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Explorer articulations et tensions entre individualité et solidarité dans les cités du XXIe siècle

Texte de Philippe CORCUFF

La solidarité est encore souvent appréhendée aujourd’hui, dans les milieux progressistes et au sein des gauches, des plus modérées aux plus radicales, en-dehors des courants anarchistes et libertaires davantage marginalisés, dans une opposition avec l’individualisme et dans une configuration à prétention hiérarchiquement englobante vis-à-vis de l’individu. Á gauche, on reste encore largement sous l’hégémonie d’un «logiciel collectiviste », qui voit afficher la prédominance du collectif sur l’individuel [1]. « C’est la faute à l’individualisme » ou « Il faut opposer la solidarité à l’individualisme », entend-on souvent au sein de ses réunions publiques, dans la nostalgie d’un « lien social » supposé unique, peu attentive à la pluralité et aux déplacements historiques des liens sociaux. Ce faisant, on tend à laisser le monopole de l’individu à l’individualisme néolibéral et on passe à côté d’un des défis majeurs de notre temps : l’individualisation de nos sociétés et ses accrochages possibles avec la solidarité.

Texte écrit dans le cadre de la réflexion menée par le Grand Lyon sur la solidarité.

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Date : 01/10/2013

Plutôt que de se précipiter pour fournir des « réponses » immédiates générées presqu’automatiquement par des « logiciels » usés, ne faut-il pas s’efforcer de réinterroger les façons mêmes de formuler les questions et les problèmes ? C’est ce que je tenterai ici, au carrefour de la sociologie et de la philosophie politique, en saisissant l’individu de manière relationnaliste, c’est-à-dire inséré dans des relations sociales et historiques, et non pas comme une monade isolée à la manière du néolibéralisme économique.

 

Ambivalences et défis de l’individualisme contemporain

Faire de l’« individualisme » une catégorie d’analyse sociologique implique de partir de l’hypothèse d’une plus grande individualisation des individus dans les sociétés dites « modernes » et contemporaines occidentales. On parlera dans cette perspective d’« individus individualisés ». Les sociétés individualistes occidentales auraient notamment comme caractéristique de valoriser une certaine version de l’individualité (basée sur les idées d'unité, de continuité, d'intériorité, d'authenticité et d'autonomie notamment).

Dans le champ des sociologies de l’individualisme contemporain discutées en France [2], on peut identifier deux grands pôles tendanciels : un pôle critique et un pôle compréhensif, nous introduisant aux ambivalences de cet individualisme. Le pôle critique va plutôt mettre en évidence comment l’individualisme contemporain défait des liens sociaux antérieurement stabilisés et stimule des pathologies spécifiques (« narcissisme » chez les Américains Richard Sennett et Christopher Lasch ou « fatigue d’être soi » chez le Français Alain Ehrenberg). Le pôle compréhensif va plutôt éclairer la place nouvelle de la réflexivité (le retour sur soi et le questionnement des évidences passées), une « démocratisation » de la vie personnelle, ou une recomposition des liens sociaux en un sens plus soucieux des individualités. Les travaux du Britannique Anthony Giddens ou des Français Jacques Ion (sur l’engagement) et François de Singly (sur la famille) vont plutôt dans cette direction.

La mise en parallèle des aspects respectifs pointés par les approches critiques et compréhensives nous oriente vers la possibilité d’une compréhension critique de l’individualisme contemporain occidental, en proposant une vue contrastée, à l’écart de la lecture unilatérale du « logiciel collectiviste ». Déjà une série d’auteurs, s’outillant pourtant d’une posture compréhensive, ont été toutefois conduits à mettre en cause des inégalités structurelles : les Allemands Ulrich Beck (autour du risque)  et Axel Honneth (la reconnaissance), ou le Français Jean-Claude Kaufmann (l’identité). Je m’inscris dans une perspective analogue. Partons des individus réels de nos sociétés individualistes avec leurs tendances positives et négatives, des individus donc individualisés, et non pas d’individus imaginaires tels que nous aimerions qu’ils soient dans la nostalgie d’un « c’était mieux avant » fantasmé !

La critique compréhensive de l’individualisme contemporain pourrait alors se donner les moyens de répondre à une des contradictions majeures du néocapitalisme : la contradiction capital/individualité [3] . S’il ne l’a pas formulé explicitement, on trouve les prémisses de cette contradiction chez Karl Marx (1818-1883), auteur plus individualiste que ne l’ont raconté les « marxistes ». Par exemple, dans un texte de jeunesse comme les Manuscrits de 1844, Marx appuie explicitement sa mise en cause du capitalisme sur « chacun de ses rapports humains avec le monde, voir, entendre, sentir, goûter, toucher, penser, contempler, vouloir, agir, aimer, bref tous les actes de son individualité » [4] . Et d’ajouter : « À la place de tous les sens physiques et intellectuels est apparue l’aliénation pure et simple des sens, le sens de l’avoir » [5] , c’est-à-dire l’accumulation d’argent associée à la propriété privée. Marx, ici philosophe sensualiste, s’attache à la réduction unidimensionnelle de la diversité des capacités et des sens humains dans l’hégémonie de la valeur marchande.
Comment caractériser aujourd’hui, dans le sillage marxien, la contradiction capital/individualité ? Le capitalisme contribuerait à nourrir l’individualisme contemporain. Pourtant, stimulant d’un côté les désirs d’épanouissement personnel, il limiterait et tronquerait au final les individualités par la marchandisation et la spécialisation capitaliste du travail. Il ferait naître des aspirations à la réalisation de soi et à la reconnaissance personnelle qu’il ne pourrait que peu satisfaire dans le cadre de sa dynamique de profit. Les désirs d’individualité frustrés et les intimités blessées deviendraient des sources potentielles de contestation anti-capitaliste susceptibles d’être politisées. On peut aborder les effets et les réactions de/à ce cadre néocapitaliste, sous un double versant négatif (des frustrations) et positif (des imaginaires utopiques personnels). Les individualités de nos contemporains seraient ainsi appréhendées à la fois comme blessées et comme rêveuses).

 

Avec Robert Castel : des articulations entre individualité et solidarité

Comment répondre politiquement à ces dégâts néocapitalistes de l’individualité ? Dans la logique d’accrocher les individus individualisés contemporains à des formes de solidarité, l’œuvre du sociologue Robert Castel (1933-2013) m’apparaît, dans un premier temps, précieuse, en particulier son ouvrage d’entretiens avec Claudine Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi [6] . Dans ce livre, Castel va orienter son analyse sur les droits sociaux comme supports de l’autonomie de l’individu « moderne », et donc sur les modes de solidarité portés par l’État social comme facteurs d’individualisation. Selon lui, à l’opposé de la représentation libérale et néolibérale de l’individu libre au départ, chacun aurait besoin de « supports sociaux » pour devenir plus autonome. Fin du XVIIIe et début du XIXe  siècles, la propriété privée a été un premier support d’indépendance, mais réservé à des privilégiés, les propriétaires. Ensuite, la protection sociale, les systèmes de retraite et le statut salarial ont élargi les possibilités d’autonomie individuelle à la grande majorité de la population, en dotant leur vie, d’une certaine prévisibilité par-delà les aléas de la maladie, de la vieillesse et du chômage.

Et aujourd’hui ? Castel note le paradoxe des contre-réformes néolibérales du capitalisme depuis les années 1980 : un ébranlement des conditions de possibilité de l’individu moderne au nom de la promotion néolibérale d’un individu concurrentiel. Ainsi, on affaiblit les institutions sociales existantes et les solidarités qu’elles permettaient (au nom de « la flexibilité », de « la mobilité », des « lois du marché », de « la compétitivité », etc.), en rendant de plus en plus difficile pour toute une série d’individus (d’abord les précaires, les chômeurs et les « exclus ») le fait d’être positivement des individus. Il ne s’agirait pas de défendre l’individu face à une solidarité supposée menacer sa liberté (comme les néolibéraux), ni de promouvoir la solidarité contre les aspirations individualisatrices (comme le « logiciel collectiviste »), mais de redevenir attentifs aux liens sociologiquement existants entre solidarité et autonomie individuelle. C’est la part « social-démocrate » de la question individualiste contemporaine, si l’on entend par social-démocratie la galaxie diversifiée de courants, des défenseurs d’un compromis social avec le capitalisme aux tenants d’une rupture radicale avec ce dernier, soucieux de justice sociale.

 

Avec Emmanuel Levinas : des tensions entre individualité et solidarité

Avec Castel nous avons compris que nos singularités individuelles respectives sont composées de « supports sociaux », de solidarités, et donc de bouts de mondes communs. Mais, en tant que singulières, elles apparaissent dans le même temps incommensurables, irréductibles au commun. Un enracinement de l’individualité de chacun dans le commun et son irréductibilité à ce commun : une perspective actuelle d’émancipation indissociablement individuelle et collective, ayant pour double axe les biens communs et les individualités, aurait à prendre à bras le corps ce paradoxe. Cela impliquerait au moins deux dimensions associées :

  1) Consolider les articulations entre biens communs et singularités individuelles, en mettant l’accent, contre la figure néolibérale de l’individu autosuffisant et concurrentiel, sur la façon dont les solidarités nourrissent les individualités de chacun, plutôt que de ne voir en elles que des menaces pour l’individu.
  2) Admettre des tensions entre espace commun et singularités individuelles, en ce que l’unicité de chacun déborde les cadres collectifs ; ce point constituant la part « libertaire » de la question individualiste.

Sur ce second plan, le philosophe Emmanuel Levinas (1906-1995) a esquissé une voie stimulante. Levinas est d’abord un penseur de la singularité du visage d'autrui. Il a insisté sur le fait qu’on ne peut jamais complètement comprendre autrui, au double sens du mot : le connaître totalement et l’englober. Car il y a quelque chose dans autrui qui échappe à nos prises totalisatrices : justement l’unicité irréductible de son visage. La singularité du visage d’autrui, c’est un peu comme un trou dans la baignoire de « l’être », qui nous empêche de l’emprisonner dans nos catégories à prétention totalisante. Mais Levinas, amorçant quelque chose comme une philosophie politique et pas seulement une éthique, a aussi suggéré une piste quant à la mise en rapport des deux dimensions (la part libertaire de l’incommensurable/la part sociale-démocrate du commensurable). Il écrit dans un livre d’entretiens, Éthique et infini :
    « Comment se fait-il qu'il y ait justice ? Je réponds que c'est le fait de la multiplicité  des  hommes, la présence du tiers à côté d'autrui, qui conditionnent les lois et instaurent la justice. Si je suis seul avec l'autre, je lui dois tout, mais il y a le tiers (...). Il faut par conséquent peser, penser, juger, en comparant l'incomparable » [7].
Levinas a commencé à pointer la nécessaire et irréconciliable tension entre le caractère incommensurable de la singularité d’autrui, d’une part, et l’espace commun de mesure et de solidarité, outillé d’institutions, d’autre part.

 

Contre les visions totalisatrices : un espace global d’« équilibration des contraires »

Certes, si l’on suit Castel, il y aurait déjà une part d’articulation entre solidarité et singularités personnelles, à travers les « supports sociaux » de l’autonomie individuelle. Toutefois, dans la dimension incommensurable de l’individualité, se maintiendrait aussi une tension irréductible avec les dispositifs collectifs de justice sociale. C’est ce qu’il appelle « comparer l’incomparable », où se dessine l’hypothèse d’une social-démocratie libertaire.

Face à la montée du néolibéralisme économique, les gauches modérées ont été tentées d’acclimater davantage au marché la social-démocratie de compromis social. C’est ce que l’on a appelé en Grande-Bretagne « la troisième voie » (ou « social-libéralisme »), défendue par Tony Blair et Anthony Giddens, injectant dans la vieille social-démocratie des doses de thatchérisme [8]. Je propose plutôt de créer un nouveau choc de métissage entre tradition social-démocrate et tradition anarchiste. Un anarchisme social-démocrate, aux horizons post-capitalistes et post-étatiques, articulant et mettant en tension institutions de protection sociale et individualités. Des institutions publiques qui ne soient pas toutes intégrées autour d’un axe vertical et hiérarchique, ne constituant donc pas un État manifestant un rapport totalisateur et tutélaire vis-à-vis des individus.

Un tel cadre de reformulation de l’émancipation ne caractérise pas la société émancipée comme quelque chose d’« harmonieux » (dans inspiration religieuse) ou comme un « dépassement » des contradictions sociales (dans le sillage de la philosophie dialectique de Hegel). La formule levinassienne « comparer l’incomparable » assume et affronte une dynamique infinie de contradictions entre la logique de l’individualité et la logique de la solidarité, tout en laissant place à des articulations casteliennes. C’est ce que l’anarchiste Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) caractérisait, contre le vocabulaire de « la synthèse », de « la totalité » et de « l’unification », comme une « équilibration des contraires » [9] . C’est une manière de penser le global, tout en abandonnant les charmes traditionnels du total comme les séductions récentes de l’émiettement « post-moderne ».

 

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1 Voir P. Corcuff, La gauche est-elle en état de mort cérébrale ?, Paris, Textuel, 2012.
2 Pour un panorama des travaux disponibles,  voir P. Corcuff, C. Le Bart et F. de Singly (éds.), L’individu aujourd’hui. Débats sociologiques et contrepoints philosophiques, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010.
3 Voir P. Corcuff, « Individualité et contradictions du néocapitalisme », revue SociologieS, 22 octobre 2006, [http://sociologies.revues.org/document462.html
4 K. Marx, Manuscrits de 1844, in Œuvres II, éd. établie par M. Rubel, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1968, pp. 82-83 ; voir aussi P. Corcuff, Marx XXIe siècles. Textes commentés, Paris, Textuel, 2012.
5 Ibid., p. 83
6 R. Castel, avec C Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Entretiens sur la construction de l’individu moderne, Paris, Fayard, 2001.
7 E. Levinas, Éthique et infini (dialogues avec P. Nemo ; 1e éd. : 1982), Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 84.
8 A. Giddens, T. Blair, La Troisième Voie. Le renouveau de la social-démocratie (1e éd. anglaise : 1998), préface de J. Delors, Paris, Seuil, 2002.
9 P.-J. Proudhon, Théorie de la propriété (1e éd. : 1866), Paris, L’Harmattan, 1997, p. 206.
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