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Neige de culture : généalogie d'un conflit d'usage

Photo d'une forêt enneigée

Texte de Frédéric NAUDON

La fabrication industrielle de neige atteint de tels volumes qu’elle génère des conflits sur l’utilisation de l’eau en période hivernale. De plus, l’artificialisation de la montagne ne laisse pas d’inquiéter sur l’équilibre du système hydrologique alpin, château d’eau de l’Europe.  La neige de culture comme pomme de discorde.

Les sports d’hiver tels qu’on les connaît en France démarrent au début des années 1970. L’État français met en place le « plan neige » pour désenclaver la montagne et dynamiser le développement local, source d’emplois. L’objectif est d’attirer de nombreux skieurs français et étrangers — on parle à cette époque de démocratisation. Le développement de cette industrie touristique est spectaculaire. Le moteur du modèle économique est constitué par de vastes programmes immobiliers, le ski de descente est son produit d’appel, et la neige sa clé de voûte. Cette industrie basée sur l’usage récréatif de la montagne génère des conflits depuis sa naissance (Glacier de Chavière, commune de Cervières, etc.) entre « écologistes» et « développeurs ». Pour les premiers, la montagne est un espace naturel et un bien public à préserver d’une artificialisation grandissante. Pour les seconds, c’est une opportunité unique, un marché à conquérir avec des retombées économiques conséquentes pour des territoires, qui, sinon, seraient en déclin.

Texte écrit pour la revue M3 n°5

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Date : 01/06/2013

Deux fronts irréconciliables

Le système connaît une alerte majeure à la fin des années 1980 avec trois hivers successifs sans neige. En quelques années, la technique vient palier le manque de neige aux points sensibles du domaine skiable et garantit le retour à la station « skis aux pieds ». En moins de vingt ans, la production de neige dite « de culture » s’est placée au cœur du modèle, sécurisant l’approvisionnement de la matière première principale. Les canons à neige assurent l’enneigement d’environ 6 500 hectares de pistes, soit 30 % du domaine skiable français. Selon que l’on soit développeur ou protecteur, les investissements lourds pour construire des usines à neige sont un « prolongement naturel du modèle », une « exigence économique », un « dommage collatéral », une « fuite en avant », un « mensonge » ou une « impasse ».

Aujourd’hui, les conflits se sont élargis à d’autres problématiques, notamment celle de la gestion de la ressource en eau. De nouveaux acteurs sont entrés dans le débat, comme un certain nombre de chercheurs, en France et à l’étranger. Ils estiment que la production de neige industrielle est une solution lourde de conséquences environnementales, et non le simple emprunt d’une ressource abondante, l’eau, restituée en fin de saison comme le proclament les exploitants des domaines skiables. Peut-on parler de conflits entre observateurs indépendants et groupes de pression ? À l’évidence, les acteurs favorables au modèle actuel sont nombreux : industriels, élus locaux, commerçants, employés saisonniers, propriétaires de biens locatifs, etc.

En 2008, une mission d’expertise sur la neige de culture mise en place à l’initiative du ministère de l’Écologie a étudié les moyens de maîtriser au mieux les impacts environnementaux de la neige de culture. Elle a conclu sans ambiguïté que « les prélèvements liés à l’enneigement artificiel peuvent modifier fortement le bilan ressources-usages en eau et devenir très sensibles localement et en période de pointe hivernale », et ce malgré les retenues collinaires. Elle ajoute que, si la neige de culture constitue une réponse logique et cohérente aux questions posées par la situation présente du point de vue des acteurs économiques locaux, les « questions globales posées à la collectivité dans son ensemble, autant par les évolutions sociales et leur impact sur la demande que par le changement climatique, appellent à l’évidence des réponses collectives d’une autre nature, à trouver très rapidement ».

 

Une réponse logique et cohérente ?

Que sont devenues les recommandations de cette mission : « faire effectivement appliquer les arrêtés du 11 septembre 2003 qui imposent la mesure ou l’évaluation des volumes prélevés » ; préciser « les règles de fixation des débits biologiques minima à maintenir dans les torrents de montagne », etc. ? Aujourd’hui, personne ne sait exactement combien de mètres cubes d’eau sont prélevés pour produire de la neige, ni la proportion provenant des cours d’eau, des nappes souterraines ou du réseau d’eau potable, et encore moins la quantité d’eau qui s’évapore des retenues collinaires ou lors de la production de neige. Évaporation estimée à 30 % par certains experts, donc un important volume potentiel qui s’échappe du cycle local de l’eau. Il semble bien que « l’absence de gestion de l’eau parbassin versant » pointée par la mission soit toujours d’actualité.

Le débat oppose également ceux qui souhaitent faire durer le modèle économique le plus longtemps possible à ceux qui préconisent une transition vers de nouveaux modèles. Les premiers souhaitent continuer à investir massivement dans la production de neige — au risque de transformer le ski en un loisir « hors-sol » — ou dans la diversification de l’aqualudisme. Leur espoir repose sur leur capacité technique à produire suffisamment de neige en profitant des fenêtres de froid qui compensent les redoux de la saison. Ce qui ne semble pas être le cas des saisons 2006 – 2007, 2011 – 2012 (événements sportifs annulés, démarrages de la saison plus tardifs,clôtures plus précoces) ni même du début de la saison 2012 – 2013. Philippe Bourdeau, professeur à l’Institut de géographie alpine, est favorable à une transition plus douce. « Le tourisme de masse basé sur le ski de descente arrive à son terme. Il ne s’agit plus de sortir du “tout ski”, ni même du “tout neige”, mais de sortir l’économie montagnarde du “tout tourisme”. »

Que ce soit en France ou dans d’autres pays d’Europe, les prélèvements destinés à la production de neige (négligeables sur les données annuelles) peuvent avoir un impact ponctuel très important sur la ressource, même en présence de retenue collinaire. S’ajoutent à cette consommation celles des touristes eux-mêmes lors de leur séjour. Si la ressource en eau engendre des « tensions locales » en termes de quantité, comme le signale des observatoires de l’environnement, elle en génère également en termes de qualité. En effet, des cas de contamination du réseau d’eau potable ont déjà été signalés à Fiss en Autriche ou à Peisey en France. Sécuriser la qualité et la disponibilité de la ressource en eau est un enjeu majeur pour un territoire. Les conflits actuels et à venir dans les stations de montagne en préfigurent peut-être d’autres dans des zones urbaines, suburbaines et rurales pour lesquels la gestion de l’eau sera contrainte par les comportements humains et le changement climatique.