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Du service public à la réponse collective personnalisée

© Laurent Cipriani

Texte de Benjamin BADIA

Les citoyens attendent ou exigent des innovations en lien avec la modification des modes de vie et la puissance publique est confrontée à la difficulté d’y répondre. La « servicialisation » apparaît à ce titre comme un défi à relever pour promouvoir une ville au service du citoyen et de la cohésion sociale.

Texte écrit pour M3 n°8

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Date : 30/11/2014

Les réalités et les dynamiques auxquelles le concept de ville servicielle renvoie sont presque aussi nombreuses que les auteurs qui l’utilisent. Dans la littérature sur le sujet, les technologies et l’entrée dans l’ère numérique occupent une place centrale, au point que le concept semble souvent se confondre avec celui de smart city. Il ne s’agit pourtant que d’un aspect mineur des dynamiques en cours au regard des composantes sociales ou liées à l’action publique. Il convient donc de préciser le terme.

L’évolution des modes de vie des citoyens suscite chez eux de nouvelles attentes vis-à-vis des services qui leur sont accessibles. Ce mouvement de servicialisation de la ville émane de ses habitants dans une logique bottom up alimentée par des demandes nouvelles et des exigences renforcées.

Dans le même temps, les contraintes économiques entraînent une redéfinition du rôle de la puissance publique qui se questionne sur sa logique traditionnelle top down, et souhaite s’appuyer plus sur la contribution ou l’empowerment des citoyens, voire passer le relais aux acteurs privés. C’est ainsi que sont nées des initiatives telles que Parking Day, où pendant une journée les parkings payants sont rendus aux usagers et deviennent des lieux d’appropriation ludique. De la même façon, les usagers de la ligne 13 du métro, lassés de leurs conditions de voyage, se sont organisés et utilisent Twitter pour partager de l’info utile. Cette dynamique génère des risques importants en matière de renforcement des inégalités dans l’accès aux services publics. Face à cela, comment l’action publique doit-elle réagir ?

 

Recomposition des modes de vie

Le quotidien des habitants des villes a largement évolué depuis les années 1970. Le schéma emblématique « métro, boulot, dodo » a laissé la place à un quotidien bien plus éclaté. Les rapports sociaux prennent la forme de rhizomes, fondés sur des réseaux pluriels, hétérogènes et multidirectionnels. Les citadins passent d’un réseau à l’autre, au gré de leurs besoins et de leurs envies, souvent dans une logique utilitariste.

Dans le travail, la mobilité et l’adaptabilité sont devenues des concepts centraux, tandis que la précarité professionnelle touche de plus en plus de citadins (chômage, temps partiel, intérim…) et se double bien souvent d’une précarité sociale (pauvreté, monoparentalité, endettement, isolement…). La forme et les rythmes de la ville évoluent également, avec des conséquences importantes sur sa population. Les métropoles voient leur aire d’influence s’agrandir et connaissent une dynamique d’étalement urbain avec souvent pour corollaire l’allongement des distances et des temps de déplacement. Les logiques d’activité continue (24 heures sur 24, 7 jours sur 7) se renforcent, et elles supposent l’augmentation des emplois à horaires décalés et l’adaptation des services, comme les crèches ouvertes la nuit par exemple.

Ce phénomène s’accompagne d’attentes nouvelles vis-à-vis de la ville et de ses aménités, qu’il s’agisse de services reposant principalement sur un support urbain (transports, espace public) ou sur une fonction plus immatérielle (services sociaux, éducation, santé). Ces attentes se caractérisent notamment par une exigence renforcée. Les individus ne se considèrent ainsi plus seulement comme de simples « bénéficiaires » des services publics mais davantage comme des « usagers » voire des « clients» qui attendent de leur ville des transports plus rapides et plus fréquents, des hôpitaux désengorgés et proposant une gamme de soins plus large, des espaces publics aux services plus en lien avec leurs modes de vie, plus alternatifs et originaux. Une plus grande implication des habitants dans la production et la gestion de ces services est également attendue.

 

Faire mieux avec moins

Touchée par les crises économiques successives, la puissance publique voit ses marges de manœuvre diminuer largement en termes humains et financiers, et se place dans un contexte de réduction de la dépense publique. Cela conduit les collectivités à réduire leurs dépenses tout en proposant des services plus performants : « faire mieux avec moins ». Première conséquence, les autorités publiques se sont appuyées davantage sur les entreprises privées, dont l’impératif de rentabilité a des conséquences sur la qualité des services produits. Par exemple, le partenariat public-privé réalisé en 2004 pour la création et la gestion des prisons a été critiqué dans un rapport du Sénat de juillet 2014. Lequel pointe la potentielle inadéquation aux besoins et même le risque de nuire au service public lorsque la collectivité n’assume plus son rôle de maître d’ouvrage. En sera-t-il de même des conventions ou expérimentations de solutions intégrées de la ville intelligente confiées à de grands groupes ?

Parallèlement, l’offre privée (éducation, sécurité ou offre de santé) vers les particuliers n’a cessé de se développer, parfois en concurrence de l’offre publique. L’entrée dans la sphère marchande de certains de ces services et les coûts d’accès liés peuvent renforcer les inégalités au sein de la société urbaine, voire créer des enclaves, comme pour les gated communities. L’ensemble de ces offres interrogent en profondeur la société.

Ensuite, l’externalisation des compétences et la diminution des moyens ont souvent laissé les pouvoirs publics démunis face à l’évolution des modes de vie des citoyens. Les services publics peinent ainsi à répondre aux nouveaux besoins et pratiques. Ainsi, les transports et modes d’accueil du jeune enfant sont encore peu adaptés au travail en horaires décalés, les services sociaux ne parviennent pas à faire des bénéficiaires de véritables acteurs de leur parcours d’insertion…

La puissance publique voit son rôle questionné dans des champs longtemps jugés de sa compétence exclusive. La servicialisation de la ville renvoie donc à une tendance à laquelle la collectivité doit pouvoir répondre sauf à voir la distance qui la sépare de ses administrés s’agrandir et les inégalités entre eux se renforcer.

 

La piste de l’innovation sociale

S’ils sont déjà en cours, le mouvement de servicialisation de la ville et le processus de mutation des services publics peuvent encore trouver des réponses qui permettraient de rénover et de renforcer un contrat social largement écorné. Ces réponses, synonymes de renouveau, s’articulent autour de la connaissance, de l’encadrement et de l’innovation sociale.

L’amélioration de la connaissance des usages et des besoins des citadins apparaît comme un préalable essentiel à toute réflexion. La puissance publique doit comprendre les évolutions des modes de vie si elle veut adapter son offre de services aux attentes des citoyens. Des études que nous avons menées récemment sur les services d’accueil et d’information ou d’aide sociale ont ainsi permis de formaliser des typologies des différents usagers des services publics et d’expliquer les mécanismes du non-recours. En tout état de cause, la puissance publique ne peut aujourd’hui assumer seule des prestations longtemps sanctuarisées au sein des services publics. L’ingénierie, les financements et l’implication d’une multitude d’acteurs pour la mise en œuvre poussent les pouvoirs publics à renforcer leur rôle d’encadrement en étant animateurs et régulateurs du changement. Dans une course au développement de la « ville servicielle », inexorablement présentée comme la «ville de demain», les citoyens attendent que la collectivité se positionne comme la garante d’une ville au service du citoyen (et non du consommateur) et de la cohésion sociale. Enfin, l’ouverture des services publics à l’innovation sociale apparaît comme une piste d’évolution qui permettrait aux pouvoirs publics de s’appuyer sur de nouvelles compétences tout en mettant l’usager des services au cœur de la gestion et de l’animation des dispositifs : dans «Qu’est-ce que l’innovation sociale ? », la sociologue Julie Cloutier note que l’usager n’est pas bénéficiaire d’un service, mais acteur dans un projet qu’il reconnaît comme le sien. Visant par définition à répondre à des besoins sociaux non satisfaits, l’innovation sociale ouvre un champ fondé à la fois sur une « logique de service », en opposition à une « logique de bien » et sur une recherche d’accessibilité par le développement des capacités des individus. C’est le cas des auto-écoles sociales, des projets de microcrèches, des ressourceries… Si l’innovation sociale trouve une partie de ses ressources au sein des structures de la société civile, les administrations doivent également participer à cette dynamique en laissant davantage de place à la souplesse et à la créativité en leur sein.

 

Sources

• « Les contrats de partenariat : des bombes à retardement ? », rapport d’information n° 733 des sénateurs Jean-Pierre Sueur et Hugues Portelli (18 juillet 2014), disponible sur senat.fr/rap/r13-733/ r13-7331.pdf

• « Étude qualitative sur le dispositif de Relais Information Logement Habitat », Fors – Recherche sociale, pour la Ville de Paris, 2013.

• « Inégalités sociales et alimentation : Quels sont les besoins et les attentes en termes d’alimentation des personnes en situation d’insécurité alimentaire et comment les dispositifs d’aide alimentaire peuvent y répondre au mieux ? », Fors – Recherche sociale, pour le ministère de l’Agriculture, 2014.

• « Qu’est ce que l’innovation sociale ? » Julie Cloutier, Crises, collection Études théoriques, novembre 2003.

• « Le baromètre de service, un outil clé du marketing public », publication Millénaire3, 2014.