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Handicap : s’émanciper des représentations

Détail d'un pictogramme associé au handicap sur pavés

Texte de Pierre Margot-Cattin

Adoptée en 2005, la loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, garantit d’ici 2015 l’accessibilité de la ville et de ses services.

Pourtant, entre la loi et la réalité, le décalage est certain. Les applications, souvent coûteuses, sont davantage perçues comme des contraintes que comme des opportunités d’innovation au bénéfice de tous. Le handicap permet pourtant de révéler les problèmes d’usages de la ville, et par conséquent d’expérimenter de nouvelles solutions.

Article réalisé pour la revue M3 n°1.
Date : 30/09/2011

L’intégration et la participation sociale des personnes en situation de handicap reposent sur un certain nombre de contradictions fondamentales qui perturbent leur mise en pratique. Cette problématique est constamment sous-tendue par deux mouvements divergents. L’un est basé sur une volonté affirmée de faciliter l’intégration et vise un changement des mentalités et des attitudes. L’autre est porté par des effets de freins et de résistances, sources de ralentissement, voire d’empêchement, du processus lui-même.

Dans cette ligne, le repérage et l’étude des courants et des expériences d’intégration conduisent à un triple constat. Premièrement, il existe dans la plupart des pays une intention ouverte et rappelée d’intégration sociale des personnes en situation de handicap. En deuxième lieu, l’intégration est une notion ou un terme qui recouvre des réalités bien différentes, de la fréquentation ponctuelle d’un organisme social comme l’école, jusqu’à la pleine participation à la vie d’une collectivité.

De nos jours, la notion de participation sociale des personnes en situation de handicap fait l’objet d’un consensus dans la majorité des sociétés. Cet objectif fait d’ailleurs partie du dispositif de la convention de l’ONU sur les droits des personnes en situation de handicap, signée et ratifiée par la France. Or, lors de la dernière assemblée des États parties à la Convention en septembre dernier, un constat sans appel a été tiré sur l’absence de mesures prises par les États membres pour favoriser une pleine participation sociale, notamment dans les domaines de l’emploi et de l’engagement citoyen au niveau politique. Il a également été souligné qu’une telle participation des personnes en situation de handicap repose sur un prérequis incontournable : l’accessibilité totale à l’ensemble des infrastructures d’une collectivité (cadre bâti, transports, services, loisirs, etc.).

Si bon nombre d’États ont aujourd’hui adopté des législations internes qui posent un cadre contraignant en matière d’accessibilité, force est de constater que la volonté politique affirmée lors de l’adoption de ces textes législatifs semble s’effriter lors de la mise en application, notamment pour des motifs liés au financement.

 

Accepter ou gommer la différence ?

L’intégration souffre peut-être de ce dont elle est porteuse, à savoir une contradiction de fond autour d’un double mouvement où s’opposent différence et ressemblance. L’ambiguïté tient à ce que, dans le même temps, sont implicitement recherchés l’acceptation de la différence et l’effacement de celle-ci. La notion d’intégration est le reflet direct de l’idée de normalisation offrant pour la personne une opportunité d’utiliser au mieux ses capacités adaptatives. Mais quelles sont les véritables causes de ce blocage profond ? Le décalage entre l’arsenal juridique et la réalité sociale prend vraisemblablement sa source dans l’existence de représentations sociales collectives véhiculées par notre culture et notre société.

Les années 70 marquent un tournant dans la réflexion sur le concept de handicap. Les mouvements associatifs mettent en exergue les limites du modèle biomédical reposant sur le concept de réadaptation mis en place au début du XXe siècle. Ces mouvements de personnes handicapées poussent à la réflexion, s’agissant de la reconnaissance de leurs droits et de leurs besoins. Émerge alors l’idée de l’importance de l’interaction entre un individu et son environnement, son contexte de vie. En 1980, la Classification Internationale des Handicaps (CIH) proposée par l’OMS avait déjà pour avantage sur la Classification Internationale des Maladies (CIM), reconnue depuis 1948 comme document de référence, de définir ce handicap de manière plus globale, en tenant compte notamment des conséquences au niveau social et non seulement d’un point de vue organique. C’était une première ouverture vers une vision plus écologique. Sa conception restait toutefois linéaire, basée sur une relation de cause à effet réductrice et, centrée uniquement sur l’individu, ne prenait pas en considération l’impact de l’environnement dans une situation de handicap. De plus sa terminologie, axée sur le dysfonctionnement, était relativement négative. Bronfenbrenner pose, en 1981, l’idée d’un modèle écosystémique du développement de l’être humain. Selon ce modèle, le développement est le résultat des interactions continuelles et réciproques entre l’organisme et son environnement.

Ces deux éléments s’influencent mutuellement et constamment, chacun s’adaptant en réponse aux changements de l’autre. Ainsi, une bonne adaptation est le maintien d’un équilibre entre les forces et les faiblesses de l’individu d’une part, et les risques et opportunités rencontrées dans son environnement de l’autre. Cette systémique environnementale est à la base des réflexions qui ont mené à la création des classifications modernes du handicap.

 

Vers un design universel ?

Aujourd’hui, l’environnement joue un rôle prépondérant dans la définition et la compréhension du handicap. Le choix d’un design particulier a pour conséquence immédiate l’exclusion potentielle d’un certain pourcentage de la population, privée de ses possibilités d’interaction en raison de conditions personnelles particulières. Vue sous l’angle des contraintes environnementales, la vision écosystémique du fonctionnement de l’être humain ouvre la voie à une prise en compte globale des besoins spécifiques de l’ensemble de la population.

Ce modèle rejoint les réflexions menées dans les années 90. Les mouvements de personnes en situation de handicap se sont attachés alors à repenser la notion d’accessibilité. Les critiques à la notion d’intégration ou d’insertion (dans le sens d’une interdépendance plus étroite entre les membres d’une société), jugées par trop coercitives notamment en regard à l’assimilation forcée de certaines ethnies, ont permis l’émergence des notions d’inclusion (prise de compte des besoins de chacun) et de participation sociale. Dans la même dynamique, le concept même d’accessibilité a été redéfini en un sens plus inclusif sous la forme du design universel, aussi nommé « accessibilité universelle » ou « design inclusif ».

La faiblesse du concept d’accessibilité réside dans le fait que les adaptations effectuées constituent des solutions particulières à des problèmes particuliers, souvent résolus a posteriori, augmentant le risque de stigmatisation du handicap. Le design universel, quant à lui, préconise la prise en compte des besoins de toutes personnes, indépendamment de leur genre, leur âge, ou de la situation handicapante. De plus, la prise en compte des besoins spécifiques des personnes en situation de handicap est intégrée dans le design global de base. Il en découle alors une meilleure intégration et acceptation sociale.

 

Le poids des représentations sociales

Les interrogations portées sur la notion de handicap ont donc permis d’ouvrir de nouvelles perspectives, qui ont une influence quotidienne sur le développement de nos collectivités. Ces interrogations ont notamment poussé un certain nombre d’intellectuels à s’arrêter sur les processus qui favorisent la construction de nos représentations sociales. S’interroger sur la notion de handicap oblige à s’interroger sur la notion d’altérité et à se positionner dans la relation que l’on entretient avec cette dernière.

Les représentations sociales, constituées d’un ensemble d’éléments structurés et organisés, d’informations, de croyances, d’opinions et d’attitudes, se présentent sous des formes variées, plus ou moins complexes. Elles déterminent les relations des acteurs sociaux avec l’objet de la représentation. Elles se constituent d’images qui condensent un ensemble de significations, ou système de référence, nous permettant d’interpréter ce qui nous arrive, de donner un sens à l’inattendu. Les représentations sociales induisent chez l’acteur social une manière de penser et d’interpréter la réalité quotidienne. Elles constituent une forme de connaissance socialement élaborée et partagée. Interface du psychologique et du social, elles sont le résultat de l’activité mentale déployée par les individus et par les groupes pour définir leur position par rapport à des situations, des événements et des objets qui les concernent.

Or, malgré la profonde révolution de penser apportée par le modèle écosystémique dans l’approche du handicap, force est de constater que nos représentations sociales de cette notion n’ont que peu évolué. Ces dernières restent imprégnées de sentiments de crainte, de malaise, d’incompréhension, de pitié, de rejet lié à la stigmatisation des symptômes des déficiences, et d’infantilisation, en lien avec l’absence ou le développement incomplet de capacités normalement attendues.

 

Le handicap perçu comme une menace

De fait, nos représentations reposent sur une vision de la notion de handicap tirant ses fondements d’une opposition ancestrale entre les notions de « normalité » et d’« anormalité ». Pour essayer de sortir de cette dualité réductrice, quelques auteurs, dont Charles Gardou et Henri-Jacques Stiker, se sont se sont interrogés sur la place des personnes handicapées dans la société. Ils s’appuient tant sur les représentations sociales du handicap que sur l’étude des rites d’intégration en usage dans différentes cultures.

Comme le relève Stiker, notamment dans Corps infirme et société, les handicapés, même quand ils ne portent pas de stigmates voyants, sont perçus comme outsiders parce qu’ils déplaisent, parce qu’ils menacent l’image que nous avons de notre bonne identité de possesseurs de nos moyens, de travailleurs rentables et utiles, et quelques autres choses de ce genre. Et c’est bien là que repose l’essentiel de la question liée à la notion de handicap.