Voilà combien d'années que l'agglomération et la Ville de LYON débattent de leurs cours d'eau et, plus précisément, de leurs fleuves ? (soit le Rhône et la Saône, même si, bien évidemment, l'un est un fleuve et l'autre une rivière).
Combien d'années qu'ils élaborent des plans, des schémas, des livres (bleus et pas blancs) ? Plusieurs acteurs s'impatientent, car "cela ne bougerait pas beaucoup". Mince alors ! vu la somme de réflexions et d'énergies mobilisées…
Si ça traîne, c'est peut-être tout simplement parce que, pour paraphraser le titre de la première partie de ce numéro, la géopolitique est tributaire de la construction identitaire, laquelle ne fait que commencer.
Il n'y a là rien que de très normal, puisque la population est en phase de "réappropriation de ses fleuves" (Cf. article de M. Scherrer) et que l'absence de pratiques caractérise une grande partie des jeunes générations, ne serait-ce que faute d'avoir bénéficié de transmissions par ses anciens, dont une partie était tout simplement ailleurs.
De ce point de vue, la construction identitaire doit être le fer de lance de toute stratégie concernant les fleuves, en sachant que ceci passe par des actions éducatives et culturelles qui demandent du temps, ne serait-ce que pour en garantir les fondements scientifiques.
Il y a donc tout intérêt à parier, en même temps, sur d'autres moyens que sont les pratiques populaires, comme le sport, les fêtes et le paysage, au sens tout simple "du donner à voir" dont relèvent pleinement les éclairages nocturnes par exemple ou l'accessibilité physique aux "points de vue", lesquels doivent concerner tous les moyens de la mobilité sans exclusivité (donc y compris la voiture).
Cette construction identitaire doit cependant éviter un certain nombre d'écueils :
● Premièrement : le repli. Dans le cas du fleuve Rhône et de son bassin, c'est chose pratiquement impossible et, bien plus, cela devrait fournir l'occasion intéressante de "sortir du cadre" strictement local pour appréhender des problématiques de solidarité géographique et culturelle avec d'autres communautés. Ainsi serait-il opportun de mettre en réseau les multiples "Maisons" qui parlent des fleuves, ici et ailleurs, et de faire des manifestations ensemble sous quelque forme que ce soit.
● Deuxièmement : l'erreur d'interprétation dans ce processus global de "réappropriation par l'histoire" qui, comme tout processus comprenant un émetteur et un récepteur (public de masse), suppose une coopération du récepteur pour déceler les non-dits, et pour relier cette interprétation à sa propre histoire. Que sommes nous prêts à entendre, ou à ne pas entendre, sur les fleuves ? L'histoire de la batellerie est-elle plus intéressante et plus noble que celle de l'industrie chimique, actuellement encore à l'oeuvre sur le Rhône ? En quoi cette histoire fonde-t-elle, ou non, le repositionnement identitaire de Lyon vers le sud et la Méditerranée ?
Il faut donc travailler sur toutes les dimensions de l'histoire des fleuves et notamment les plus étranges, voire les plus dérangeantes, car, à défaut, cette histoire n'entrera pas en résonance avec le public qui, lui, le sait confusément, mais le sait.
Faut-il activer les choses ?
Il est normal que l'on souhaite faire avancer les choses et la compétition européenne pour la reconquête des fleuves est déjà à l'oeuvre depuis plusieurs années, en sorte que Lyon ne peut prendre de retard en ce domaine.
Mais ne faut-il pas exploiter cette situation de piétinement pour se poser la question de la pertinence des aménagements proposés à l'échelle du temps ? À chaque fois que de grands aménagements ont été réalisés dans un consensus, il faut admettre que ce furent des erreurs : couverture des berges, aménagements d'autoroutes longeant les fleuves, abandon du transport fluvial…
Oui, mais aujourd'hui, qu'est-ce qui fait consensus, s'agissant des fleuves ? Est-ce que certaines priorités économiques ne sont pas évacuées parce qu'elles vont à l'encontre de l'image que notre société se fait de ses fleuves, somme toute très artificielle, car essentiellement tournée vers le décor urbain, le loisir ? A-t-on mieux à faire pour exploiter pleinement cette ressource ? Si la réponse est claire, alors on peut parler d'aménagements.
S'il faut activer les choses
Manifestement, ce ne sont pas les idées ou les projets qui manquent, mais l'incroyable complexité institutionnelle qui est à l'oeuvre sur les fleuves. D'un point de vue opérationnel et compte tenu de notre culture administrative, il me semble que l'on pourrait résumer la stratégie possible en trois scénarios :
● Le scénario autoritaire, mais efficace. Il consiste à prendre le fleuve comme sujet et comme territoire à part entière et à le mettre sous la responsabilité d'un établissement public territorialisé, unique, chargé de mettre en place un schéma prenant en compte l'ensemble des dimensions économiques et culturelles liées aux fleuves et faisant son affaire des superpositions de domanialité et des répartitions de charges et de recettes dans un sens qui ne pourrait que profiter à la territorialisation des enjeux.
Les avantages sont évidents en termes d'efficacité opérationnelle, mais cette stratégie a un coût direct et indirect. Le coût direct est la mise en place d'une structure dont il n'est jamais sûr en France qu'elle se construise à partir d'addition de compétences préexistantes dans les organisations en place, mais plutôt par créations supplémentaires. Le coût indirect concerne, à n'en pas douter, l'inflation d'aménagements, car ce type de structure se caractérise, en général, par une culture constructiviste ne souffrant aucune exception au principe de "l'espace affecté", affecté à une fonction s'entend.
Si ce scénario est séduisant en termes opérationnels, il ne résout pas totalement les problèmes méthodologiques, car ce "territoire linéaire" traverse de multiples entités rurales et urbaines pour lesquelles il ne saurait jamais constituer un territoire à part entière et par rapport auquel la maîtrise des relations transversales est un enjeu qui repose la question des superpositions, sinon de compétences, du moins d'identités : paysagères, économiques et culturelles.
● Le scénario libéral, mais besogneux. Il consiste à prendre le fleuve comme objet de projet, collectif et partagé et repose sur un partenariat à construire en permanence.
C'est la poursuite de la tendance actuelle, mais qui, par une intelligence collective, ne demande qu'à être coordonnée, pilotée et qui se traduit par une foultitude de documents d'intentions et de projets autour et sur les fleuves, dans le respect des équilibres institutionnels qui demanderaient à être peut-être simplifiés, c'est le moins qu'on puisse souhaiter.
Cette méthode a le défaut de toute culture de projet : elle est lente et souvent décourageante pour les esprits volontaires ou ambitieux, surtout si elle n'est pas portée par une figure emblématique, susceptible d'incarner, aux yeux de tous, l'esprit du projet.
Elle recèle des effets pervers aussi, car, en reposant sur le consensuel et le partenariat, elle promeut forcément les concepts les plus "mous". Ainsi, s'agissant de fleuves (on devrait sans cesse rappeler que cette problématique est singulière et n'a rien à voir avec les "cours d'eau"), on peut craindre une banalisation des aménagements allant dans le sens de l'air du temps, c'est-à-dire privilégiant une vision propre, ludique, finalement pas très différente de l'esprit hygiéniste de l'urbanisme du début du siècle, et misant sur l'image, le décor urbain, plus que sur le sens du fleuve.
● Le scénario extensif et doux. Il consisterait à considérer le fleuve comme un prétexte et davantage comme un support d'usages que comme un espace à aménager à tout prix.
Cette méthode pourrait se caractériser par le souci constant de ne pas obérer des choix ultérieurs concernant l'ensemble des dimensions potentielles des fleuves, c'est-à-dire : énergétiques, ressources en eau pour l'agriculture, transport fluvial et activités portuaires, biodiversité…, tout en promouvant des usages et des pratiques douces et réversibles permettant aux populations de développer d'abord des pratiques et de les entériner éventuellement par la suite, sous forme d'aménagements.
Cette méthode est moins spectaculaire, mais n'exclut pas des aménagements, sauf qu'elle implique de dire clairement quelles sont les priorités.
Elle renvoie à des concepts plus événementiels que pérennes, à des aménagements partagés, plutôt que réservés à tel ou tel usage (le grand danger actuel me paraît résider dans une vision très fonctionnaliste de l'aménagement où chacun est à sa place et dans lequel les mélanges sont contrenature, ce qui entretient, à terme, des statu quo peu stimulants pour faire évoluer les choses dans le bon sens. Exemples : automobile et cycles (car l'automobile ne disparaîtra pas et un carburant peut être propre), sport et tourisme, industrie et biotope…
À travers ce scénario, c'est davantage un projet social qui est en jeu, qu'un projet d'aménagement. Permettre d'accéder au couloir de la chimie, y compris dans un cadre ludique, c'est garantir que la dangerosité des installations est prise en compte.
Permettre aux sportifs de pratiquer leurs loisirs sans clore leurs espaces, c'est garantir des pratiques sociales, familiales et de curiosité, bien comprises pour tous.
Bref, une façon de provoquer le paradoxe pour atteindre des objectifs démultiplicateurs à l'échelle du temps, autant que de l'espace.