Vous êtes ici :

Qu’est-ce que la laïcité quinze ans après l’ "affaire du voile" et près d’un siècle après la loi de 1905 ?

Étude

Cette synthèse était initialement intégrée à un document « Les valeurs politiques, situation française.
Enjeux, débats et positions », préparatoire aux premières rencontres des Dialogues en Humanité de Lyon (juin 2003). Il visait à faire un point sur les valeurs qui sous-tendent l’action politique aujourd’hui en France.
Peut-on en effet se contenter d’invoquer les valeurs fondatrices d’égalité, de liberté et de fraternité, sans prendre en compte la manière dont ces valeurs sont réinterrogées aujourd’hui dans leur capacité à être véritablement réalisées ?
Nous avions alors identifié sept grandes valeurs, fondatrices et structurantes par rapport au cadre français : égalité, citoyenneté, laïcité, liberté, fraternité/solidarité, démocratie et enfin universalisme.

Le présent texte reprend l’essentiel du propos sur la laïcité en le réactualisant.
Date : 01/01/2004

La laïcité institutionnelle est le fondement du modèle républicain français. En principe, il y a complète séparation de l’Église vis-à-vis de l’État et neutralité de l'Etat dans son traitement des religions, aucune n'étant officielle, toutes étant autorisées et protégées dans leur exercice.
Le débat sur la laïcité a été essentiellement porté dans le domaine public à partir de la question du foulard islamique à l’école (1989) avec deux aspects assez différenciés : le port du voile serait non seulement une manifestation religieuse incompatible avec la laïcité, mais entérinerait aussi une forme d’oppression masculine des femmes. Mais la question laïque déborde très largement la question scolaire et pose sur le fond la question du « vivre ensemble » dans une société de plus en plus multiconfessionnelle et multiculturelle. Partant du postulat que la laïcité est globalement remise en cause — et à travers elle, la République — par la montée des communautarismes et par l’islamisme radical, le débat depuis quelques années tend à faire prévaloir une approche à la fois offensive et défensive de la laïcité.

Cette synthèse répond à la question posée dans le titre en abordant les points suivants :

- L'émergence de la laïcité
- La IIIème République et laïcité
- Deux conceptions de la laïcité encore structurantes
- La loi de 1905
- La laïcité comme principe constitutionnel depuis 1948
- Une demande croissante de visibilité de la part des religions
- Une inégalité de traitement entre les cultes
- Le débat sur la laïcité depuis l'affaire du foulard
- La nouvelle laïcité
- La laïcité traditionnelle
- La remise en cause du compromis ou la loi du 15 mars 2004
- Les conclusions de la commission Stasi : arguments pour une loi
- Quand le laïcisme réapparaît…
- Partisans du statu-quo ou de la reconnaissance des cultes « minoritaires » : un front éclaté
- Malgré tout, des points de consensus...

 

L’émergence de la laïcité

Le concept de laïcité s’est peu à peu formé au cours de l’histoire.

Cinq grandes étapes

  • 13ème siècle : Alors que la culture chrétienne romaine avait affirmé la distinction du domaine spirituel par rapport au domaine temporel, Saint Thomas d’Acquin parachève cette construction.
  • 16ème siècle : Martin Luther conçoit que le for intérieur du chrétien peut être distingué de son appartenance à une communauté politique (DUBOIS). La période qui suit la Réforme est à l’origine du principe de laïcité qui en découle, entendue comme la neutralité de l’Etat par rapport au domaine religieux : car « dès que les protagonistes des conflits religieux se montrèrent prêts à une lutte à mort, il devint évident pour beaucoup de théoriciens politiques que s’ils voulaient obtenir la paix civile, il fallait séparer les pouvoirs de l’Etat du devoir de suivre une religion quelle qu’elle fût » (SKINNER : 823).
  • 18ème siècle : La philosophie qui promeut l’émancipation de la raison connaît son apogée au siècle des Lumières avec la valorisation de la libre pensée et de la raison humaine. Celle-ci doit permettre la découverte des lois de la nature et un progrès général, qui est source de bonheur (DUBOIS).
  • 1789-1801 : Avec la Révolution française, L’Etat est largement laïcisé en pratique (mais il faudra attendre 1830 pour que le catholicisme cesse d’être religion d’Etat). L’état civil est enlevé au clergé. La Révolution énonce par ailleurs avec la liberté de conscience (la liberté des opinions « même religieuses ») et l’égalité entre les cultes et 2 les croyances un des fondements de la laïcité. Le concordat de 1801 fait de l’Etat le protecteur des différents cultes, placés sur un pied d’égalité.
  • 1871-1905 : Avec l’avènement de la IIIème République, la laïcité (le terme est apparu vers 1860) devient une valeur centrale au sein de l’édifice républicain. La laïcisation se réalise à travers la laïcisation de l’Assistance publique en 1879, la suppression des cimetières confessionnels en 1881, la première loi sur l’enseignement laïc en 1882. La loi de 1905 achève ce processus.

 

IIIème République et laïcité

La construction de la laïcité comme valeur durant la IIIème République est indissociable de l’anticléricalisme. Spécificité de la « laïcité à la française », l’anticléricalisme a deux raisons principales : l’église catholique est avant tout le plus ancien rival institutionnel de l’Etat ; ensuite, les autorités catholiques avaient très largement choisi le camp de la monarchie contre celui de la Révolution.

L’école est conçue dans l’esprit de la IIIème République comme le moyen par excellence d’émancipation de l’individu et de formation du citoyen. Par son œuvre d’éducation nationale, la IIIème République réussit l’unification linguistique et culturelle du pays, et construit l’imaginaire de la nation comme entité indivisible, cohérente et unie, qui transcende les fractures politiques et religieuses. La laïcité, en tant que morale, est ainsi liée au culte de la République indivisible.

La laïcité est d’abord un outil d’émancipation de la sphère publique par rapport à la sphère cultuelle. La construction progressive de la laïcité au 19ème siècle permet la mise en place d’un espace public indépendant du fait religieux. La religion est renvoyée progressivement à la sphère privée (KESSLER : 34).

En tant que morale (on parlera d’éthique laïque), l’allégeance de l’individu ne peut être que citoyenne et procéder de l’Etat. Ceci est expliqué dans une formule célèbre que le comte de Clermont-Tonnerre prononça à propos des juifs lors de la Révolution française : « Il faut tout refuser aux juifs comme nation et tout leur accorder comme individus ; il faut qu'ils ne fassent dans l'État ni un corps politique, ni un ordre : il faut qu'ils soient individuellement citoyens ». L’allégence citoyenne fonde le modèle confessionnel français. L’éthique laïque se veut donc émancipatrice vis-à-vis des différents groupes sociaux et communautés. Elle se méfie de toute croyance susceptible de transcender la personne (religieuse, philosophique, métaphysique).

En tant que droit, la laïcité doit permettre de concevoir des normes juridiques capables de protéger les institutions publiques du contrôle des communautés religieuses. La laïcité est la neutralisation du fait religieux pour la définition des droits. En soustrayant l’Etat, les institutions et la société à la tutelle de l’église, elle doit permettre la garantie de la liberté de conscience et l’égalité de traitement effective (DUHAMEL, MENY).

La laïcité a servi l’émancipation de minorités religieuses, protestante, juive, bouddhiste aujourd’hui ainsi que des groupes dominés comme les femmes.

 

Deux conceptions de la laïcité encore structurantes

Au sein des courants républicains qui portent la valeur de laïcité, deux conceptions philosophiques et politiques suscitent une tension interne constitutive de l’idée laïque telle qu’elle a été mise en œuvre en 1905 (BERGOUGNIOUX, Pouvoirs : 21).

On verra que cette tension interne à l’idée de laïcité réapparaît aujourd’hui :

  • La première, d’inspiration libérale (libéralisme républicain), définit la laïcité essentiellement par la neutralité de l’Etat et par la séparation du religieux et du politique (la religion doit relever du domaine du droit privé).
  • La seconde, héritière directe de la Révolution française, conçoit la laïcité comme une morale rationnelle capable d’organiser toute la société. Cette culture rationaliste entre en conflit direct avec la croyance religieuse : la conviction des républicains est en effet que la diffusion des Lumières doit faire disparaître à terme les religions traditionnelles. Il est nécessaire de combattre l’influence de l’église, pourvoyeuse d’obscurantisme. Le moyen privilégié est le développement de l’école laïque, lieu d’éducation des futurs citoyens (BERNSTEIN).

Dans la pratique, la première approche l’a emporté dès le début du 20ème siècle et reste dominante aujourd’hui, malgré la reviviscence récente de la seconde.

 

La Loi de 1905

La Loi 1905 de séparation de l'Etat et des religions reste le grand référent de la relation entre l'État et les religions. Elle survient à l’issue de la crise dreyfusienne :

« La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes » (art. 1).

« La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » (art. 2).

« Il est interdit à l'avenir, d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l'exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions » (art. 28).

La loi exprime une conception libérale de la laïcité. L’Etat est neutre dans son traitement des religions et respecte toutes les croyances. Elle est également animée par l'idée que la religion est une affaire privée, de conscience et n'a pas à apparaître dans l'espace public.

La Loi 1905 ne s'applique pas dans les trois départements de la Moselle, du Bas-Rhin et du Haut-Rhin, rattachés à l'Allemagne lors de l'adoption de la loi. Ces départements conservent le régime concordataire hérité de 1801 (rémunération des prêtres, pasteurs et rabbins sur le budget de l'Etat, enseignement de la religion à l'école publique).

 

La laïcité comme principe constitutionnel depuis 1948

La laïcité a été ensuite promue au rang de principe constitutionnel. La laïcité est entérinée par les Constitutions de 1946 et de 1958 :
« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances » (art. 2).

Le fait que la laïcité soit élevée au niveau le plus élevé de la hiérarchie des normes est une spécificité française. Il n’y a pas d’autre République laïque en Europe.

La conception de la laïcité a évolué depuis 1905 dans le sens d'une plus grande tolérance et du souci des libertés. La neutralité religieuse théorique de l'État est allée de pair avec un certain nombre d'avantages accordés aux religions reconnues (catholique, réformée et juive) et surtout au catholicisme. C'est ce qui est appelé la « laïcité à la française ». Parmi les multiples lois et mesures, la Loi Debré de 1959 est une étape importante dans la reconnaissance de l’enseignement privé, en instaurant le régime des contrats avec les établissements privés.

 

Une demande croissante de visibilité de la part des religions

La stratégie des différents cultes en France tend à aller de plus en plus dans le sens d’une recherche de visibilité. Cela concerne l’islam, mais également les églises dérivées du protestantisme, certains mouvements catholiques, de même que les Juifs de France. Dans certains mouvements de l’église catholique, on trouve une volonté de rupture avec la stratégie traditionnelle de présence discrète dans la vie de la société, avec le souci d’apporter sa part à l’élaboration des réponses aux questions qui se posent (DURIEZ). La reconnaissance de la nécessité de la distinction entre sphère de la foi et sphère de la vie civile peut s’accompagner du refus de la privatisation absolue : « nous ne pouvons pas nous résigner à une totale privatisation de notre foi comme si l’expérience chrétienne devait rester enfouie dans le secret des cœurs, sans prise sur le réel du monde de la société » (citation de Mgr Dagens, évêque d’Angoulême, DURIEZ : 46).

Le besoin de visibilité des religions concerne en premier lieu les « ethno-religions », religions le plus souvent importées par les populations migrantes. L’enjeu identitaire tend à se substituer à celui de la liberté de croyance (CHAMPION 1999). La recherche de visibilité peut traduire une volonté de reconnaissance de ces populations dans ce qui constitue une partie de leur identité. Ce besoin peut alors se comprendre comme une forme de défense de la dignité individuelle et collective vis-à-vis d’une dévalorisation subie de la part de la société d’accueil (FERJANI 2001). De plus, les personnes qui se réfèrent aux religions dont la présence est récente en France tendent à négocier leur place dans l’espace français, comme l’ont fait avant elles d’autres communautés religieuses. C’est bien sûr le cas de l’islam, mais cela concerne également le bouddhisme par exemple.

Le besoin de visibilité s’articule dans certains cas avec la revendication d’une nouvelle forme de pluralisme. La France comme les pays d’Europe et les Etats-Unis ont adopté depuis la fin du 19ème siècle une forme de pluralisme fondé sur le droit à la liberté religieuse de chaque individu : tous les citoyens sont égaux quelle que soit leur religion et la citoyenneté est indépendante de la religion. Cette forme de pluralisme est aujourd’hui concurrencée par le «pluralisme d’affirmation identitaire» (CHAMPION, 1999), revendiquant l’égalité des groupements religieux et de traitement des cultes.

 

Une inégalité de traitement entre les cultes

En principe, toutes les religions ou tendances religieuses sont égales devant la loi (même si, dans le cadre français, l’égalité est avant tout celle des individus, et non des cultes). En pratique, la religion historique est souvent privilégiée, en France comme dans d’autres pays d’Europe et les religions pratiquées par les immigrés (islam, bouddhisme, hindouisme, etc.) sont l'objet de discriminations plus ou moins fortes. Rappelons que la place du christianisme dans l’histoire française explique la présence forte des signes, symboles de cette religion dans l’espace public (églises, croix…) et l’importance des traditions ayant une origine religieuse (jours de congés scolaires par exemple). Selon un argument souvent avancé, cette présence est davantage à considérer sous son aspect culturel, voire patrimonial. Or, c’est loin d’être le « ressenti » d’une partie des membres des cultes minoritaires qui considèrent que les édifices religieux, en général catholiques et protestants sont des édifices publics (1) et perçoivent comme de la discrimination le fait de ne pas avoir de mosquée, ou de temple, etc. Au-delà de la question du bien fondé de ce sentiment, il est peu contestable qu’il ne favorise pas une bonne intégration à la collectivité nationale.

Par ailleurs et concernant l’islam, de multiples exemples attestent selon FERJANI une inégalité qui défavorise l’islam, au niveau du traitement des demandes : « Le contraste est tel que la laïcité — sans cesse révisée à la baisse pour satisfaire les exigences des institutions religieuses des « français de souche » — est toujours invoquée, dans toute sa vigueur, pour justifier le refus de telle ou telle demande des musulmans, souvent avant même l’examen de ces demandes » (FERJANI 2001 : 74).

Le traitement inégal entre les demandes suscite un sentiment d’injustice, des incompréhensions et une tendance au repli voire à la violence. Inversement, toute décision qui paraît juste semble rassurer la population musulmane et devrait favoriser son intégration. Pour FERJANI (2001 : 76) les décisions du CE dans l’affaire du foulard « ont fait naître chez les musulmans un début de confiance dans la justice et les institutions de l’Etat de droit ».

 

Le débat sur la laïcité depuis « l’affaire du foulard »

Le rapport de l’islam à la République est identifié comme le principal défi adressé à la laïcité républicaine depuis la fin des années quatre-vingt. L’ « affaire du foulard (2) » a lancé un débat social et politique qui reste aujourd’hui aussi passionné qu’à l’automne 1989, quand les médias se sont emparés de l’affaire suscitée à Creil, dans la banlieue nord de Paris, par l’expulsion de trois jeunes filles portant le foulard. L’événement est intervenu dans un contexte de revendications de plus en plus affirmées concernant la visibilité de pratiques et expressions (port du foulard, respect des jours fériés, construction de lieux de culte, abattage rituel, etc.) cultuelles et culturelles de la part de minorités.

Cette affaire a révélé la divergence entre deux grandes interprétations de la laïcité (voir la tension interne plus haut signalée), qui existaient sans se manifester dans la société française (REMOND : 16). Depuis, on oppose « nouvelle laïcité » (en 1986, la Ligue de l’Enseignement a pris l’initiative d’engager un débat sur la laïcité et en a appelé à une « nouvelle laïcité ») ou « laïcité ouverte » à la « laïcité traditionnelle ». La première est considérée par ses adversaires comme une laïcité vidée de son contenu ; la seconde est considérée par ses détracteurs comme une laïcité dogmatique, déconnectée des évolutions sociales. Entre ces deux grandes conceptions de la laïcité, il existe des positions intermédiaires qui empruntent des éléments à l’une et à l’autre des positions.

Ces deux interprétations de la laïcité divisent les grands partis, mais aussi les institutions et établissements publics (les enseignants et directeurs d’établissements, la magistrature…) et les organismes comme le Haut Conseil à l’Intégration, organisme consultatif créé en 1989.

 

La « nouvelle laïcité »

La « nouvelle laïcité » met l’accent sur la garantie de la libre expression de chacun que permet la laïcité, et non sur le refus du religieux au nom de la neutralité de l’Etat ou de l’école. Il ne s’agit pas de remettre en cause le principe de neutralité de l’Etat (de ses agents, des programmes scolaires, etc.), mais de ne pas chercher à l’utiliser contre la liberté d’expression religieuse. Cette nouvelle interprétation de la laïcité est énoncée dès 1986 par la Ligue de l’Enseignement.

L’avis du Conseil d’Etat du 27 novembre 1989 confirme cette position. Il déduit de l’ensemble des textes de valeur constitutionnelle et de dispositions législatives que « le principe de laïcité de l’Etat et de neutralité de l’ensemble des services publics impose que l’enseignement soit dispensé dans le respect, d’une part, de cette neutralité par les programmes et par les enseignants, d’autre part, de la liberté de conscience des élèves…La liberté ainsi reconnue aux élèves comporte pour eux le droit d’exprimer et de manifester leurs croyances religieuses à l’intérieur des établissements scolaires, dans le respect du pluralisme et de la liberté d’autrui, et sans qu’il soit porté atteinte aux activités d’enseignement, au contenu des programmes et à l’obligation d’assiduité ».

Le port de signes religieux n'est pas en lui-même incompatible avec la laïcité, à condition qu'ils n'aient pas de « caractère ostentatoire ou revendicatif » de nature à perturber le fonctionnement du service public et qu'ils ne constituent pas « un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande ». Le CE renvoie aux règlements des établissements le soin d’élaborer cette réglementation, avec le contrôle du juge. Le CE a par ailleurs consacré comme un droit ce qui n’était qu’une tolérance quant aux autorisations d’absence pour motif religieux (avec la limite des exigences propres à l’enseignement).

Cette conception « libérale » s’exprime dans la jurisprudence du CE et dans la pratique juridique, où le juge tient compte de l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme qui protège la liberté d’opinion, « même religieuse » et l’exercice effectif du culte, dès lors qu’il ne trouble pas l’ordre public. Cela signifie que pour le juge (administratif comme judiciaire), le principe de liberté (de croyance, de pratique, de manifester sa croyance) prédomine sur celui de neutralité de l’Etat (KESSLER : 43). L’espace européen de la liberté religieuse « tire » la laïcité dans le sens de cette conception ouverte. L’exercice de la laïcité s’inscrit en effet dans le cadre de conventions et traités internationaux auxquels la France a souscrit. Ces textes mettent surtout l’accent sur les libertés individuelles et publiques. L’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales (1950) protège la liberté religieuse. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l ‘homme est protectrice de la tolérance (3) .
Ceci nourrit la crainte que la conception française de la laïcité soit menacée par l’intégration européenne (LE PORS). Mais on peut aussi voir dans cette convergence l’opportunité pour la France de débarrasser sa laïcité de sa conception latente de laïcisme (autrement dit son hostilité au religieux) et d’envisager l’existence de plusieurs régimes de cultes qui peuvent également incarner la laïcité (M. FELDEN).
Cette conception trouve enfin un appui dans les représentations sociales. Par exemple, rares sont les Français à s’indigner aujourd’hui de l’obligation faite aux chaînes publiques de radio et de télévision de programmer des émissions religieuses (REMOND : 15).

Le HCI se positionne majoritairement dans cette conception de la citoyenneté dans son rapport « L’islam dans la République » (2000) ; les membres qui souhaitent l’interdiction générale et absolue du port du voile à l’école étaient alors très minoritaires (4) (depuis, les positions ont sans doute évolué dans le sens de la laïcité traditionnelle). Il énonce trois arguments qui militent à son sens contre l’interdiction générale du port du voile à l ‘école :

  • L’interdiction du voile entraînerait en premier lieu une inégalité de traitement filles/garçons, les premiers pouvant fréquenter l’école quelle que soit leur tenue vestimentaire. Cela revient à faire porter aux seules jeunes filles le poids principal des contradictions entre la tradition de leur groupe ou famille et l’Etat de droit.
  • L’autorisation du port du voile favorise l‘intégration par effacement des « particularismes » : « les témoignages de plusieurs acteurs de terrain indiquent que l’expulsion pure et simple de la communauté scolaire des jeunes filles obstinées à porter le voile, contribuerait à les enfermer davantage dans leur particularisme […] ». Expulser ces filles des écoles risque de les priver d’une éducation laïque et émancipatrice. Les exclusions prononcées au motif du voile pourraient être exploitées par des mouvements radicaux, favoriser également la création d’établissements privés confessionnels (musulmans) où elles suivraient leur scolarité.
  • « Une mesure générale d’interdiction exigerait une disposition législative dont la conformité à la Constitution et aux conventions internationales signées par la France serait plus que douteuse ».

Les acteurs qui aujourd’hui tiennent l’exclusion comme une mauvaise solution mettent essentiellement en avant ces deux arguments : si le port du foulard n’est certainement pas souhaitable pour ces jeunes filles, il faut faire confiance aux capacités émancipatrices de l’école : « s’il n’y avait qu’une raison de ne pas exclure, ce serait l’espoir que celle qui serait entrée avec le foulard l’aurait retiré d’elle-même au moment d’en sortir » (AUBRY, DUHAMEL : 103). Les études menées sur ce sujet indiquent que les filles voilées semblent plutôt engagées dans des logiques d’intégration (5).

Deuxièmement, la mise en avant d’une application trop stricte de la laïcité pourrait avoir des effets contre-productifs. Selon BERGOUGNIOUX, « la revendication d’une laïcité française fermée pourrait paradoxalement favoriser un modèle communautaire de socialisation ».

D’autres arguments intéressants quoique plus rarement mis en avant sont apparus à l’occasion de ce débat sur le port du foulard :

  • L’argument selon lequel le voile islamique exprime une inégalité entre les hommes et les femmes souffre d’une objection de fond, relevée par Anicet Le PORS : « car on est conduit à passer par la loi religieuse pour caractériser l’inégalité entre l’homme et la femme [car intrinsèquement, le port du voile n’est pas un signe d’inégalité], ce qui ne va pas sans risque au regard du principe même de laïcité que l’on entend appliquer ». (Le PORS : 46).
  • A considérer que la laïcité est remise en cause, l’exclusion de jeunes filles voilées fait passer l’application du principe de laïcité avant la loi d’obligation scolaire, ce qui est contestable (Collectif « Les mots sont importants »). - Le débat est unilatéral sur la question de la neutralité de l’école : « Pourquoi les enseignants invoquent-il toujours, contre toute raison, les risques de ‘’contagion’’ auprès des autres élèves, sans jamais envisager l’hypothèse inverse : l’influence qu’exerceraient sur ces élèves "voilées" un entourage différent » (Collectif « Les mots sont importants »).

Il semble que la conception « ouverte » de la laïcité, dominante jusqu’à la fin des années quatre-vingt-dix, tende à être supplantée ces toutes dernières années par la conception « traditionnelle » (voir le « retournement » de plusieurs membres de la commission Stasi et l’adoption de la loi de mars 2004).

 

La « laïcité traditionnelle »

Les tenants d’une laïcité plus stricte — et parmi eux les membres minoritaires du HCI — ont considéré que l’affaire du foulard :

  • Remettait en cause le principe de laïcité dans l'espace public, à travers l’atteinte à la neutralité scolaire. - Le foulard est le symbole d’une discrimination éminemment sexiste allant à l’encontre du mouvement général des sociétés modernes vers l’émancipation des femmes.
  • Plus généralement, la demande de visibilité de personnes qui se réfèrent à l’islam et refusent de cantonner leur appartenance religieuse à la sphère privée est un symptôme de réislamisation et de montée en puissance du fondamentalisme religieux. Une partie des musulmans chercheraient à infléchir les institutions et à remettre en cause les acquis républicains.
  • L’acceptation du port du foulard à l’école indiquerait que l’on fait prédominer la loi religieuse sur la loi civile. Ce fait s’inscrit dans un mouvement général des religions de remise en cause de leur cantonnement à la sphère privée. De même que les juifs orthodoxes, des musulmans de France plus en plus nombreux refuseraient de cantonner leur appartenance religieuse au domaine privé de l’existence, c’est-à-dire à la confession (CESARI). L’islam est pour eux avant tout un mode de vie au même titre que le judaïsme ou même le catholicisme avant leur sécularisation. Il en résulte qu’ « un musulman pratiquant ne saurait réduire sa pratique à l’espace de la mosquée, ne serait-ce que parce qu’un certain nombre d’obligations concernent également les relations entre individus au quotidien » (CESARI : 61).

La défense de la laïcité traditionnelle s’inscrit dans une volonté de réaffirmer un Etat républicain fort dans un contexte global qui le remettrait en cause. L’ouvrage Que vive la République de Régis DEBRAY, qui paraît l’année qui voit tout à la fois la commémoration du bicentenaire de la Révolution française et la médiatisation de l’affaire du foulard, en est une bonne illustration.
Cette conception s’accorde assez bien à la vision socioculturelle dominante qui voit en la laïcité un moyen de contrer l’affirmation publique des appartenances religieuses, et donc oppose laïcité et religion, en décalage finalement avec la conception politique et juridique de la laïcité qui fonde et organise au contraire en droit l’accès indiscriminé de toutes les religions à l’espace public (CESARI : 59-60).

A l’extrémité du champ du débat, une position tire la conception « traditionnelle » de la laïcité vers une « laïcité de combat » cherchant à réduire l’influence des religions. Cette position tend à assimiler laïcité et athéisme d’Etat. Elle semble minoritaire mais est réactivée aujourd’hui. Alors qu’au 19ème siècle, l’ennemi était le catholicisme, il est aujourd’hui surtout trouvé dans l’islam. Cette conception trouve un soutien fort dans l’opinion publique, très majoritairement opposée au port du foulard pour des raisons qui peuvent aller de la défense de la laïcité traditionnelle à des formes de racisme « antiarabes ».

 

La remise en cause du compromis ou la loi du 15 mars 2004

Si certains établissements se sont bien accommodés d’appliquer la procédure découlant de l’avis de 1989 du Conseil d’Etat (c’est le cas par exemple du lycée Henri Wallon d’Aubervillier où l’affaire du voile a éclaté : la négociation a permis d’imposer la loi dans les esprits selon un principal), les enseignants ont été de plus en plus nombreux à réclamer une loi pour réglementer officiellement la mise en œuvre de la laïcité à l’école (6).

 

Adoption de la loi du 15 mars 2004 sur la laïcité à l’école : chronologie

  • 3 juillet 2003 : Mise en place officielle de la commission sur l’application du principe de laïcité dans la République présidée par Bernard Stasi. 140 personnes sont auditionnées par les 20 sages.
  • 18 novembre 2003 : Une proposition de loi émanant du groupe parlementaire socialiste est déposée à l’Assemblée nationale. Elle préconise l’interdiction du « port apparent de signes religieux, politiques ou philosophiques […] dans l’enceinte des établissements publics d’enseignement ainsi que dans toutes les activités organisées par eux » (art. 1).
  • 11 décembre 2003 : Remise du rapport de la commission Stasi. Elle propose l'adoption d'une loi sur la laïcité affirmant le strict respect du principe de neutralité par tous les agents et personnels liés au service public. Elle propose plusieurs nouvelles mesures.
  • 17 décembre : Le Président Chirac annonce une loi sur l’interdiction des « signes religieux ostensibles » à l’école, reprenant la proposition de la commission. Le projet d’une grande loi sur la laïcité dans le service public n’est en revanche pas retenu, mais des lois spécifiques à l’école, hôpital, la fonction publique sont annoncées. Est également rejetée la proposition de la commission d’instaurer deux jours fériés supplémentaires, l’un pour la fête musulmane de l’Aïd-el-Kebir, l’autre pour la fête juive du Kippour.
  • 10 février 2004 : Adoption à l’issue de débats à l’Assemblée du projet de loi encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics.
  • 15 mars 2004 : Loi n° 2004-228 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics.
  • 29 avril 2004 : Après les réactions suscitées par la présentation de la circulaire sur les modalités d'application de la loi du 15 mars, François Fillon en propose une version modifiée qui satisfait les demandes des chefs d’établissements. Contrairement à la première version du texte, elle n’autorise plus dans certaines circonstances les tenues traditionnelles, permet d’interdire le port de bandana en substitution au voile et laisse la possibilité, durant le temps du processus de dialogue entre élève et établissement, d’exclure l’élève des cours.
  • 17 mai : Le Conseil supérieur de l'éducation (CSE) adopte le projet de circulaire d'application de la loi du 15 mars interdisant le port de signes religieux ostensibles à l'école.
  • Juin 2004 : Publication au Bulletin Officiel de la circulaire d’application de la loi du 15 mars 2004.
  • Rentrée 2005 : Entrée en vigueur de la loi.

 

Les conclusions de la commission Stasi : arguments pour une loi

Adoptées à une quasi-unanimité, suite au retournement de plusieurs de ses membres (tel A. Touraine, jusque-là contre l’interdiction du foulard par la loi), elles se résument ainsi :

  • La République doit réagir pour réaffirmer ses valeurs et sa volonté de préserver la laïcité. D'autre part, les institutions françaises doivent s'adapter au fait religieux, en l'occurrence à la présence de la religion musulmane en France. Dans cette perspective, la Commission Stasi est favorable à la présence d'aumôniers musulmans dans les prisons ou à l'installation de carrés musulmans dans les cimetières.
  • Des phénomènes convergeant remettent en cause la laïcité et la mixité dans l’espace public : à l’école, ce sont les multiples cas où des élèves musulmans refusent de travailler en classe quand une image de nu leur est présentée, quand il s’agit d’étudier des œuvres de Molière ou de Voltaire, la Shoah ou la Bible, de suivre des cours de sciences de la vie, d’éducation civique, d’éducation physique, les pratiques ségrégatives à la cantine (jeunes musulmans et jeunes juifs séparés…). Ces problèmes ne touchent pas seulement l’école mais tous les champs de la vie sociale, comme l’armée (lors des journées d’appel, les jeunes filles refusent d’accomplir des gestes de premiers secours sur un garçon), ou l’hôpital (des hommes refusent que leurs femmes ou leurs filles soient soignées par un médecin de sexe masculin).
  • Le voile cacherait tout un ensemble de signes et de pratiques qui remettent en cause les principes mêmes de la liberté de conscience et d’égalité. Plus ou moins explicitement est affirmé que la loi devrait permettre d’enrayer la montée de l’islamisme et des communautarismes en France.
  • Le port du voile est d’abord une forme de contrainte et d’oppression à l’égard des femmes. Une loi interdisant son port au sein des établissements publics permet la protection des jeunes filles contre les pressions communautaristes et l’islamisme.

 

Quand le laïcisme réapparaît…

Lors des discussions parlementaires et dans la presse, des positions plus radicales que celles retenues par la commission Stasi ont été émises par des associations laïques et des syndicats d’enseignants en particulier, les amenant à critiquer cette loi au motif qu’elle ne va pas assez loin dans la réaffirmation de la laïcité :

  • Plutôt que de donner à l’islam et aux religions nouvelles les mêmes privilèges qu’aux religions déjà reconnues (comme des jours fériées), il faut supprimer tous les privilèges accordés aux religions : remettre en cause les aumôneries dans les hôpitaux, lycées, prisons ; les bonnes relations instances religieuses/élus ; la gestion des édifices affectés au culte ; le statut des établissements privés confessionnels et leur financement par le public ; le pacte concordataire appliqué aux trois départements français (Bas-Rhin, Haut-Rhin et Moselle) ; les subventions à l’enseignement supérieur catholique. La FSU, première fédération de l'éducation considère ainsi que la loi aurait dû aborder le statut de l'Alsace-Moselle. La principale fédération de parents d'élèves (FCPE) et la CGT ont voté contre la circulaire d’application de la loi 10 considérant qu’elle aurait dû remettre en cause tous les signes religieux (le président de la FCPE a parlé de « loi d'exclusion » qui « va interdire le voile sous le crucifix en AlsaceMoselle »).
  • La loi stigmatise la communauté musulmane car elle peut être perçue comme visant presque exclusivement le voile. Or, si la grande majorité des problèmes concerne effectivement les jeunes filles voilées, d’autres affirmations d’appartenance religieuses posent aussi problème (les kippas par exemple) -
  • La thématique de prise en compte et de la valorisation des différences culturelles a favorisé les revendications d’appartenance culturelle et le communautarisme. Le droit à la différence est une revendication dangereuse : seule doit être prise en compte la demande d’égalité.
  • Dans le débat social, de multiples commentateurs sont allés jusqu’à considérer que l’islam en général entrave l’émancipation des femmes et a une influence négative sur les sociétés. Les propos de Claude Imbert, membre du Haut Conseil à l’Intégration, déclarant que l’islam, en tant que religion « apporte une débilité d’archaïsme divers, apporte une manière de déclasser régulièrement la femme » (LCI 24 octobre 2003) a relancé le débat sur la « compatibilité de l’islam et de la République ». Certains partisans de la non-interdiction du voile en ont profité pour assimiler les opposants au foulard dans les écoles à des «islamophobes » ou a des « intégristes de la laïcité » (Libération - Rebonds : « Ne pas confondre islamophobes et laïcs » 17/11/03), ce qui était évidemment abusif.

Partisans du statu-quo ou de la reconnaissance des cultes « minoritaires » : un front éclaté La majorité des représentants des Eglises, le Conseil français du culte musulman (CFCM) ont fait part de leur réserve face à une loi qui leur paraissait inutile, dangereuse ou « surréaliste ». Nous avons réunis ici les arguments les plus souvent énoncés :

  • Elle s’inscrit dans un mouvement de retour à une laïcité tournée contre le sentiment religieux en général. Cette remarque a été portée surtout par des représentants des églises catholique et réformée. Ils soulignent l’importance de maintenir l’équilibre qui s’est instauré tout au long du siècle depuis la loi de 1905 et ses aménagements successifs ainsi que le risque déjà perceptible de recul de la liberté religieuse (Le Figaro, 10.11. 2003)
  • Selon le groupe « Islam et Laïcité », le postulat de départ de la loi selon lequel la France fait face à une « menace islamique » et que la laïcité française est partout assiégée par la montée de l’islamisme peut être contesté (voir le rapport présenté par Alain Gresh à la réunion de la commission « Islam & laïcité », le 23 janvier 2004 : d’abord, les affaires de foulard ne sont pas plus nombreuses aujourd’hui qu’il y a dix ou quinze ans, contrairement à la perception qu’on en a. Contrairement au discours politique et médiatique dominant, la République française ne serait pas confrontée à une « offensive islamiste » ; les éléments de l’islam fondamentaliste seraient ultra-minoritaires au sein de la population musulmane française et absents des institutions républicaines.
  • Elle remet en cause le principe de la liberté individuelle (comment interdire à une personne de porter le voile si elle le fait en pleine conscience ?)
  • Il est nécessaire de relativiser la question du port du voile par rapport à d’autres comportements également condamnables : est-il pire qu’une fillette de huit ans laisse voir un string au niveau des hanches qu’une adolescente porte volontairement le voile ?

 

Ostensible, ostentatoire, visible….

Les querelles sémantiques qui ont présidé le choix des termes sont révélatrices de conceptions différentes de la laïcité.

On avait tout d'abord parlé de bannir les signes ostentatoires. Le texte de loi proposé et adopté parle finalement de signes ostensibles.

Alors qu’ostensible signifie qui peut être montré, qui est fait pour être montré, mais aussi qui est visible, apparent, le terme ostentatoire marque l’ostentation, c’est-à-dire l’affectation de montrer quelque chose dont on veut faire parade. En adoptant le terme ostensible à la place d'ostentatoire, on va en principe plus loin dans l’interdiction, puisque le fait de rendre visible un signe suffit pour susciter l’interdiction. On évite aussi la subjectivité inhérente au terme ostentatoire (comment peut-on être assuré de l’intentionnalité de celui qui porte un signe religieux ?).

Finalement, l’article L 141.5-1 de la loi de juin 2004 fait état de l’interdiction aux élèves de porter des signes qui « manifestent ostensiblement une appartenance religieuse ». Cette interdiction des signes religieux ostensibles est précisée ainsi : « c’est-à-dire les signes et les tenues dont le port conduit à se faire reconnaître immédiatement par son appartenance religieuse » : donc « le voile islamique, la kippa, ou une croix de dimension manifestement excessive ». Sont en revanche admis les « signes discrets, croix, étoile de David ou main de Fatma ».

Pour limiter la confusion et les risques de contentieux qu’elle pourrait susciter (faudra-t-il une règle pour mesurer la taille tolérable d'une croix ?), des élus et des chefs d'établissement ont proposé de remplacer le mot « ostensible » par le mot « visible ». Ce terme n’a pas été retenu, car il interdirait les signes « discrets » et irait trop loin dans le sens de la remise en cause de l’équilibre produit tout au long du 20ème siècle.

 

Malgré tout, des points de consensus

Malgré les divergences que nous avons relevées dans cette synthèse, on note des points de consensus susceptibles de réunir la quasi-totalité des acteurs du débat sur la laïcité :

  • les deux grands principes énoncés dans la Loi de 1905 font l’unanimité : neutralité de l’Etat et respect dû à la liberté de conscience. Ce qui diffère, c’est l’accent porté sur tel ou tel de ces deux principes : la laïcité est (ou doit être) d’abord la garantie des libertés ; ou bien la laïcité est ou doit être d’abord la neutralité de l’Etat entendue comme un espace d’indifférenciation entre les individus.
  • L’école publique doit rester neutre (mais la portée de la neutralité ne fait pas consensus : est-ce que cela concerne ou non les élèves ?), et ses élèves libres dans leurs consciences.
  • Les actes de prosélytisme doivent être refusés, par le biais d’une jurisprudence ferme.
  • Le respect des convictions religieuses ne peut aller jusqu’à tolérer des violences faites aux corps et aux esprits, ou à accepter une inégalité de principe ou de traitement femme/homme.
  • Les autorités des différents cultes en France ont largement pris position pour l’inscription de leur culte dans un cadre laïque. C’est le cas des cultes reconnus par la Loi de 1905 (catholicisme, églises réformées, judaïsme), même si l’on peut assister à une volonté de remise en cause de la privatisation absolue du culte. L’islam semble actuellement en train de réaliser cette inscription, même si certaines mouvances manifestent leur refus de subordonner le religieux au politique. Le fait que cette séparation du politique et du religieux n’aille pas de soi n’est, comme le rappelle le grand mufti de Marseille, Soheib ben Cheik, pas propre à l’islam. Dans le passé, aucune religion n’a accepté d’elle-même le principe de la séparation des Eglises et de l’Etat, du politique et du religieux.
  • Le fait que sur le territoire national, puissent vivre ensemble dans une égalité de droits, des individus ayant une pluralité de références religieuses et/ou philosophiques est accepté. Et ceci même si cette pluralité implique que les individus aient des conceptions largement différentes de l’existence humaine, parfois opposées (HAUDEGAND et LEFEBURE : 130).

Seuls les défenseurs de la laïcité comme substitut à la morale religieuse, ou les partisans les plus intransigeants de l’unicité de la nation semblent refuser cette position pluraliste.

 

BIBLIOGRAPHIE

AMALVI C. et alii, ABCdaire de la République et du Citoyen, Paris, Flammarion, 1998, pp. 22-24 et 67-69.
AUBRY Martine, DUHAMEL Olivier, Petit dictionnaire pour lutter contre l’extrême droite, Paris, Editions du Seuil, 1995
BAUBEROT Jean, Histoire de la laïcité française, Paris, PUF, Que-sais-je ?, n° 3571, 2000.
BERGOUGNIOUX Alain, « La laïcité, valeur de la République », Pouvoirs, n°75, 1995, pp. 17-26. BERNSTEIN Serge (dir.), Les cultures politiques en France, Paris, Seuil, 1999
BERNSTEIN Serge et RUDELLE Odile (dir), Le Modèle républicain…
BOURDIEU et GROS (dir), « Principes pour une réflexion sur les contenus de l’enseignement », Paris, Imprimerie Nationale, mars 1989, cité dans le Cahier Millénaire 3, n°7, mai 1998.
BRECHON Pierre, « Laïcité française et rôle des religions dans l’espace public », Cahiers Millénaire 3, n°23, juin 2001, pp. 25-30.
CESARI Jocelyne, « L’Islam en France : les nouvelles manières de croire », Cahiers Millénaire 3, n°23, juin 2001, pp. 55-61.
COSTA Jean-Paul, « La conception française de la laïcité », Revue des sciences morales et politiques, 1994.
COSTA-LASCOUX Jacqueline, Les trois âges de la laïcité, Paris, Hachette, 1996.
COSTA-LASCOUX Jacqueline, « La laïcité à l’épreuve de l’Union européenne », Raison présente, n°124, 1997.
COSTA-LASCOUX Jacqueline, « La laïcité au défi du multiculturalisme », in Culture républicaine, citoyenneté et lien social, CRDP de Dijon, 1997.
DUBOIS Jean-Pierre, « La laïcité au défi du pluralisme culturel », Hommes et libertés, n°113-114, mars-juin 2001, pp. 54-58.
DUHAMEL Olivier, MENY Yves, « Laïcité », Dictionnaire constitutionnel, Paris, PUF, 1992, pp. 561- 562. DURIEZ « Catholicisme de France et présence dans l’espace public », Cahiers Millénaire 3, n°23, juin 2001, pp. 39-47.
ECONOMIE & HUMANISME, MISSION PROSPECTIVE COMMUNAUTE URBAINE DE LYON, Les valeurs dans la société française. Enquêtes, Commentaires, Débats, Lyon, 2002.
FELDEN Marceau, La démocratie au XXIe siècle, édition J.-C. Lattès, 1996.
FERJANI Moh. Chérif, « L’évolution de la politique religieuse en France et la place de l’Islam », Cahiers Millénaire 3, n°23, juin 2001, pp. 67-77.
GASPARD et KHOSROKHAVAR, Le voile et la République, Paris, 1994.
HAARSHER G., La Laïcité, Paris, PUF, 1996.
HAUDEGAND et LEFEBURE, « Laïcité », pp. 129-132.
HAUT CONSEIL A L’INTEGRATION, L’Islam dans la République , Rapport, Paris, novembre 2000.
KESSLER David, « La laïcité », Pouvoirs, n°100, 2001, pp. 33-44. LAMBERT Yves, Futuribles, n°260 « La prospective du religieux », janvier 2001.
LAOT, La laïcité, un défi mondial, Editions de l’Atelier, 1998.
La Revue administrative, numéro spécial, « La liberté religieuse », 1999.
Le Monde de l’Education, n°321, janvier 2004.
LE PORS, Anicet, Le nouvel âge de la citoyenneté, Paris, Editions de l’Atelier/ Editions ouvrières, 1997, pp. 41-53.
LOEFFEL, Laurence, La question du fondement de la morale laïque sous la IIIe République (1870- 1914), Paris :
Presses universitaires de France, 2000.
Loi du 9 décembre 1905  
MADIOT Yves, Le juge et la laïcité, Pouvoirs, n°75, novembre 1995
PENA-RUIZ Henri, Dieu et Marianne : philosophie de la laïcité, Paris : Presses universitaires de France, 2001. Regards sur l’actualité, n°298, février 2004.
REMOND René, « La laïcité et ses contraires », Pouvoirs, n°75, 1995, pp. 7-16 13
SIRINELI Jean-François, Dictionnaire historique de la vie politique en France, Paris, PUF, 1999, « Laïcité », pp. 559-560.
STASI Bernard, Commission de réflexion sur l’application du principe de la laïcité dans la République, Rapport au Président de la République, le 11 décembre 2003  
WIEVIORKA Michel, « Diversité culturelle, religion et modernité. L’expérience de la France contemporaine », Cahiers Millénaire 3, n°23, juin 2001, pp. 7-13.

(1) L’Etat et les collectivités locales ne peuvent, depuis 1905, construire d’édifice religieux ; ceux construits avant 1905 sont propriété publique, ceux construits par la suite sont propriété privée des églises.

(2) Dans ces années, on parle du « foulard » alors qu’aujourd'hui, on parle surtout de « voile ». Ce glissement a accompagné le fait que de plus en plus de jeunes filles portent un tissu qui couvre intégralement le front et le cou et tend à cacher au maximum le visage.

(3) La Cour européenne des droits de l’homme (arrêté Kokkinanis, 25 mai 1993) reconnaît que « la liberté de manifester sa religion comporte, en principe, le droit d’essayer de convaincre son prochain » (cité par Le PORS : 51)

(4) La définition d’une position commune allant dans le sens de l’avis du CE (donc de la « laïcité ouverte ») a provoqué la démission de Michèle Tribalat.

(5) De multiples enquêtes indiquent que le port du foulard ne traduit pas nécessairement une montée en puissance du fondamentalisme musulman. Suite à l'affaire du foulard de Creil, une enquête sociologique réalisée sur une centaine de jeunes filles voilées avait indiqué que le port du foulard correspondait le plus souvent à des stratégies qui participent finalement à l’intégration des jeunes filles : démonstration d'acceptation superficielle des normes traditionnelles, pour mieux préserver la possibilité d'une autonomie réelle ; mode d'affirmation de soi comme musulmanes et françaises, intégrées mais différentes, en réaction à une stigmatisation qui frappe les jeunes d'origine étrangère (GASPARD et KHOSROKHAVAR, 1994). Depuis, on remet en cause ce type d’étude pour surtout mettre en exergue la réalité de la pression et de la violence sociale et physique exercée à l’égard des jeunes filles pour qu’elles se voilent.

(6) La circulaire Jospin du 12 décembre 1989 s’appuyait sur l’avis du CE pour condamner les pratiques ostentatoires ; la circulaire Bayrou du 20 septembre 1994 avait ensuite clarifié la situation rendue confuse par cinq arrêts des juridictions administratives sur l’application de l’avis donné par le CE au ministre de l’Education Nationale. Elle préconisait l’interdiction de tout « signes religieux ostentatoires » à l’école sous peine d’exclusion, laissant néanmoins toute lattitude à l’interprétation et à la négociation au cas par cas.