Vous êtes ici :

La prospective : une idée, plusieurs pratiques

Illustration représentant un cube jaune au milieu de cubes bleu

Texte de Philippe Durance

La prospective est née dans la pensée d’un homme, Gaston Berger, confronté aux difficultés d’élaboration de la décision publique.

Depuis, les écoles françaises et anglo-saxonnes ont divergé, mais continuent de partager une conviction optimiste : l’avenir peur être influencé dans un sens favorable.

→ Texte écrit pour la revue M3 n°3.

Tag(s) :

Date : 01/10/2012

Gaston Berger, philosophe en action, est directeur général de l’enseignement supérieur au ministère de l’Éducation nationale quand il jette les premiers éléments de la prospective, à partir de 1955. Il élabore pour cela une « anthropologie prospective », destinée à étudier les différents « aspects de la situation de l’homme dans le monde de demain » et dont l’objectif est de conduire à la construction d’une « société efficace mais [...] heureuse ». Pour Berger, être prospectif, « c’est voir qu’il y a un avenir à faire ; que dans cet avenir, il y a un certain nombre de grandes lignes qui sont déjà dessinées [...] et que toutes sortes de possibilités, de plus en plus riches, de plus en plus fécondes, sont offertes aux hommes », comme il l’a exprimé dans l’émission « En Français dans le texte » (RTF) du 16 juin 1960.

Le développement initial des conceptions de Gaston Berger a été limité dans le temps : il est mort en novembre 1960, soit un peu plus de 5 ans après avoir formalisé les premiers principes de la prospective. Mais par son argumentation et sa clarté, son idée a conquis l’esprit de nombreux décideurs, qu’ils soient chefs d’entreprise ou hauts fonctionnaires, même si, pour Pierre Massé « la forme et la substance [en] sont imparfaitement définies ». Ce commissaire au Plan, dès 1959, verra dans la prospective un moyen de sortir du déterminisme imposé par la prévision classique et de considérer la pluralité des avenirs possibles pour éclairer l’action. Les premières méthodes formelles vont naître ainsi quelques années plus tard de cette exigence de « raccordement au réel » : d’abord, à la fin des années 60, à la DATAR, avec une méthode d’élaboration de scénarios développée sous l’impulsion de Josée Landrieu ; ensuite, à la fin des années 70, à la SEMA, puis au CNAM, avec Michel Godet qui développe une boîte à outils complète, formalisée en 1985 dans un manuel qui fera école.

 

Germes du futur, faits porteurs d’avenir

L’orientation du regard, tourné vers l’avenir, constitutive de l’attitude prospective définie initialement par Berger, va être remise en question par la prospective du présent à la fin des années 90. Pour ses initiateurs, Édith Heurgon et Jean-Paul Bailly, l’avenir ne doit pas se préparer à partir du futur, mais à partir du présent : il s’agit de déceler les transformations déjà à l’oeuvre dans la société. Cette nouvelle posture nécessite une inversion du regard : il s’agit, en quelque sorte, d’anticiper en regardant le présent du futur, plutôt que le futur du présent. Mais, si le moyen se distingue, la finalité reste la même : aboutir à un avenir partagé par le plus grand nombre.

Pour la prospective dite « stratégique » comme pour celle dite « du présent », le temps présent est le temps de l’action. L’idée de « détecter dans le présent des [...] germes du futur, déjà là », comme l’a formulée Édith Heurgon dans le nº 1 de M3, était déjà présente dans les réflexions de Pierre Massé avec ses « faits porteurs d’avenir ». De la même manière, la nécessité d’articuler des savoirs experts, profanes et sensibles de manière à ouvrir le champ des possibles et à sortir d’une pensée unique, était déjà une préoccupation majeure de Gaston Berger, une exigence de sa phénoménologie : ne pas se laisser prendre par les apparences, multiplier les regards, convoquer « des hommes qui [...] pourront non seulement porter un témoignage théorique, extérieur, abstrait, mais pourront [...] donner le fruit d’une sagesse expérimentale profonde ». (Intervention dans l’émission « En Français dans le texte » ).

 

Un style français, un style américain

Entre ces pratiques, les fondements sont bien communs. S’il y a des différences radicales, c’est plutôt avec les conceptions anglo-saxonnes de l’anticipation. La première d’entre elles concerne la signification du terme « foresight » en lui-même, qui ne se rapproche de la prospective qu’à condition de préciser « strategic foresight ». Dans le « style américain », sa signification est restreinte à l’image d’un futur donné. Dans le fameux rapport Brundtland, publié par les Nations unies en 1987, le terme « foresight » est utilisé dans la version anglaise originale et traduit dans la version française par « intuition ». Cet exemple illustre parfaitement cette conception.

Dans cette perspective, le terme « foresight » ne devrait pas être utilisé pour désigner le processus, ainsi que les outils associés, qui conduit à la définition de cette image. Dans le  « style français », la prospective, comme son supposé équivalent « strategic foresight », est considérée comme désignant à la fois un processus et le résultat de ce processus en termes d’action. Cette première opposition constitue une part d’explication de la seconde, qui concerne la pratique de la prospective. Considérer que le « foresight » est uniquement un résultat permet d’envisager le rôle du prospectiviste comme étant de fournir à des « clients » donnés des images de futurs donnés, sans que ces derniers accordent une quelconque importance aux moyens mis en oeuvre pour les établir. Cette posture a deux conséquences importantes.

Premièrement, le processus de création de ces visions d’avenir, même s’il est transparent pour le client, est du domaine unique du « futuriste ». Le client ne participe pas à la réalisation de ce travail. Cet aspect représente certainement l’opposition la plus forte avec le «style français ». Pour la prospective,  qu’elle soit stratégique ou du présent, il est fondamental que les bénéficiaires de ce travail en soient eux-mêmes les producteurs. Le rôle du prospectiviste n’est pas de penser le futur à la place de son client, mais de l’accompagner, grâce à son expérience et à sa connaissance des méthodes, dans un processus d’apprentissage et de changement organisationnel qui mêle imagination et rigueur. Mais cette opposition radicale ne peut bien se comprendre qu’en regard de la seconde conséquence.

 

Le primat du résultat ou de la démarche

Deuxièmement, considérer le « foresight » simplement comme un résultat n’implique aucune relation directe avec la prise de décision et la préparation de l’action : le client reçoit simplement ces visions qui vont lui permettre de modifier son état de conscience d’une situation donnée. Le « style américain » parle de « strategic foresight » non pas pour un quelconque rapport avec l’élaboration de la stratégie, mais parce que son horizon de travail est simplement supérieur à celui de planification opérationnelle. Dans le « style français », c’est justement parce que la prospective est directement reliée à l’action qu’elle est stratégique. Au sein d’une organisation, l’étude des futurs possibles et souhaitables en eux-mêmes, ou des transformations à l’oeuvre, n’a pas d’intérêt si elle n’est pas destinée à influencer concrètement l’action. Et pour s’assurer que la stratégie soit la plus adéquate possible aux réalités actuelles et à venir de l’organisation, elle doit être partagée et reposer sur une connaissance intime des dynamiques de l’environnement.

À côté de ces oppositions, les deux « styles » partagent deux grands principes, qui sont réellement constitutifs des formes modernes d’anticipation : la volonté humaine est capable d’influencer l’avenir de manière à favoriser ce qui est désirable et cette capacité fonde une obligation morale de réfléchir à l’avenir et à ses trajectoires possibles. Ils partagent également un des objectifs de la prospective de faire prendre conscience aux acteurs des hypothèses implicites qui fondent leurs décisions pour les remettre en question et éventuellement les modifier. Ils partagent, enfin, les grandes lignes de la méthode prospective en tant que telle (description du système étudié, identification des variables clés et des acteurs, formalisation des tendances, description d’avenirs possibles, choix d’un avenir désirable, etc.), ainsi que de nombreuses techniques et outils (analyses d’impacts croisées, analyse morphologique, scénarios, etc.). Globalement, la prospective constitue donc aujourd’hui un monde contrasté, tant dans les conceptions que les principes ou les pratiques. Mais ce contraste est riche de sens.