La France face aux communautarismes
Interview de S. Romi Mukherjee
Docteur en histoire des religions à l'université de Chicago
Étude
La laïcité institutionnelle est le fondement du modèle républicain français. En principe, il y a complète séparation de l’Église vis-à-vis de l’État et neutralité de l'Etat dans son traitement des religions, aucune n'étant officielle, toutes étant autorisées et protégées dans leur exercice.
Le débat sur la laïcité a été essentiellement porté dans le domaine public à partir de la question du foulard islamique à l’école (1989) avec deux aspects assez différenciés : le port du voile serait non seulement une manifestation religieuse incompatible avec la laïcité, mais entérinerait aussi une forme d’oppression masculine des femmes. Mais la question laïque déborde très largement la question scolaire et pose sur le fond la question du « vivre ensemble » dans une société de plus en plus multiconfessionnelle et multiculturelle. Partant du postulat que la laïcité est globalement remise en cause — et à travers elle, la République — par la montée des communautarismes et par l’islamisme radical, le débat depuis quelques années tend à faire prévaloir une approche à la fois offensive et défensive de la laïcité.
Cette synthèse répond à la question posée dans le titre en abordant les points suivants :
- L'émergence de la laïcité
- La IIIème République et laïcité
- Deux conceptions de la laïcité encore structurantes
- La loi de 1905
- La laïcité comme principe constitutionnel depuis 1948
- Une demande croissante de visibilité de la part des religions
- Une inégalité de traitement entre les cultes
- Le débat sur la laïcité depuis l'affaire du foulard
- La nouvelle laïcité
- La laïcité traditionnelle
- La remise en cause du compromis ou la loi du 15 mars 2004
- Les conclusions de la commission Stasi : arguments pour une loi
- Quand le laïcisme réapparaît…
- Partisans du statu-quo ou de la reconnaissance des cultes « minoritaires » : un front éclaté
- Malgré tout, des points de consensus...
Le concept de laïcité s’est peu à peu formé au cours de l’histoire.
Cinq grandes étapes
La construction de la laïcité comme valeur durant la IIIème République est indissociable de l’anticléricalisme. Spécificité de la « laïcité à la française », l’anticléricalisme a deux raisons principales : l’église catholique est avant tout le plus ancien rival institutionnel de l’Etat ; ensuite, les autorités catholiques avaient très largement choisi le camp de la monarchie contre celui de la Révolution.
L’école est conçue dans l’esprit de la IIIème République comme le moyen par excellence d’émancipation de l’individu et de formation du citoyen. Par son œuvre d’éducation nationale, la IIIème République réussit l’unification linguistique et culturelle du pays, et construit l’imaginaire de la nation comme entité indivisible, cohérente et unie, qui transcende les fractures politiques et religieuses. La laïcité, en tant que morale, est ainsi liée au culte de la République indivisible.
La laïcité est d’abord un outil d’émancipation de la sphère publique par rapport à la sphère cultuelle. La construction progressive de la laïcité au 19ème siècle permet la mise en place d’un espace public indépendant du fait religieux. La religion est renvoyée progressivement à la sphère privée (KESSLER : 34).
En tant que morale (on parlera d’éthique laïque), l’allégeance de l’individu ne peut être que citoyenne et procéder de l’Etat. Ceci est expliqué dans une formule célèbre que le comte de Clermont-Tonnerre prononça à propos des juifs lors de la Révolution française : « Il faut tout refuser aux juifs comme nation et tout leur accorder comme individus ; il faut qu'ils ne fassent dans l'État ni un corps politique, ni un ordre : il faut qu'ils soient individuellement citoyens ». L’allégence citoyenne fonde le modèle confessionnel français. L’éthique laïque se veut donc émancipatrice vis-à-vis des différents groupes sociaux et communautés. Elle se méfie de toute croyance susceptible de transcender la personne (religieuse, philosophique, métaphysique).
En tant que droit, la laïcité doit permettre de concevoir des normes juridiques capables de protéger les institutions publiques du contrôle des communautés religieuses. La laïcité est la neutralisation du fait religieux pour la définition des droits. En soustrayant l’Etat, les institutions et la société à la tutelle de l’église, elle doit permettre la garantie de la liberté de conscience et l’égalité de traitement effective (DUHAMEL, MENY).
La laïcité a servi l’émancipation de minorités religieuses, protestante, juive, bouddhiste aujourd’hui ainsi que des groupes dominés comme les femmes.
Au sein des courants républicains qui portent la valeur de laïcité, deux conceptions philosophiques et politiques suscitent une tension interne constitutive de l’idée laïque telle qu’elle a été mise en œuvre en 1905 (BERGOUGNIOUX, Pouvoirs : 21).
On verra que cette tension interne à l’idée de laïcité réapparaît aujourd’hui :
Dans la pratique, la première approche l’a emporté dès le début du 20ème siècle et reste dominante aujourd’hui, malgré la reviviscence récente de la seconde.
La Loi 1905 de séparation de l'Etat et des religions reste le grand référent de la relation entre l'État et les religions. Elle survient à l’issue de la crise dreyfusienne :
« La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes » (art. 1).
« La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » (art. 2).
« Il est interdit à l'avenir, d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l'exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions » (art. 28).
La loi exprime une conception libérale de la laïcité. L’Etat est neutre dans son traitement des religions et respecte toutes les croyances. Elle est également animée par l'idée que la religion est une affaire privée, de conscience et n'a pas à apparaître dans l'espace public.
La Loi 1905 ne s'applique pas dans les trois départements de la Moselle, du Bas-Rhin et du Haut-Rhin, rattachés à l'Allemagne lors de l'adoption de la loi. Ces départements conservent le régime concordataire hérité de 1801 (rémunération des prêtres, pasteurs et rabbins sur le budget de l'Etat, enseignement de la religion à l'école publique).
La laïcité a été ensuite promue au rang de principe constitutionnel. La laïcité est entérinée par les Constitutions de 1946 et de 1958 :
« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances » (art. 2).
Le fait que la laïcité soit élevée au niveau le plus élevé de la hiérarchie des normes est une spécificité française. Il n’y a pas d’autre République laïque en Europe.
La conception de la laïcité a évolué depuis 1905 dans le sens d'une plus grande tolérance et du souci des libertés. La neutralité religieuse théorique de l'État est allée de pair avec un certain nombre d'avantages accordés aux religions reconnues (catholique, réformée et juive) et surtout au catholicisme. C'est ce qui est appelé la « laïcité à la française ». Parmi les multiples lois et mesures, la Loi Debré de 1959 est une étape importante dans la reconnaissance de l’enseignement privé, en instaurant le régime des contrats avec les établissements privés.
La stratégie des différents cultes en France tend à aller de plus en plus dans le sens d’une recherche de visibilité. Cela concerne l’islam, mais également les églises dérivées du protestantisme, certains mouvements catholiques, de même que les Juifs de France. Dans certains mouvements de l’église catholique, on trouve une volonté de rupture avec la stratégie traditionnelle de présence discrète dans la vie de la société, avec le souci d’apporter sa part à l’élaboration des réponses aux questions qui se posent (DURIEZ). La reconnaissance de la nécessité de la distinction entre sphère de la foi et sphère de la vie civile peut s’accompagner du refus de la privatisation absolue : « nous ne pouvons pas nous résigner à une totale privatisation de notre foi comme si l’expérience chrétienne devait rester enfouie dans le secret des cœurs, sans prise sur le réel du monde de la société » (citation de Mgr Dagens, évêque d’Angoulême, DURIEZ : 46).
Le besoin de visibilité des religions concerne en premier lieu les « ethno-religions », religions le plus souvent importées par les populations migrantes. L’enjeu identitaire tend à se substituer à celui de la liberté de croyance (CHAMPION 1999). La recherche de visibilité peut traduire une volonté de reconnaissance de ces populations dans ce qui constitue une partie de leur identité. Ce besoin peut alors se comprendre comme une forme de défense de la dignité individuelle et collective vis-à-vis d’une dévalorisation subie de la part de la société d’accueil (FERJANI 2001). De plus, les personnes qui se réfèrent aux religions dont la présence est récente en France tendent à négocier leur place dans l’espace français, comme l’ont fait avant elles d’autres communautés religieuses. C’est bien sûr le cas de l’islam, mais cela concerne également le bouddhisme par exemple.
Le besoin de visibilité s’articule dans certains cas avec la revendication d’une nouvelle forme de pluralisme. La France comme les pays d’Europe et les Etats-Unis ont adopté depuis la fin du 19ème siècle une forme de pluralisme fondé sur le droit à la liberté religieuse de chaque individu : tous les citoyens sont égaux quelle que soit leur religion et la citoyenneté est indépendante de la religion. Cette forme de pluralisme est aujourd’hui concurrencée par le «pluralisme d’affirmation identitaire» (CHAMPION, 1999), revendiquant l’égalité des groupements religieux et de traitement des cultes.
En principe, toutes les religions ou tendances religieuses sont égales devant la loi (même si, dans le cadre français, l’égalité est avant tout celle des individus, et non des cultes). En pratique, la religion historique est souvent privilégiée, en France comme dans d’autres pays d’Europe et les religions pratiquées par les immigrés (islam, bouddhisme, hindouisme, etc.) sont l'objet de discriminations plus ou moins fortes. Rappelons que la place du christianisme dans l’histoire française explique la présence forte des signes, symboles de cette religion dans l’espace public (églises, croix…) et l’importance des traditions ayant une origine religieuse (jours de congés scolaires par exemple). Selon un argument souvent avancé, cette présence est davantage à considérer sous son aspect culturel, voire patrimonial. Or, c’est loin d’être le « ressenti » d’une partie des membres des cultes minoritaires qui considèrent que les édifices religieux, en général catholiques et protestants sont des édifices publics (1) et perçoivent comme de la discrimination le fait de ne pas avoir de mosquée, ou de temple, etc. Au-delà de la question du bien fondé de ce sentiment, il est peu contestable qu’il ne favorise pas une bonne intégration à la collectivité nationale.
Par ailleurs et concernant l’islam, de multiples exemples attestent selon FERJANI une inégalité qui défavorise l’islam, au niveau du traitement des demandes : « Le contraste est tel que la laïcité — sans cesse révisée à la baisse pour satisfaire les exigences des institutions religieuses des « français de souche » — est toujours invoquée, dans toute sa vigueur, pour justifier le refus de telle ou telle demande des musulmans, souvent avant même l’examen de ces demandes » (FERJANI 2001 : 74).
Le traitement inégal entre les demandes suscite un sentiment d’injustice, des incompréhensions et une tendance au repli voire à la violence. Inversement, toute décision qui paraît juste semble rassurer la population musulmane et devrait favoriser son intégration. Pour FERJANI (2001 : 76) les décisions du CE dans l’affaire du foulard « ont fait naître chez les musulmans un début de confiance dans la justice et les institutions de l’Etat de droit ».
Le rapport de l’islam à la République est identifié comme le principal défi adressé à la laïcité républicaine depuis la fin des années quatre-vingt. L’ « affaire du foulard (2) » a lancé un débat social et politique qui reste aujourd’hui aussi passionné qu’à l’automne 1989, quand les médias se sont emparés de l’affaire suscitée à Creil, dans la banlieue nord de Paris, par l’expulsion de trois jeunes filles portant le foulard. L’événement est intervenu dans un contexte de revendications de plus en plus affirmées concernant la visibilité de pratiques et expressions (port du foulard, respect des jours fériés, construction de lieux de culte, abattage rituel, etc.) cultuelles et culturelles de la part de minorités.
Cette affaire a révélé la divergence entre deux grandes interprétations de la laïcité (voir la tension interne plus haut signalée), qui existaient sans se manifester dans la société française (REMOND : 16). Depuis, on oppose « nouvelle laïcité » (en 1986, la Ligue de l’Enseignement a pris l’initiative d’engager un débat sur la laïcité et en a appelé à une « nouvelle laïcité ») ou « laïcité ouverte » à la « laïcité traditionnelle ». La première est considérée par ses adversaires comme une laïcité vidée de son contenu ; la seconde est considérée par ses détracteurs comme une laïcité dogmatique, déconnectée des évolutions sociales. Entre ces deux grandes conceptions de la laïcité, il existe des positions intermédiaires qui empruntent des éléments à l’une et à l’autre des positions.
Ces deux interprétations de la laïcité divisent les grands partis, mais aussi les institutions et établissements publics (les enseignants et directeurs d’établissements, la magistrature…) et les organismes comme le Haut Conseil à l’Intégration, organisme consultatif créé en 1989.
La « nouvelle laïcité » met l’accent sur la garantie de la libre expression de chacun que permet la laïcité, et non sur le refus du religieux au nom de la neutralité de l’Etat ou de l’école. Il ne s’agit pas de remettre en cause le principe de neutralité de l’Etat (de ses agents, des programmes scolaires, etc.), mais de ne pas chercher à l’utiliser contre la liberté d’expression religieuse. Cette nouvelle interprétation de la laïcité est énoncée dès 1986 par la Ligue de l’Enseignement.
L’avis du Conseil d’Etat du 27 novembre 1989 confirme cette position. Il déduit de l’ensemble des textes de valeur constitutionnelle et de dispositions législatives que « le principe de laïcité de l’Etat et de neutralité de l’ensemble des services publics impose que l’enseignement soit dispensé dans le respect, d’une part, de cette neutralité par les programmes et par les enseignants, d’autre part, de la liberté de conscience des élèves…La liberté ainsi reconnue aux élèves comporte pour eux le droit d’exprimer et de manifester leurs croyances religieuses à l’intérieur des établissements scolaires, dans le respect du pluralisme et de la liberté d’autrui, et sans qu’il soit porté atteinte aux activités d’enseignement, au contenu des programmes et à l’obligation d’assiduité ».
Le port de signes religieux n'est pas en lui-même incompatible avec la laïcité, à condition qu'ils n'aient pas de « caractère ostentatoire ou revendicatif » de nature à perturber le fonctionnement du service public et qu'ils ne constituent pas « un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande ». Le CE renvoie aux règlements des établissements le soin d’élaborer cette réglementation, avec le contrôle du juge. Le CE a par ailleurs consacré comme un droit ce qui n’était qu’une tolérance quant aux autorisations d’absence pour motif religieux (avec la limite des exigences propres à l’enseignement).
Cette conception « libérale » s’exprime dans la jurisprudence du CE et dans la pratique juridique, où le juge tient compte de l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme qui protège la liberté d’opinion, « même religieuse » et l’exercice effectif du culte, dès lors qu’il ne trouble pas l’ordre public. Cela signifie que pour le juge (administratif comme judiciaire), le principe de liberté (de croyance, de pratique, de manifester sa croyance) prédomine sur celui de neutralité de l’Etat (KESSLER : 43). L’espace européen de la liberté religieuse « tire » la laïcité dans le sens de cette conception ouverte. L’exercice de la laïcité s’inscrit en effet dans le cadre de conventions et traités internationaux auxquels la France a souscrit. Ces textes mettent surtout l’accent sur les libertés individuelles et publiques. L’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales (1950) protège la liberté religieuse. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l ‘homme est protectrice de la tolérance (3) .
Ceci nourrit la crainte que la conception française de la laïcité soit menacée par l’intégration européenne (LE PORS). Mais on peut aussi voir dans cette convergence l’opportunité pour la France de débarrasser sa laïcité de sa conception latente de laïcisme (autrement dit son hostilité au religieux) et d’envisager l’existence de plusieurs régimes de cultes qui peuvent également incarner la laïcité (M. FELDEN).
Cette conception trouve enfin un appui dans les représentations sociales. Par exemple, rares sont les Français à s’indigner aujourd’hui de l’obligation faite aux chaînes publiques de radio et de télévision de programmer des émissions religieuses (REMOND : 15).
Le HCI se positionne majoritairement dans cette conception de la citoyenneté dans son rapport « L’islam dans la République » (2000) ; les membres qui souhaitent l’interdiction générale et absolue du port du voile à l’école étaient alors très minoritaires (4) (depuis, les positions ont sans doute évolué dans le sens de la laïcité traditionnelle). Il énonce trois arguments qui militent à son sens contre l’interdiction générale du port du voile à l ‘école :
Les acteurs qui aujourd’hui tiennent l’exclusion comme une mauvaise solution mettent essentiellement en avant ces deux arguments : si le port du foulard n’est certainement pas souhaitable pour ces jeunes filles, il faut faire confiance aux capacités émancipatrices de l’école : « s’il n’y avait qu’une raison de ne pas exclure, ce serait l’espoir que celle qui serait entrée avec le foulard l’aurait retiré d’elle-même au moment d’en sortir » (AUBRY, DUHAMEL : 103). Les études menées sur ce sujet indiquent que les filles voilées semblent plutôt engagées dans des logiques d’intégration (5).
Deuxièmement, la mise en avant d’une application trop stricte de la laïcité pourrait avoir des effets contre-productifs. Selon BERGOUGNIOUX, « la revendication d’une laïcité française fermée pourrait paradoxalement favoriser un modèle communautaire de socialisation ».
D’autres arguments intéressants quoique plus rarement mis en avant sont apparus à l’occasion de ce débat sur le port du foulard :
Il semble que la conception « ouverte » de la laïcité, dominante jusqu’à la fin des années quatre-vingt-dix, tende à être supplantée ces toutes dernières années par la conception « traditionnelle » (voir le « retournement » de plusieurs membres de la commission Stasi et l’adoption de la loi de mars 2004).
Les tenants d’une laïcité plus stricte — et parmi eux les membres minoritaires du HCI — ont considéré que l’affaire du foulard :
La défense de la laïcité traditionnelle s’inscrit dans une volonté de réaffirmer un Etat républicain fort dans un contexte global qui le remettrait en cause. L’ouvrage Que vive la République de Régis DEBRAY, qui paraît l’année qui voit tout à la fois la commémoration du bicentenaire de la Révolution française et la médiatisation de l’affaire du foulard, en est une bonne illustration.
Cette conception s’accorde assez bien à la vision socioculturelle dominante qui voit en la laïcité un moyen de contrer l’affirmation publique des appartenances religieuses, et donc oppose laïcité et religion, en décalage finalement avec la conception politique et juridique de la laïcité qui fonde et organise au contraire en droit l’accès indiscriminé de toutes les religions à l’espace public (CESARI : 59-60).
A l’extrémité du champ du débat, une position tire la conception « traditionnelle » de la laïcité vers une « laïcité de combat » cherchant à réduire l’influence des religions. Cette position tend à assimiler laïcité et athéisme d’Etat. Elle semble minoritaire mais est réactivée aujourd’hui. Alors qu’au 19ème siècle, l’ennemi était le catholicisme, il est aujourd’hui surtout trouvé dans l’islam. Cette conception trouve un soutien fort dans l’opinion publique, très majoritairement opposée au port du foulard pour des raisons qui peuvent aller de la défense de la laïcité traditionnelle à des formes de racisme « antiarabes ».
Si certains établissements se sont bien accommodés d’appliquer la procédure découlant de l’avis de 1989 du Conseil d’Etat (c’est le cas par exemple du lycée Henri Wallon d’Aubervillier où l’affaire du voile a éclaté : la négociation a permis d’imposer la loi dans les esprits selon un principal), les enseignants ont été de plus en plus nombreux à réclamer une loi pour réglementer officiellement la mise en œuvre de la laïcité à l’école (6).
Adoptées à une quasi-unanimité, suite au retournement de plusieurs de ses membres (tel A. Touraine, jusque-là contre l’interdiction du foulard par la loi), elles se résument ainsi :
Lors des discussions parlementaires et dans la presse, des positions plus radicales que celles retenues par la commission Stasi ont été émises par des associations laïques et des syndicats d’enseignants en particulier, les amenant à critiquer cette loi au motif qu’elle ne va pas assez loin dans la réaffirmation de la laïcité :
Partisans du statu-quo ou de la reconnaissance des cultes « minoritaires » : un front éclaté La majorité des représentants des Eglises, le Conseil français du culte musulman (CFCM) ont fait part de leur réserve face à une loi qui leur paraissait inutile, dangereuse ou « surréaliste ». Nous avons réunis ici les arguments les plus souvent énoncés :
Les querelles sémantiques qui ont présidé le choix des termes sont révélatrices de conceptions différentes de la laïcité.
On avait tout d'abord parlé de bannir les signes ostentatoires. Le texte de loi proposé et adopté parle finalement de signes ostensibles.
Alors qu’ostensible signifie qui peut être montré, qui est fait pour être montré, mais aussi qui est visible, apparent, le terme ostentatoire marque l’ostentation, c’est-à-dire l’affectation de montrer quelque chose dont on veut faire parade. En adoptant le terme ostensible à la place d'ostentatoire, on va en principe plus loin dans l’interdiction, puisque le fait de rendre visible un signe suffit pour susciter l’interdiction. On évite aussi la subjectivité inhérente au terme ostentatoire (comment peut-on être assuré de l’intentionnalité de celui qui porte un signe religieux ?).
Finalement, l’article L 141.5-1 de la loi de juin 2004 fait état de l’interdiction aux élèves de porter des signes qui « manifestent ostensiblement une appartenance religieuse ». Cette interdiction des signes religieux ostensibles est précisée ainsi : « c’est-à-dire les signes et les tenues dont le port conduit à se faire reconnaître immédiatement par son appartenance religieuse » : donc « le voile islamique, la kippa, ou une croix de dimension manifestement excessive ». Sont en revanche admis les « signes discrets, croix, étoile de David ou main de Fatma ».
Pour limiter la confusion et les risques de contentieux qu’elle pourrait susciter (faudra-t-il une règle pour mesurer la taille tolérable d'une croix ?), des élus et des chefs d'établissement ont proposé de remplacer le mot « ostensible » par le mot « visible ». Ce terme n’a pas été retenu, car il interdirait les signes « discrets » et irait trop loin dans le sens de la remise en cause de l’équilibre produit tout au long du 20ème siècle.
Malgré les divergences que nous avons relevées dans cette synthèse, on note des points de consensus susceptibles de réunir la quasi-totalité des acteurs du débat sur la laïcité :
Seuls les défenseurs de la laïcité comme substitut à la morale religieuse, ou les partisans les plus intransigeants de l’unicité de la nation semblent refuser cette position pluraliste.
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(1) L’Etat et les collectivités locales ne peuvent, depuis 1905, construire d’édifice religieux ; ceux construits avant 1905 sont propriété publique, ceux construits par la suite sont propriété privée des églises.
(2) Dans ces années, on parle du « foulard » alors qu’aujourd'hui, on parle surtout de « voile ». Ce glissement a accompagné le fait que de plus en plus de jeunes filles portent un tissu qui couvre intégralement le front et le cou et tend à cacher au maximum le visage.
(3) La Cour européenne des droits de l’homme (arrêté Kokkinanis, 25 mai 1993) reconnaît que « la liberté de manifester sa religion comporte, en principe, le droit d’essayer de convaincre son prochain » (cité par Le PORS : 51)
(4) La définition d’une position commune allant dans le sens de l’avis du CE (donc de la « laïcité ouverte ») a provoqué la démission de Michèle Tribalat.
(5) De multiples enquêtes indiquent que le port du foulard ne traduit pas nécessairement une montée en puissance du fondamentalisme musulman. Suite à l'affaire du foulard de Creil, une enquête sociologique réalisée sur une centaine de jeunes filles voilées avait indiqué que le port du foulard correspondait le plus souvent à des stratégies qui participent finalement à l’intégration des jeunes filles : démonstration d'acceptation superficielle des normes traditionnelles, pour mieux préserver la possibilité d'une autonomie réelle ; mode d'affirmation de soi comme musulmanes et françaises, intégrées mais différentes, en réaction à une stigmatisation qui frappe les jeunes d'origine étrangère (GASPARD et KHOSROKHAVAR, 1994). Depuis, on remet en cause ce type d’étude pour surtout mettre en exergue la réalité de la pression et de la violence sociale et physique exercée à l’égard des jeunes filles pour qu’elles se voilent.
(6) La circulaire Jospin du 12 décembre 1989 s’appuyait sur l’avis du CE pour condamner les pratiques ostentatoires ; la circulaire Bayrou du 20 septembre 1994 avait ensuite clarifié la situation rendue confuse par cinq arrêts des juridictions administratives sur l’application de l’avis donné par le CE au ministre de l’Education Nationale. Elle préconisait l’interdiction de tout « signes religieux ostentatoires » à l’école sous peine d’exclusion, laissant néanmoins toute lattitude à l’interprétation et à la négociation au cas par cas.
Interview de S. Romi Mukherjee
Docteur en histoire des religions à l'université de Chicago
Interview de Daniel Meguerditchian
Historien, responsable de la médiathèque du Centre national de la Mémoire Arménienne
Texte de Michel WIEVIORKA
Texte de Ludovic Viévard
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