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Danser sur les places : les passions urbaines de Pierre Deloche

Illustration représentant un B-boy dansant dans la rue

Texte de Catherine FORET

Histoire du danseur Pierre Deloche et de son implication en tant que créateur pour faire de la danse un moyen d’intégration et d’ouverture entre les différentes couches sociales.

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Date : 01/01/2000

Pendant plus de 15 ans, Pierre Deloche a dansé et chorégraphié des spectacles pour les scènes contemporaines. A New-York, à Lisbonne, en Belgique... et surtout à Lyon, sa ville d'adoption. Une ville qu'il aime, pour sa "profondeur", son "élégance" et sa "verticalité", ce cadrage si particulier qu'offrent au paysage urbain les deux fleuves qui l'enserrent en parallèle. Sa compagnie, installée à Gerland dans la Maison de Quartier du 7ème arrondissement, dispose depuis 1984 de vastes locaux de répétition mis à disposition par la municipalité. Un luxe, comparé à la situation de nombre d'autres troupes moins bien équipées. Lieu de création et de recherche, le studio de la Maison Ravier a permis aux professionnels de la compagnie de se consacrer entièrement à leur art. Loin des tensions de la ville et de l'agitation médiatique, ils ont approfondi là un travail du corps et de l'esprit centré sur la paix intérieure, l'écoute et la présence aux autres.

Pierre Deloche s'est pourtant extrait de ce cocon rassurant il y a trois ans, en choisissant d'aller "habiter la ville" à travers des "événements" qui ne ressemblent en rien à ses créations précédentes. En 1998, sa participation au défilé de la Biennale de la Danse étonne les Lyonnais : dans l'ambiance survoltée du carnaval des quartiers, il fait danser en silence une centaine de personnes de toutes conditions, sourdes ou intéressées par la notion de calme intérieur. La même année, il organise Places, chorégraphie de plein air autour du thème de l'immobilité, qui investit huit places publiques lyonnaises et mobilise six danseurs contemporains, six trompettistes et six jeunes breakers issus de divers quartiers de l'agglomération. Le spectacle, soutenu financièrement par la Ville de Lyon, est gratuit, et le croisement entre danse professionnelle, musique contemporaine et hip-hop fonctionne au-delà de toute espérance.

À ceux qui verraient là un plaisant divertissement, Pierre Deloche explique qu'il n'en est rien. "C'est un acte politique", affirme-t-il. Contre la violence, la cohue et la compétition qui dominent la vie urbaine, le chorégraphe veut installer dans la ville des moments de "spiritualité" et de "conscience", offrir une "présence vivante" qui interpelle les citadins pressés que nous sommes sur la manière dont nous habitons l'espace et fréquentons les autres. "C'est un rassemblement public non guidé par une idéologie. Chacun vient librement partager un moment de beauté avec des inconnus." C'est aussi une manière, pour les danseurs, de s'exposer, de "partager un engagement artistique" avec un public large, qui ne fréquente pas forcément les salles de spectacle. En 1999, la compagnie réitère l'expérience, avec cette fois trois formations de danseurs hip-hop, qui se produisent à Lyon, Bron, Grigny, Solaize et Sathonay-Camp. L'initiative est soutenue par le Conseil Général et obtient une belle audience publique.

 

 

Derrière ces créations, il y a un travail de fond, inspiré notamment de l'engagement de créateurs nord-américains (Anna Halprin, Peter Sellars...) qui dès les années soixante, ont fait circuler la danse dans la ville, par-delà les barrières des âges, des quartiers et des communautés ethniques. "La danse est un moyen d'intégration magnifique, qui peut créer des ouvertures entre les couches sociales, les âges et les pratiques", estime Pierre Deloche. À condition de conserver une exigence artistique sans faille :

On demande énormément aux jeunes qui se lancent avec nous. Au départ, ils sont très éloignés du sens de l'effort, de l'écoute et de la rigueur. C'est plutôt la violence qui les anime, y compris chez les filles, qui sont beaucoup plus agitées qu'il y a quelques années. Il y a tout un apprentissage du respect de l'autre, qui se réalise à travers nos créations.

Travail épuisant, de l'avis du chorégraphe, qui par ces confrontations, reconnaît "mettre en danger" les danseurs de sa compagnie :

Je suis obligé de faire des choses plus simples, plus fondamentales, et je leur demande de s'ouvrir au voisinage, au mariage avec d'autres pratiques, d'autres danseurs. Ils cherchent d'abord à se protéger, à préserver leur identité, leur professionnalité... Je leur explique qu'en s'exposant ainsi, on ne perd rien, on ne fait que gagner. Le public le plus inculte va reconnaître la qualité artistique, sera touché par la confiance intérieure des danseurs.

Du côté des jeunes, le bouleversement n'est pas moindre. Un site internet ouvert l'an dernier avec le soutien de Jeunesse et Sports, à l'occasion de la seconde édition de Places, garde trace de leurs témoignages. Eux, qui cherchent surtout, au départ, la reconnaissance de la scène découvrent le public de la rue :

Je sens tout : le vent, la ville, les gens. Le public me donne de l'énergie, ça me porte, ça me donne envie de sauter en l'air, de me surpasser. - Rota

Je n'ai pas calculé les gens. Tu n'as pas besoin de regarder les gens pour sentir l'énergie. Danser dans un cercle, c'est comme un champ d'énergie, c'est magnétique... ça rend plus confiant. Danser, c'est comme si on parlait avec les gens. - Sébastien 

Je souriais aux gens, et eux me souriaient, il y avait un contact. - Sofian

C'était une belle expérience, danser dans le silence. Ça m'a mûri. Cela m'a permis de m'ouvrir à toutes choses, de sortir de mon quartier, d’être dans la ville (...). Ça m'a apporté des valeurs, mieux m'organiser, faire attention aux autres. Avant je ne pensais qu'à moi, ça m'a motivé pour découvrir les autres. - Rota

Travail intérieur, apprentissage de la concentration, de la maîtrise de soi, de la réceptivité, de la communication avec les autres... On voit bien tout le profit que peuvent tirer les participants à de telles manifestations, et la dimension civique de ces "tissages" entre des mondes qui d'ordinaire s'ignorent. Contrairement à certaines structures traditionnelles, qui tentent sans succès d'attirer dans les équipements le public des jeunes urbains, l'expérience consiste ici à faire le chemin inverse : avec l'aide de "relais", danseurs amateurs hip-hop en voie de professionnalisation, qui connaissent bien le terrain et sont rémunérés comme formateurs par la compagnie le temps de la préparation d'une création, les danseurs professionnels vont au-devant des pratiques amateurs et encadrent des groupes informels ou des individus isolés que l'on n'aurait sans doute pas vus dans un centre culturel...

L'expérience est éphémère, ce n'est à chaque fois "qu'une goutte d'eau dans l'Océan", mais qui provoque des "déclics", des prises de conscience, infléchit des histoires, des trajectoires... C'est cela aussi, la démocratisation culturelle : l'ouverture des possibles, l'accès à de nouvelles chances, de nouvelles rencontres, dans une ville réputée cloisonnée, où la ségrégation sociale demeure une réalité de tous les jours.

Débordante de projets (faire danser des personnes âgées, travailler sur la voix, l'écriture....) la compagnie Pierre Deloche est désormais inclassable. En 1997, elle a investi l'usine Elf-Atochem de Pierre Bénite, créant avec les ouvriers un événement qui a été distingué au niveau national par le prix de la meilleure réalisation en entreprise. Au printemps 2000, elle prévoit d'occuper toute la Place des Terreaux avec cent danseurs et musiciens, un "acte collectif" qui réunirait professionnels et amateurs, spectateurs et acteurs.

Mais rien n'est acquis : parce que cette conception de l'art dans la cité heurte les critères traditionnels de la "qualité culturelle", et parce que ce genre de manifestation n'entre dans aucune grille de financement préétablie, le soutien des institutions tarde encore à se manifester. On voudrait pourtant voir davantage ces danseurs-citoyens dans nos rues, vivre plus souvent ce frisson de la rencontre et de la découverte de l'Autre, sans la barrière de la scène, sans la distance du "spectacle"... À quand, donc, une révolution culturelle, aussi, du côté des institutions ?