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L'industrie de la finance et la ville

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Texte de Dominique LORRAIN

Le processus de financiarisation de la ville, en marche depuis plus de vingt ans, a façonné certains des traits des villes contemporaines. Par quelles voies la finance globale est-elle entrée dans la place et par quels moyens exerce-t-elle son emprise ? Comment a-t-elle introduit ses modes d'évaluation et sa logique ? Un retour sur les étapes de cette histoire montre combien le pouvoir de la finance sur la ville est discret, de nature informationnelle, international - et obtient l'assentiment, au moins passif, des collectivités et de la classe politique.

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Date : 01/06/2013

Depuis le début des années 1990, les firmes privées ont acquis un rôle grandissant dans la conception, le financement, la production et la gestion de la ville, que ce soit en matière d’aménagement, de grands projets urbains ou d’infrastructures. Dans un premier temps, l’industrie de la finance pouvait être considérée comme un fournisseur de ces opérateurs urbains parmi d’autres, au même titre que les industriels apportent des tuyaux, des turbines,
du matériel roulant. Nos observations contredisent cependant cette interprétation. Dès le milieu des années 1990, les acteurs de la finance ont acquis une influence bien plus grande que le simple apport en capital. La ville, comme d’autres objets, n’échappe pas au phénomène de financiarisation de l’économie sous deux formes différentes. L’une, visible, s’exprime par la privatisation des « briques » qui composent la ville. L’autre, beaucoup plus diffuse et indirecte, réside dans le pouvoir informationnel de la finance globale, qui lui permet d’évaluer et de comparer la valeur de projets urbains aux quatre coins de la planète. Or, la ville produite par la finance présente des caractères spécifiques, qui ne manquent pas d’interroger.

Les privatisations, première étape de la transformation
L’influence croissante de la finance sur la ville est inséparable des politiques de libéralisation des industries de réseaux à partir des années 1980. Cela concerne les secteurs des télécommunications, du gaz et de l’électricité, des transports, de l’eau et de l’assainissement, des ports, des aéroports, des autoroutes et des chemins de fer. Des entreprises de services publics ont été introduites en Bourse. Ces politiques ont ouvert un marché énorme, une nouvelle classe d’actifs est entrée dans le champ d’action de la finance globale. Jusqu’alors, les engagements directs des acteurs financiers concernaient essentiellement l’immobilier d’entreprise dans les grands pays industriels. En 1984, la privatisation de British Telecom et l’entrée en application aux États-Unis de la décision de justice qui abolit de monopole de AT&T établi depuis soixante-dix ans ont donné le coup d’envoi d’un gigantesque programme de vente. En dix ans, cette politique s’est diffusée à tous les continents.
 Les acteurs de la finance et du conseil ont été très présents à chaque étape de ces politiques, mais plutôt en arrière-plan, de sorte que la plupart des travaux se sont concentrés sur les hommes politiques, les dirigeants des firmes et les régulateurs. Pourtant, les acteurs de la finance ont participé à l’activité très importante de lobbying aux États- Unis et en Angleterre au moment de l’élaboration des programmes politiques. Ils sont intervenus comme concepteurs et préparateurs des grandes privatisations dans le monde entier. Et, en raison de leurs compétences, ces acteurs de la finance et du conseil ont été les premiers bénéficiaires de la hausse considérable des transactions qui a suivi, avec un flux permanent d’achats, de ventes et de levées de fonds. La finance n’a pas seulement impulsé et accompagné ces privatisations. Jouant son rôle d’assembleur de portefeuilles, elle a introduit des innovations dans les techniques financières qui ont rendu possible le portage des actifs urbains par des structures échangeables (special purpose company, REIT immobilier, fonds spécialisé). Ces actifs ont pu échapper à leur ancrage dans les territoires et se négocier comme des actions, obligations ou autres formes de dette, et entrer ainsi dans le grand jeu des échanges globaux. De plus, par l’intermédiaire des fonds privés d’investissement, les acteurs de la finance ont investi en direct dans les firmes et les infrastructures urbaines. Autrement dit, ils sont devenus propriétaires et ont exercé des fonctions de direction. À cet égard, l’année 2002 correspond à un tournant. Dans le sillage de l’éclatement de la bulle Internet, les firmes de réseaux ont cédé la place aux fonds d’investissement privés dans l’animation des transactions.

Le calcul de la valeur selon les marchés
Comme le mentionnent Anton Brender et Florence Pisani dans leur ouvrage sur la finance globale, sa première contribution est de mettre en relation des épargnes disponibles en certaines zones du monde et des projets localisés ailleurs. Pour ce faire, elle a élargi le métier traditionnel de banquier, fondé sur des relations personnelles, en mettant au point des nouveaux instruments qui ont libéré les marchés de leurs conditions locales et démultiplié les transactions possibles. Pour rendre possible l’émergence de marchés globaux, elle a contribué à mettre au point et diffuser des institutions formelles : respect des droits de propriété, existence d’un système comptable appliquant des normes internationales, transparence de ces documents, existence d’un système juridique indépendant et efficace assurant la mise en œuvre des contrats à un coût faible. Cette dimension est très importante pour les affaires urbaines fortement contraintes, car organisées sur du long terme et dans des territoires. Grâce à cette évolution, les managers des firmes de réseaux et les promoteurs ont accès à des sources de financement plus variées et savent que des mécanismes nouveaux leur permettent de couvrir les risques et de se désengager de certaines opérations si nécessaire. Cette vision se trouve cependant aux antipodes d’un urbanisme organisé par une maîtrise d’ouvrage forte.
 Le rôle de l’industrie de la finance se cantonne-til cependant à celui de l’intermédiaire neutre qui met en relation une épargne disponible et des besoins de financement ? Il apparaît au contraire que la finance globale fait bien plus que de la finance. En mesurant des valeurs d’actifs, elle utilise ses instruments et ses propres critères de calcul de la valeur qui n’étaient pas en usage auparavant. Pendant longtemps, avant que la finance n’impose ses outils d’évaluation, la valeur des projets était calculée à partir des coûts et de prix de référence, les investisseurs fonctionnaient dans une logique patrimoniale et s’intéressaient à la plus-value. Le financement par la dette et la recherche de rentabilité introduits par la logique des marchés ont conduit à privilégier le rendement, qui se définit sommairement comme un rapport entre un flux de revenus et des capitaux investis. De manière plus précise, les investissements sont évalués en considérant le marché des capitaux et le projet. Par la première entrée, on calcule le coût du capital, variable selon le pays, les marchés, les risques, l’ingénierie financière. Avec l’entrée par le projet, on mesure les excédents opérationnels pour déterminer le taux de rendement interne. Si le coût du capital est supérieur au rendement interne, le projet ne peut être monté dans une logique de marché.

Un pouvoir informationnel extrêmement puissant
La finance peut être qualifiée de globale parce qu’elle est capable de comparer des actifs différents et d’intervenir, quel que soit le secteur et dans un grand nombre de pays. Par-delà le poids des contingences, elle est capable de mettre en équivalence une centrale de production électrique en Grande- Bretagne, un réseau de transport de gaz au Texas, un réseau câblé à Taiwan, une autoroute en France, des aéroports en Italie, des grands blocs de logements dans des villes allemandes et à Tokyo, des centres commerciaux à Shanghai, etc. Ces actifs urbains peuvent également être comparés à des investissements dans d’autres secteurs. Le pouvoir de la finance découle ainsi du fait qu’elle est la seule à détenir ce pouvoir d’évaluation. L’information se trouve au coeur de son pouvoir à un double titre. Au départ, c’est le fait de traiter de manière standardisée des données nombreuses qui permet de rendre cumulatifs les travaux menés par des acteurs distincts : ici intervient la normalisation comptable. Ensuite, le formatage de cette information « source » par des ratios communs est ce qui donne du sens à cette matière première. Une fois appareillés par ces instruments, les acteurs s’appuient sur cette capacité à mesurer et à comparer pour affirmer leur propre pouvoir d’origine informationnelle. Grâce à la puissance de calcul des ordinateurs, les informations sources, traitées et transformées en ratios, génèrent une « information de second rang » permettant la comparaison entre des firmes, des secteurs, des pays, des villes. Ce travail permet alors aux acteurs de la finance et du conseil d’apprécier des qualités, d’établir des classements et de promouvoir des entreprises ou des villes qui mènent selon eux les bonnes politiques. Manifestement, les acteurs de la finance considèrent être armés pour calculer les valeurs, apprécier les risques et allouer les ressources de manière optimale.

Métropolisation et financiarisation
Dans sa fonction de commutateur entre des épargnes disponibles et des actifs, la finance globale réorganise les circuits, exploite la mobilité du capital pour sélectionner des lieux et des produits. Elle agit donc sur la géographie et sur la morphologie des villes. Le couplage entre la rentabilité et les risques conduit à sélectionner des villes déjà réputées ou qui ont un potentiel. Dans les années 2000-2007, les investissements se sont concentrés dans les métropoles globales des pays industriels et dans quelques métropoles de pays émergents qui montaient dans les classements : Shanghai, Bangalore, Macao, Dubai. Les investissements appellent d’autres investissements. Donc, la logique financière conduit à rendre éligibles quelques territoires qui attirent les investisseurs et enregistrent à la fois une hausse des loyers et des valeurs foncières. Les phénomènes de métropolisation et de financiarisation sont ainsi liés. En recommandant certaines métropoles, la finance globale contribue à renforcer la qualité du bâti, des réseaux et des équipements, et l’écart entre ces métropoles et les villes ordinaires s’accroît. D’une manière générale, les critères de l’industrie financière – rentabilité et aversion au risque – tracent un cercle invisible qui exclut les opérations les plus nécessaires, pour conserver celles qui sont les plus faciles.
La finance globale a aussi un impact sur les formes urbaines. Elle investit en général dans de grandes opérations : immeuble de bureaux, mégacentre commercial, complexe sportif, casino, réseau urbain de bonne taille, etc. L’aversion au risque conduit à privilégier des projets multifonctionnels. Le mélange d’activités permet de combiner des activités à cycles différents, si la location de bureaux fléchit, le centre commercial, les parkings ou l’hôtel de luxe stabilisent les flux de loyers. De plus, ces grands équipements fonctionnent en permanence, attirent les foules et sont ainsi le gage de recettes régulières. Ces centres multifonctions, imposants dans l’espace urbain et qui offrent tous les types de services, ont un pouvoir d’attraction plus grand qu’un centre spécialisé et isolé dans un quartier. Toutes les grandes villes au monde s’organisent à partir de ces grands blocs séparés. L’introduction d’une nouvelle ingénierie juridique et financière dans le montage des opérations urbaines donne naissance à des produits nouveaux, sorte de « paquebots urbains » que l’on peut définir comme des objets hypertechniques, intégrés et multifonctionnels. Ils correspondent à une modernité globale, car ce sont des édifices détachés du lieu, ils pourraient être implantés dans n’importe quelle ville au monde.

Vigilance publique en défaut ?
L’engagement de la finance globale dans les affaires urbaines permet de mieux comprendre un phénomène contemporain de grande portée : la formation d’un pouvoir informationnel qui s’ajoute au pouvoir politique, au pouvoir de propriété et au pouvoir de gestion. La finance est globale parce qu’elle a réussi à ériger des principes supérieurs et des instruments communs qui guident les acteurs. Elle agit sur la ville, non seulement par la main visible de son lobbying et le montage des grandes opérations, mais aussi et surtout par les instruments qu’elle utilise, qu’elle diffuse et qui incorporent une certaine manière de lire les projets, de mesurer leur valeur et, in fine, de les sélectionner. Or, les méthodes de la finance, censées apporter une mesure indiscutable de la valeur, ne sont pas sans incorporer des préjugés. Quel est le rendement « raisonnable » ? Pendant longtemps, un taux de 15 % par an a fait référence. Sur un autre plan, les prix de marché introduits dans les modèles sont particulièrement défaillants pour évaluer les externalités et pour mettre une valeur sur le temps long, or les affaires urbaines relèvent de ces deux registres. Et le principe de comparaison entre toutes les classes d’actifs avec arbitrage entraîne par définition une recomposition des portefeuilles. En moyenne, les actifs des fonds d’investissement sont conservés trois ans et demi, rarement plus de sept ans. L’industrie financière introduit dans les affaires urbaines un principe de mouvement avec des changements d’actionnaires et de stratégies.
Le gouvernement des villes s’est fondé sur l’idée de démocratie, avec ses principes de publicisation, de débat et responsabilité. Nous assistons à l’émergence d’un pouvoir discret, de nature informationnelle, qui transcende les frontières. Ce pouvoir nouveau n’est pas discuté, excepté au moment des crises. Ses règles d’intervention ne sont pas réglementées, la finance globale s’autorégule. Et cette délégation de la réglementation à des acteurs privés ne manque pas d’étonner. Alors que la libéralisation des industries de réseaux en monopole a été en partie justifiée par l’idée que l’intervention sur toute la chaîne de la valeur constituait un avantage et présentait des risques, la finance globale a élargi son spectre d’action, intervenant en conseil, en dette et comme actionnaire sans que cela soulève la moindre interrogation. Des collectivités locales, promptes à se mobiliser sur le prix de l’eau, sur les hausses d’électricité, ont négocié des montages en dette qui leur ont fait perdre (à elles et à leurs contribuables) des sommes considérables. Bref, ce décalage des points d’application de la vigilance publique pose des questions sur la capacité
de la classe politique à se projeter au-delà des apparences du pouvoir.

Ce texte est une synthèse de l'article La main discrète. La finance globale dans la ville, Revue française de science politique, 2011/6 Vol.61.