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Le fleuve Rhône : généalogie d’une recherche de pointe

Texte de Catherine FORET

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Date : 01/10/2012

Texte écrit pour la revue M3 n°3
 

Depuis 30 ans, une dynamique exceptionnelle s’est développée autour du Rhône, à l’articulation des sciences du vivant et des sciences humaines. Des chercheurs se sont particulièrement penchés sur les rapports entre fleuve et société — une spécificité qui leur a valu une reconnaissance internationale. Cela explique notamment pourquoi la première conférence I.S.Rivers s’est tenue à Lyon, en juin dernier.

C’est à la fin des années 1970 que l’aventure a démarré, avec le lancement au niveau national du PIREN (Programme interdisciplinaire de recherche sur l’environnement). Le CNRS et le ministère de l’Environnement s’associent à l’époque pour cofinancer des recherches sur les impacts des grands aménagements en cours dans le pays. En favorisant l’interdisciplinarité, autant que le rapprochement des chercheurs avec leurs partenaires « de terrain » — élus locaux, ingénieurs et techniciens, monde associatif… —, le PIREN va représenter une forme d’incitation intellectuelle et financière précieuse pour les recherches sur l’environnement. Le programme s’organise autour de thématiques, dont plusieurs portent sur les bassins versants des grands fleuves (Seine, Rhône, Garonne…). En ce qui concerne le Rhône, les choses commencent de se structurer autour de la biologie aquatique, grâce à Albert-Louis Roux, biologiste, directeur de l’unité de recherche associée du CNRS Écologie des eaux douces à l’université Claude Bernard Lyon 1. Celui- ci prend l’initiative de fédérer des compétences diverses pour analyser l’impact environnemental des grands chantiers réalisés sur le fleuve (centrales hydoélectriques notamment). Dès l’origine, le projet d’Albert-Louis Roux se situe à l’échelle régionale : il mobilise en particulier des spécialistes grenoblois en écologie végétale. C’est aussi un projet inter institutionnel, qui associe le CNRS, plusieurs universités et, très vite, d’autres organismes comme le Cemagref et l’Agence de l’eau.
 

« La nature s’inscrit dans le social »
Convaincu de la nécessité d’ouvrir le projet aux sciences humaines et sociales, Albert-Louis Roux se tourne d’abord vers les géographes. Il sollicite un jeune chercheur, formé à l’université Lyon 2, Jean-Paul Bravard, pour travailler sur la dynamique fluviale, autrement dit pour « aider à comprendre comment fonctionne le fleuve dans ses multiples dimensions ». Celui qui deviendra l’un des piliers de cette aventure scientifique hors du commun va s’appuyer à la fois sur les recherches anglo-saxonnes et sur les réflexions ouvertes en France par les pionniers de la géomorphologie dynamique. Parmi eux, Jean Tricart (1920-2003), enseignant à Strasbourg, qui défend le principe d’une approche globale des milieux soi-disant « naturels ». « La nature s’inscrit dans le social », explique-t-il, et il faut reconnaître, dans le travail de recherche, les influences multiples qui ont façonné les paysages : substrat géologique, évolution du climat, couverture végétale, mais aussi action humaine, aussi bien passée que présente. Plusieurs géographes rhônalpins s’inscrivent alors dans ce courant de pensée. Ainsi Jacques Bethemont, qui mène des recherches sur la gestion des ressources naturelles, et particulièrement des ressources en eau. À l’origine en 1975 du regroupement des géographes-urbanistes de Lyon et Saint-Étienne dans ce qui deviendra l’unité mixte de recherche 5 600 Environnement, ville, société, Jacques Bethemont enrichira de son savoir le travail interdisciplinaire autour du Rhône, au même titre qu’un autre géographe lyonnais : Jean Pelletier, professeur à l’université Lyon 2, qui fut le responsable scientifique du premier colloque Jacques Cartier, en 1987, sur le thème : « Les politiques d’aménagement des fronts d’eau à Lyon et à Montréal ». Aujourd’hui, ce sont Hervé Piegay et Anne Honegger, directeurs de recherche au CNRS et membres de l’UMR 5600, qui ont pris à Lyon le relais sur ces thématiques, en complémentarité avec leurs aînés.
 

Les défis de l’interdisciplinarité
Dans cette dynamique qui va faire de la métropole lyonnaise l’un des lieux phares, à l’échelle internationale, des recherches sur les systèmes fluviaux, les sciences humaines et sociales sont donc représentées, au début, par des géographes. Mais très vite, l’éventail des disciplines mobilisées au chevet du Rhône va s’élargir. Tout en échangeant avec ses collègues spécialistes des biotopes aquatiques, Jean-Paul Bravard engage en effet une collaboration étroite avec le service régional de l’archéologie. Il participe ainsi à de nombreuses fouilles en milieu fluvial et alluvial, à l’occasion de grands chantiers (métro, parkings), qui fournissent des clés d’interprétation de l’évolution du fleuve sur la longue durée (histoire des crues, notamment). Il noue également des relations fructueuses avec des sociologues et des ethnologues, comme André Micoud, qui travaille à l’époque au CRESAL (Centre de recherche d’études sociologiques appliquée de la Loire) à Saint-Étienne. Par l’intermédiaire de ce dernier, un lien étroit va s’établir entre les scientifiques mobilisés sur le PIREN et la Maison du fleuve Rhône. Cette structure associative, créée en 1989 à l’initiative de la ville de Givors, riveraine du fleuve et située entre Lyon et Saint-Étienne, s’est donné pour objectif « d’observer ce que la société fait de son fleuve, comment elle le pense et l’utilise ». Les élus givordins considèrent en effet celui-ci comme un « bien commun » précieux pour refonder le développement de la commune, affectée par le déclin industriel. Ils font le pari de la science et de la pédagogie pour s’employer à la mise en valeur du fleuve, avec les institutions publiques et le monde associatif. Au fil des ans, la Maison du fleuve Rhône va multiplier les expositions, études et recherches, animations culturelles, ateliers pédagogiques…, s’entourant d’un conseil scientifique où vont se succéder des spécialistes de tous poils. L’établissement, labellisé « ethnopôle » par le ministère de la Culture et accrédité en juin 2012 par l’Unesco en tant qu’ONG pour la convention du patrimoine culturel immatériel, est ainsi devenu l’un des lieux importants où s’est s’approfondie dans la région la pratique interdisciplinaire et pluri-institutionnelle de réflexion autour du Rhône.
 

« Sortir du laboratoire » pour « parler aux gens »
Ainsi vont s’expérimenter des pratiques de collaboration entre scientifiques de différentes disciplines, techniciens des services des villes, militants de la défense de l’environnement et riverains du fleuve, autour des problèmes très concrets que soulève la gestion de l’eau dans les milieux urbains et périurbains. Rien d’évident en la matière : comme l’explique Jean-Paul Bravard, cela suppose, pour les chercheurs qui acceptent de jouer le jeu, d’apprendre « les langues, la culture, la grammaire des autres disciplines ». Il faut aussi articuler des démarches scientifiques très pointues avec une ouverture sur la société. Tous autant qu’ils sont, les chercheurs engagés dans cette aventure sont donc invités à « sortir de leur laboratoire » et du monde académique pour aller « parler aux gens », participer à des réunions publiques…, parfois dans des situations conflictuelles, sur des questions qui agitent la société. Certains le feront si bien qu’ils s’engageront dans des mouvements militants : l’université Lyon 1 a ainsi été un véritable vivier de ressources pour la FRAPNA (Fédération Rhône-Alpes de protection de la nature), association pionnière de défense de la nature en France, dont plusieurs spécialistes
lyonnais des fleuves ont été les fondateurs ou les dirigeants.
 

Naissance d’un concept : l’hydrosystème fluvial
C’est dans ce contexte de grande émulation intellectuelle qu’apparaît la notion « d’hydrosystème fluvial ». Présentée en 1993 dans un ouvrage collectif, regroupant 13 auteurs français et anglo-saxons (Hydrosystèmes fluviaux), elle est le fruit du croisement entre les approches physiques, de type anglo-saxonnes, et les travaux des géographes français qui abordent le fleuve sous un angle plus « humain ». Le concept va très vite s’imposer avec succès dans le monde entier, contribuant à la reconnaissance internationale des recherches lyonnaises, et ouvrant notamment la compétition avec les chercheurs nord-américains. Le soutien du ministère de l’Environnement et du CNRS, « qui ont ciblé au bon moment le financement d’équipes interdisciplinaires » sur la question, a été décisif dans ce succès ; de même que le goût des chercheurs concernés pour l’engagement dans l’action. Dès 1990, ces derniers sont sollicités par l’Agence de l’eau et la CNR (Compagnie nationale du Rhône) pour participer aux réflexions de ces instances concernant l’aménagement du fleuve et des territoires qu’il traverse.
Grâce aux synergies ainsi engagées, le Rhône est « devenu un véritable laboratoire du développement de l’écologie fluviale pour la France et pour l’étranger » selon André Vincent, directeur scientifique de la Maison du fleuve Rhône (lire « Pour aller plus loin »). Les chercheurs ont en effet su valoriser le potentiel que représentait le plus puissant des fleuves français : riche d’une gamme particulièrement variée de milieux naturels, en même temps que très aménagé (aussi bien pour la navigation que pour la production d’hydo-électricité), le fleuve a servi de terrain d’expérience pour la conduite de recherches très pointues. Il a aussi favorisé le développement de compétences techniques utiles au territoire, notamment pour caractériser les polluants produits à l’échelle du corridor rhodanien et trouver des stratégies pour limiter ceux-ci de manière durable. La multiplication des thèses de doctorants et les nombreuses coopérations qui se sont organisées entre les chercheurs, les ingénieurs et techniciens de l’eau et le milieu associatif local ont aussi permis de faire reconnaître « la valeur culturelle du fleuve », de favoriser sa réappropriation par les riverains et de conduire des actions de restauration écologique et de développement territorial remarquables. Ainsi s’est constitué un héritage dont les organisateurs de la conférence I.S. Rivers récoltent aujourd’hui les fruits.
 

De la connaissance à l’action
La longévité de l’aventure est aussi due à la mise en place d’outils qui ont permis au fil des ans de  démultiplier l’impact, scientifique autant que sociétal et environnemental, des travaux engagés dans le cadre du PIREN. Au premier rang de ces outils figure le Groupe de recherche Rhône-Alpes sur les infrastructures et l’eau (GRAIE). Association créée en 1985 pour jouer un rôle d’interface entre les scientifiques et les acteurs opérationnels, le GRAIE travaille à la fois à l’animation de dispositifs de recherche et au transfert des connaissances de la recherche vers l’action, en matière de gestion des milieux aquatiques, des eaux pluviales et d’assainissement. Il rassemble près de 300 membres publics et privés : des collectivités locales et leurs groupements, des bureaux d’études et sociétés de service, des services de l’État, des organismes et laboratoires de recherche, des producteurs industriels et des associations…, de la région Rhône-Alpes et de la France entière. Avec ses sept salariés, basés sur le campus de La Doua à Villeurbanne, le GRAIE représente une précieuse cheville ouvrière pour la réalisation de montages complexes. Il est aussi un outil précieux pour gérer l’inscription du dispositif local de recherche dans les réseaux internationaux. L’association organise ainsi tous les trois ans à Lyon, depuis 1992, Novatech, l’une des plus grandes conférences mondiales sur les technologies et stratégies durables de gestion des eaux de pluie dans les espaces construits, urbains et périurbains.
 

Une des plus importantes « Zones ateliers » du CNRS
C’est aussi le GRAIE qui a permis la mise en place, en 2001, de la Zone Atelier Bassin du Rhône (ZABR), dispositif labellisé par le CNRS, qui structure les recherches autour de l’eau à l’échelle régionale. Présidée par deux écologues, Pierre Marmonier (de l’université Lyon 1 -UMR 5023-LEHNA) et Bernard Montuelle (de l’Institut national de recherche agronomique de Thonon-les-Bains), la ZABR est l’une des plus importantes des dix « Zones Ateliers » du CNRS. Elle s’étend désormais à d’autres Régions (Provence-Alpes-Côte d’Azur et Languedoc-Roussillon), pour prendre effectivement en compte […] […] l’ensemble des territoires traversés par le fleuve et ses affluents. Le dispositif mobilise environ 250 chercheurs, appartenant à quatorze établissements de recherche, qui abordent par différentes disciplines les interactions entre le milieu fluvial et périfluvial rhodanien et les sociétés qui lui sont liées. Logiquement, au regard du développement constant de l’urbanisation, les recherches menées au sein de la ZABR concernent de plus en plus les rapports entre villes et fleuve. Le partenariat noué avec les acteurs opérationnels de l’urbain permet de co-construire des questions de recherche nouvelles, sur lesquelles les scientifiques sont attendus pour apporter des éléments d’aide à la décision.
C’est ainsi que, de plus en plus, autour des biologistes et des géographes, des économistes, des historiens, des sociologues, des juristes, des politologues… sont sollicités pour travailler sur des problématiques transversales comme l’approche économique de la biodiversité, les questions d’inondation, de micropollution, les « services écosystémiques » rendus par le fleuve (approvisionnement en eau, tourisme, solidarité…) ou encore les problèmes de gouvernance des systèmes fluviaux… Et c’est forte de cette expérience que la Zone Atelier intervient en réseau d’expertise actif sur les questions urbaines, au sein d’instances internationales comme le Long Term Ecological Research Europe, l’International Long Term Ecological research ou le programme Unesco-Help, réseau mondial de bassins hydrographiques qui échangent sur les bonnes pratiques en matière d’interactions sciences-sociétés.