archives numériques, les sites des institutions ne sont plus seulement des plateformes pour planifier et organiser sa visite, mais des lieux de consommation numérique de la production culturelle. Avec cette nouvelle dimension documentaire, les établissements offrent une extension pédagogique au public, permettant ainsi de prolonger l'expérience physique qui n’a pas toujours vertu à enrichir les connaissances et la curiosité des spectateurs.

En 2016, l’IETM, réseau international pour les arts du spectacle contemporains, dans son mapping « Le spectacle vivant à l’ère du numérique : un tour d'horizon » rédigé par Julie Burgheim, soulignait plusieurs initiatives d’archives numériques innovantes. Parmi elles, les archives de l’institution allemande Tanz Fonds Erbe sont par exemple centrées sur l’histoire de la danse contemporaine. Les fonds disponibles permettent alors aux artistes d’effectuer des recherches en vue de la création de nouveaux projets : « Le processus artistique est documenté et mis en ligne sur le site du TanzFonds et ouvert au public, qui a accès à une histoire vivante de la danse, auparavant réservée à quelques experts. Les productions, résultat de ce travail, sont par la suite diffusées ». Une manière de garder les archives ouvertes et vivaces. Plus proche de nous, Numéridanse, portée par la Maison de la Danse de Lyon, regroupe plus de 4 000 vidéos de représentations et de master class à visée pédagogique.

 

Photo d'un néon disant en anglais "tout est connecté"

 

Médiation numérique : des possibilités infinies mais trop peu d’initiatives

 

Initié en 2013, le Laboratoire Théâtres & Médiations Numériques TMNlab se donne pour projet de valoriser le développement et l'utilisation d'outils de communication et de médiation numériques auprès des professionnels du théâtre. En 2012, il produit un état des lieux du numérique, réalisé avec le soutien de la Direction générale de la création artistique du ministère de la Culture. Regroupant les données des différents établissements, l’institution dénote une bonne participation sur le terrain numérique, mais des initiatives globalement assez uniformes, avec peu d’innovations. Si les différents formats de vidéos courtes – promotionnelles ou interviews et reportages autour de la programmation – sont bien intégrés à la médiation culturelle depuis plusieurs années, les autres initiatives ne figurent pas encore à l’agenda de la majorité des établissements. Podcasts, vidéos longues, articles de blog ou magazines web, moocs, tutoriels, ateliers et médiations ludiques sont des approches encore peu explorées par les institutions du théâtre.

Pourtant ces formats numériques existent déjà, indépendamment des institutions, effectuant à la fois un travail de médiation, de documentation, de critique et de vulgarisation. Parmi les plus consultés par les internautes, on peut citer les podcasts Vivant ! de Camille Rioul et Tous Danseurs de Dorothée de Cabissole, ainsi que la chaîne YouTube Ronand au théâtre menée par Ronand Ynard. L’étude du TMNlab analyse la relative timidité des institutions à adopter (et adapter) ces formats dans leurs stratégies de médiation pour plusieurs raisons. En cause, une stratégie digitale aux contours encore flous, mais aussi un besoin de temps et de ressources humaines importantes pour mettre en place ces solutions. Le rapport pointe notamment une communication numérique chronophage, ainsi qu’un besoin d’accompagnement pour comprendre et aborder sereinement les lignes directrices des différents canaux de diffusion.

 

Photo d'un technicien son lors d'un concert

 

Partage et formation, deux clés essentielles pour les stratégies numériques

 

L’étude Numérique et spectacle vivant : une nouvelle scène à investir, publiée en février 2021 et menée par la société Balthus en collaboration avec le ministère de la Culture, se conclut avec plusieurs pistes essentielles à explorer afin de valoriser le numérique au cœur des institutions. Parmi les plus importantes, celles de la formation des équipes en abordant le coaching sous une nouvelle facette, personnalisée et recentrée sur des problématiques précises de leurs stratégies numériques. Il s’agirait ainsi de prévoir « un accompagnement ponctuel et adapté pour [...] aider [les directions des lieux] à définir une stratégie globale incluant le numérique pour mieux comprendre les enjeux de cet univers, savoir développer une culture de la donnée, introduire progressivement une capacité à expérimenter et inclure le numérique au sein de la création artistique. Ceci est bien plus efficace qu’une journée de formation ordinaire du type “Qu’est-ce que le digital ?.” ».

Autre point à ne pas négliger, le temps du partage et de la réflexion entre les professionnels. À l’opposé de l’instantanéité qui caractérise les contenus digitaux, le bon usage de ceux-ci pour arriver à une stratégie numérique pertinente demande un temps d’évaluation en aval. Comme précisé dans le même rapport, « une approche expérimentale par essai et erreurs va faire émerger de nouvelles pratiques qui doivent être facilement partagées et adaptables. Une solution pourrait être la création d’ateliers et de débats réguliers dédiés au partage des pratiques et des expériences ». Cette liste de bonnes pratiques seraient à constituer de toute urgence pour diffuser et adapter les approches digitales entre les différents établissements du spectacle et de la scène.

 

Photo de bancs vides

 

Ainsi, les stratégies numériques des institutions des arts vivants restent un terrain à conquérir. Si quelques tentatives se démarquent et que certaines scènes ont embrassé sans réserve le champ digital à la mesure de leur identité, ces initiatives demandent avant tout une prise de perspective et une mise en commun, pour que chaque structure adapte les solutions aux enjeux qui lui sont propres.

Alors que la crise sanitaire semble avoir rompu durablement les liens entre certains publics et le spectacle vivant, c’est à n’en pas douter sur la toile que se jouera une partie décisive pour la survie à long terme des plus grandes institutions de ce secteur.