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Les visual studies : quand l'image ouvre des horizons

Marianne Chouteau

Texte de Marianne CHOUTEAU

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Date : 01/12/2013

Texte écrit pour la revue M3 n°6

Qu’elle inquiète, surprenne ou fascine, l’image est de plus en plus présente dans nos sociétés et elle intéresse les chercheurs du monde entier. Ici on étudie la dimension historique de l’art pictural, là on explore l’aspect physique de l’image, ailleurs on interroge les liens entre le cinéma et la littérature. Ces multiples approches caractérisent un nouveau champ d’étude qui s’ouvre et se développe peu à peu en France et sur le territoire de Lyon – Saint-Étienne : les visual studies.

Les visual studies s’intéressent à toutes les formes d’images, qu’elles soient mentales, matérielles ou numériques. Elles sont nées dans les années 1990 dans les pays anglo saxons, sous l’impulsion de William John Thomas Mitchell, professeur d’histoire de l’art et de littérature de l’université de Chicago. Pour ce chercheur, les études visuelles échappent à toute orthodoxie disciplinaire en ce que leur condition d’existence sine qua non est de sortir des champs traditionnels du savoir pour en créer de nouveaux. Grâce à cette « indiscipline », les visual studies portent un regard renouvelé sur les conditions de production, de création, mais aussi d’utilisation, de diffusion et de transformation des images dans la sphère sociale. Cette approche vise à décrypter la société par le biais des images qu’elle produit. Pour ce faire, elle mobilise les sciences exactes comme les sciences humaines et sociales, à travers des disciplines aussi variées que l’histoire de l’art, la sociologie, l’informatique, la philosophie, les sciences de l’information et de la communication, la neurologie ainsi que des pratiques nouvelles telles que la création multimédia.

 

Industrie, artistes, chercheurs…

Arrivées en France dans les années 2000, les études visuelles prennent peu à peu place dans les universités et programmes de recherche français. À l’occasion d’un partenariat avec l’université de Duke (Durham – Caroline du Nord), des chercheurs français de l’université Lille 3, dont Daniel Dubuisson et Sophie Raux (Irphis – UMR 8529), ont créé un réseau thématique pluridisciplinaire (RTP) intitulé « Matériaux pour une théorie (théôria) des Visual Studies » afin, entre autres, de recenser les actions de recherche menées dans ce domaine et les fédérer. Cette première démarche a conduit à la création, à Tourcoing, d’un lieu dédié où se croisent des professionnels de l’image et de l’industrie culturelle, des artistes et des chercheurs de disciplines différentes.
 En raison de son histoire, le territoire Lyon – Saint-Étienne ne pouvait négliger cette nouvelle approche. Aussi, non seulement les visuals studies s’invitent dans de nombreux programmes de recherche, mais elles offrent également la possibilité de lancer de nouvelles collaborations entre chercheurs des sciences humaines et sociales (SHS) d’une part, et entre elles et les sciences pour l’ingénieur (SPI) d’autre part.

 

L’image au service de l’histoire

L’histoire de l’art et plus spécialement, celle de l’art pictural, a saisi les visual studies comme un moyen de se renouveler et d’apporter un changement méthodologique. Comment ? Simplement parce que les études visuelles considèrent moins l’oeuvre en tant que telle que comme le produit d’un contexte historique, politique, social et culturel. C’est la démarche entreprise, entre autres, par l’équipe « Art, imaginaire, société » du laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes (Larhra – UMR 5190) à travers le projet « Portrait ». Cette base de données d’images de personnages français, accompagnées d’une documentation scientifique précise, s’adresse à toux ceux, conservateurs de musée, collectivités territoriales, chercheurs, qui s’intéressent à l’art du portrait et à la généalogie. Le portrait a la particularité d’être à la convergence d’une recherche historique conventionnelle et d’une démarche plus interprétative. En cela, il offre la possibilité de produire la photographie sociale d’une époque. Le projet « Portrait » ouvre des collaborations pluridisciplinaires dans lesquelles, par exemple, un anthropologue et un historien de l’art entreprennent des recherches sur l’art du portrait au XVIIe siècle dans une communauté précise. Cela leur permet notamment de saisir ce que signifiait, à l’époque, la possession à domicile d’un portrait de soi.

 

De nouvelles pratiques d’investigation

L’histoire de l’art n’est pas la seule à s’être emparée très tôt des méthodes et des outils des visuals studies. Dès 1999, Christian Henriot, historien à l’institut d’Asie Orientale (IAO – UMR 5062), a mis en place le projet « Shanghai en images ». L’idée est de collecter et d’analyser des images historiques de cette ville chinoise afin de mieux connaître son évolution,de la deuxième moitié du XIXe siècle à aujourd’hui. Quatre ans plus tard, fort de cette première expérience et profitant de la révolution du numérique, le chercheur a décidé d’élargir cette base de données à d’autres formes de ressources visuelles : cartes, textes et images associés, photographies, récits textuels. Il l’a dotée en outre du système d’information géographique (SIG), qui offre une approche dynamique de la cartographie. Ainsi enrichie, la plateforme permet aux chercheurs, mais également aux étudiants, journalistes et citoyens curieux, de circuler entre les différentes ressources visuelles et de croiser leurs informations. Elle offre la possibilité d’explorer des thèmes aussi variés que les pratiques liées à la mort, la pauvreté dans la ville ou de se focaliser sur un événement particulier, comme le bombardement de la cité en août 1937. Pour Christian Henriot, ce projet n’a pas seulement ouvert des perspectives nouvelles ; il a également changé les pratiques d’investigation en invitant les chercheurs à s’ouvrir à d’autres disciplines. Lorsqu’ils tentent d’appréhender l’histoire de la ville par des images, ils doivent emprunter leurs cadres méthodologiques, théoriques et pratiques à la sémiologie, à l’histoire de l’art et bien évidemment, aux visual studies.

 

Image de la ville, ville d’images

Comprendre la ville par les images est aussi l’une des démarches de l’équipe de recherche « Images, récits, documents » de l’École supérieure d’art et design de Saint-Étienne (Esadsé), qui s’inscrit depuis longtemps dans le champ des études visuelles. Les travaux de ces chercheurs visent à répondre aux besoins de formation des plasticiens. Ils s’intéressent aux problèmes théoriques dans la perspective d’aider les artistes à construire un regard critique sur la production, la diffusion et la conception des images. Les études visuelles offrent donc un matériau riche de concepts et de démarches scientifiques pour les membres de « Images, récits, documents », qui ont exploré plusieurs voies. L’image peut être considérée comme un récit à décrypter. Dans ce cadre, les chercheurs s’attachent à repenser les concepts-clés liés à l’image en s’interrogeant sur ce qu’elle peut nous dire du monde qui nous entoure. L’attention peut aussi se concentrer sur les gestes des artistes, c’est-à-dire sur le processus « d’imagénéisation ». Comment construit-on une image ? Comment lui donne-t-on du sens ? Quelles sont les intentions de création ? Dans le cadre du labex IMU, des chercheurs de cette équipe se sont interrogés sur les usages de la ville à travers les images qu’elle produit. À partir de photographies anciennes et aussi de projets en devenir, ils ont analysé la transformation du quartier de la plaine d’Achille, à Saint-Étienne. Ancien quartier industriel, il accueille aujourd’hui des fonctions culturelles telles que la cité du Design, l’Esadsé, etc. Comment les images traduisent-elles ce changement ? Quelles sont les représentations véhiculées et comment racontent-elles cette évolution ? L’objectif de ce travail est de comprendre comment une transformation de quartier peut être racontée et acceptée par ses habitants.

 

Stocker, numériser, analyser

Comment stocker, numériser et retrouver les innombrables images produites ? À partir de quels processus les analyser et les indexer pour que chacun, au-delà des habitudes de sa discipline, de ses codes, ses normes et ses façons de faire, puisse les utiliser ? Les visuals studies répondent à ces questions en s’attachant à mieux comprendre la dimension physique de l’image. Dans ce domaine, les sciences dites dures, et plus spécialement l’informatique, deviennent nécessaires. Sur le territoire de Lyon – Saint-Étienne, le Laboratoire d’informatique en image et systèmes d’information (Liris – UMR 5205) entretient depuis longtemps d’étroites relations avec les sciences humaines et sociales. Elles ont encore été renforcées en 2004, grâce à des campagnes de numérisation de manuscrits anciens et récents. Les outils numériques ont permis de travailler sur des textes anciens ou abîmés, mais également sur des enluminures ou des brouillons. Certaines parties illisibles à l’oeil nu ont pu être décryptées. Des projets sur d’autres types de supports sont actuellement en cours. Au nombre de ceux-ci, une collaboration avec le centre Max-Weber qui a abouti à la production et l’analyse d’images carcérales ainsi que celle conduite avec l’ISH, qui s’intéresse à l’analyse de films.

 

Vers une fédération ?

Les chercheurs de l’université de Lyon ouvrent de nouvelles perspectives avec les visual studies. Certains d’entre eux soulignent toutefois la limite de ces études « à la française », qui auraient pour faiblesse d’associer insuffisamment les disciplines. Le plus souvent, historiens et historiens de l’art font appel à des urbanistes, des sociologues ou encore des informaticiens pour les aider à construire leurs projets, mais ces chercheurs sont invités à une intégration disciplinaire plus large. Sociologues, sémiologues, historiens des arts ou de la technique, urbanistes, plasticiens, informaticiens sont appelés à former des groupes de travail focalisés sur un même objet de recherche, voire à se regrouper en un même lieu. Ce faisant, une autre étape importante de la construction des visual studies serait franchie : la fédération, offrant plus de visibilité et permettant d’asseoir la légitimité de cette nouvelle approche.