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Les religions dans l'espace public

Texte de Jean-Jack Queyranne

Intervention lors de la Journée de prospective du 29 juin 2001.
Date : 01/01/2001

Les débats organisés dans le cadre de Millénaire 3 fonctionnent sur  le mode de l'échange d'idées et visent d'abord l'enrichissement mutuel. Le thème que nous abordons aujourd'hui "les religions dans l'espace public" est inédit. Le cahier qui lui est consacré "Cultes, cultures et laïcité sur  l'espace commun" apporte des contributions très intéressantes par la diversité des points de vue qui s'expriment. Je veux à mon tour vous faire part de mes réflexions.

1- Nul ne saurait raisonnablement nier l'importance du fait religieux, des  religions, dans nos sociétés. Par conséquent il est normal que les responsables politiques qui se réfèrent évidemment au régime de la séparation de l'Eglise et de l'État s'en préoccupent.Importance philosophique d'abord: les religions en général, les religions monothéistes en particulier ont puissamment contribué au progrès moral de l'humanité, la sommant de l'interroger sur ses fins dernières, l'arrachant à ses attaches matérielles, l'invitant à se dépasser. Il manquerait quelque chose à l'humanité, si elle était privée de cette exigence qui procède du sens de la transcendance. Ferdinand Buisson, qui fut le plus proche collaborateur de Jules Ferry et qui consacra sa vie à la défense de la laïcité, aimait à citer ces formules de Jean Jaurès : "Il serait mortel de comprimer les aspirations religieuses de l'âme humaine".
Nul non plus ne saurait nier l'importance culturelle du fait religieux : le judaïsme et le christianisme, l'Ancien et le Nouveau Testament ont tellement  imprégné notre civilisation millénaire, comme l'a fait aussi l'antiquité gréco-latine, que notre patrimoine culturel, qu'il soit littéraire ou philosophique, pictural ou architectural, serait indéchiffrable à celui qui ne saurait ou ne voudrait en reconnaître la composante religieuse. On ne peut, d'ailleurs, concevoir en France, une solide formation intellectuelle, fut-elle élémentaire, qui ignorerait la contribution des religions au façonnement de notre nation.

L'agglomération lyonnaise porte elle-même toutes les empreintes de ce fait religieux : dans son histoire, dans ses édifices, dans ses mentalités. N'a-t'on pas évoqué les deux collines : celle qui prie et celle qui travaille ? La loge  du Change due à Soufflot qui accueille depuis 1803 le culte protestant n'est-elle pas un édifice marquant du quartier Saint Jean au même titre que la Primatiale ? Le Cimetière israélite de la Mouche ne nous conte-t-il pas l'histoire de la communauté juive depuis le XVlllème siècle ? Et la Grande Mosquée du Boulevard Pinel ; la lente reconnaissance de l'Islam ? Importance politique enfin : ce qu'on désigne aujourd'hui comme les valeurs de la République, sur la base d'une tradition bi-centenaire, doit beaucoup à  l'héritage judéo-chrétien. Sans doute la forme de la démocratie moderne prend-elle sa source dans l'Athènes de Périclès. Sans doute notre conception de la citoyenneté emprunte-t-elle beaucoup à celle de Rome. Mais les valeurs de liberté, d'égalité et de fraternité, qui ont inspiré le combat des républicains depuis 1789 et dont on mesure peut-être mieux, aujourd'hui, depuis la chute du Mur de Berlin, la modernité, la richesse et la dynamique qu'elles recèlent, ces valeurs républicaines, il faut le reconnaître, ce sont pour une large part des valeurs chrétiennes laïcisées. La liberté, inséparable de la responsabilité de la personne, et surtout  l'égalité des hommes entre eux, par-delà leurs différences ethniques, sociales, physiques ou intellectuelles, sont largement des inventions chrétiennes. S'agissant de l'égalité, si contraire à l'apparence immédiate, on ne peut qu'admirer l'audace à proprement parler révolutionnaire des Évangiles, faisant surgir cette idée neuve, contraire à toutes les normes et les idées d'un monde romain à la culture fortement hellénisée. Quant à la fraternité, elle est une traduction, à peine une adaptation de l'"agapè" du Nouveau Testament. Comment ne pas voir enfin que l'idée même du progrès procède d'une origine judéo-chrétienne ? Alors que toute la pensée grecque n'a jamais conçu le temps que dans un mouvement circulaire, le messianisme judaïque, par la perspective du salut, donne un sens au temps, c'est-à-dire à l'histoire, comme le fera aussi le christianisme en proposant l'horizon d'un jugement dernier et en incarnant Dieu dans un homme, indiquant ainsi l'avant et l'après de cet événement pour lui fondateur ; une fois encore, l'histoire universelle se trouvait par là orientée.  Toute la philosophie du XVIIIème siècle et Condorcet qui la conclut, ont, à  leur manière, laïcisé cette idée du progrès. Plus près de nous, on peut relever que l'histoire lyonnaise du XXème siècle  a été marquée par deux courants politiques : l'humanisme radical et le catholicisme social. Ce dernier s'est nourri du sillon de Marc Sangnier, de l'influence du philosophe Jean Lacroix, de l'expérience du Prado et des prêtres ouvriers.

2- D'un côté donc, la République comme la cité ne peuvent ignorer le fait religieux ; d'un autre, elles entendent distinguer les genres, le public et le privé, la raison naturelle et la foi, le citoyen et la personne. Depuis la Renaissance, on a assisté, dans toute l'Europe, sous des formes et  à des rythmes variés, à un ample mouvement de sécularisation, visant à la tolérance et au respect des différentes confessions, soucieux de faire droit à la liberté de conscience et considérant que l'engagement religieux est davantage l'affaire des personnes que celle des États. La Réforme, qui n'a pas seulement remis en cause les institutions catholiques de son époque, mais s'est aussi efforcée de réduire au minimum les médiations cléricales interposées entre les chrétiens et leur Dieu, a donné une impulsion décisive à ce mouvement vers la laïcité.

Dans notre pays comme souvent, la laïcité a pris la forme d'une valeur proclamée. Le pays de Descartes est celui par excellence de la distinction des concepts  et des plans. La France est le seul pays européen où la laïcité ait été élevée  au rang de principe constitutionnel. Elle est le seul pays aussi où elle ait abouti à la séparation complète de l'Église et de l'État. Il est vrai que les  Français ont moins l'art des transitions douces que le goût des distinctions  claires et quelquefois tranchées. La loi de 1905 sur la séparation de l'Église et de l'État n'est plus aujourd'hui  sérieusement contestée. Cette loi établit les dispositions fondamentales de  la laïcité française : liberté de conscience et de culte, libre organisation  des Églises, non reconnaissance et égalité juridique de celles-ci, libre manifestations des convictions religieuses dans l'espace public. A cela s'ajoute la laïcité des institutions, notamment de l'école, et la liberté de l'enseignement. La laïcité est, pour tous nos concitoyens, une forme de la liberté, qui garantit à chacun le choix de ses croyances. Elle s'identifie à la tolérance envers toute religion. C'est ainsi qu'elle nous permet d'accueillir aujourd'hui l'islam, nouvellement introduit dans notre société. Surtout, elle préserve, à l'écart de la sphère privée, la sphère public, un espace où s'épanouit la raison naturelle, que tous les hommes ont en commun, sans interférence de la foi ni des dogmes, sans qu'aucune religion puisse prétendre y imposer le primat de la Révélation qui lui est propre sur les valeurs de la connaissance. La laïcité de l'État qui, aux termes de la Constitution, "respecte toutes  les croyances", ne prémunit pas seulement chaque citoyen contre toute discrimination relative à sa religion ; elle fait de la chose publique une chose véritablement commune, où il n'y a place que pour l'argumentation éclairée par les lumières de la raison ; elle contribue ainsi à la formation du citoyen et à l'exercice de la démocratie. C'est la définition positive de la laïcité.
C'est dans ce cadre, que nous devons poser la place de l'Islam qui est une  religion relativement récente dans notre pays mais qui, avec 4 millions de personnes se reconnaissant en elle, en est devenue la seconde. Il y a paradoxe de l'islam dans ses rapports avec la laïcité. De ce qu'il est dépourvu d'un magistère clérical, du moins dans sa tradition sunnite, l'islam se proclame volontiers laïque. Cependant, l'islam n'a connu ni la Renaissance ni la Réforme. Certes, l'islam distingue le domaine religieux et le domaine mondain. Mais il ne manque pas de musulmans pour faire observer que cette distinction appelle une coordination et, par conséquent, une implication permanente du religieux, dans le mondain. Pourtant, dès le XIXème siècle, les peuples musulmans et particulièrement les peuples arabes, placés devant le défi de la modernité, ont été traversés par le courant de la renaissance, de la Nahda. Les dérives de l'histoire contemporaine, souvent nées de la frustration, mais aussi du sentiment de l'injustice face à l'Occident, nous font comprendre la difficulté qu'il y a à séparer, pour les peuples en cause, la religion et la politique, et à écarter le risque du dévoiement de celle-ci par celle-là. La question laïque est donc un défi, non seulement pour l'institution d'un islam français, mais plus généralement pour l'islam dans le monde de demain. Dans la postface qu'il a donnée à sa traduction française du Coran, Jacques Berque a souligné les appels de la rationalité qu'on y trouve, ces incitations à prêcher Dieu dans la clairvoyance ou la lucidité. Et c'est ainsi qu'il interprète la définition qu'une fameuse sourate donne de Dieu : "La lumière des' cieux et de la terre". Comme tous les grands textes religieux, le Coran a pu donner matière à bien des versions, allant du mysticisme le plus exalté au déisme le plus sobre. C'est par son noyau rationnel qu'il participe le mieux au dialogue fécond avec les autres religions, les autres cultures, voire avec les croyances des incroyants. Et l'islam n'a jamais été aussi grand que lorsqu'il a su s'ouvrir au monde, s'assimiler les savoirs et les pratiques les plus originales pour en faire le patrimoine commun de l'humanité.Le Haut-Conseil de l'Intégration a consacré une étude très fouillée sur ce sujet "L'Islam et la République" à laquelle il est fait. Et le Ministre de l'Intérieur Jean-Pierre Chevènenement en lançant la consultation des musulmans de France en janvier 2000, a exprimé sa conviction que la loi de 1905, qui a permis d'intégrer tous les cultes anciennement établis, peut et doit aussi intégrer le culte musulman sans qu'il soit nécessaire de l'adapter. Cette consultation se poursuit avec des avancées réelles.

3- La laïcité est confrontée aujourd'hui à de nouvelles demandes.
Notre époque est marquée par deux tendances lourdes : la mondialisation qui véhicule des standards uniformes et l'individualisme qui postule le repli sur un univers personnel. En réaction contre ces deux tendances, on assiste à une poussée des identités collectives. Les identités religieuses en sont une des dimensions. Elles ne concernent pas seulement la sphère privée mais s'expriment dans le champ social, donc sur l'espace public : organisation et place des fêtes religieuses, reconnaissance d'enseignements confessionnels, expression de spécificités (signes distinctifs comme le foulard ou exigences de menus particuliers). Face à ces questions qui ont surgi parfois avec violence, je crois que le principe de laïcité permet d'apporter des réponses. Sur bien des points, le consensus est tel que les pratiques sociales s'effectuent sans qu'il soit besoin sauf circonstances exceptionnelles de faire appel à la loi. Et cette loi de 1905 apparaît comme un texte moderne éclairé par la jurisprudence du Conseil d'Etat et assez souple pour répondre aux exigences nouvelles des identités religieuses. Rappelons que dans l'affaire dite "du foulard", le Conseil d'Etat a indiqué une ligne de tolérance : la transmission du savoir peut viser à l'universel sans nier l'existence de particularismes. L'expression de ces particularismes, s'ils deviennent ostentatoires sont contraire à la laïcité parce qu'ils deviennent des facteurs de prosélytisme et de désordre. Cette position du Conseil d'Etat qui renvoie au traitement au cas par casdu problème dans l'institution scolaire n'est pas une attitude de Ponce-Pilate. Dans son avis, le Haut Conseil de l'Intégration souligne qu'il ne faut céder "ni à la méfiance, ni à la complaisance" devant les demandes d'identités religieuses. Mais rester fermes et intangibles sur des principes qui sont les fondements même de notre pacte social : le respect d'autrui, l'égalité des sexes, la liberté d'expression et de recherche.
C'est pourquoi les parlementaires ont souhaité légiférer sur les dérives des groupements sectaires afin justement de protéger la liberté individuelle quand elle risque d'être gravement altérée. Cette loi très récente, du 12 juin 2001 tend "à renforcer la prévention et la répression des mouvements sectaires portant atteinte aux droits de l'homme et aux libertés fondamentale ". Elle définit des infractions pénales pour atteintes à l'atteinte à l'intégrité physique ou psychique de à la personne, à sa dignité, à la mise en péril de mineurs. Certains s'en sont émus, craignant par là une police de la pensée. J'estime au contraire que la force de la laïcité est justement de permettre qu'une identité collective, et cela vaut bien sûr pour les identités religieuses que je ne confonds pas avec les sectes, puisse s'exercer non seulement dans la sphère privée mais aussi dans l'espace public à la triple condition qu'elle respecte les valeurs universelles, qu'elle ne soit pas facteur de désordres et qu'elle ne vise pas exercer un monopole des idées contraire à l'esprit même de tolérance. C'est dans cet état d'esprit que nous pouvons aborder cette table-ronde. Entre les dangers d'une communautarisme qui sont souvent agités et une conception rigide des principes républicains, qui me paraît s'éloigner du principe même de la laïcité, il y a place pour aborder avec confiance la nécessaire conciliation entre l'expression de différences légitimes et le respect du socle de notre contrat social : la raison, le droit, la démocratie.