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Comment les villes ont appris la compétition

Texte de Christelle MOREL-JOURNEL et Gilles PINSON

Article écrit pour la revue M3 n°4

Depuis une vingtaine d’années, les villes rivalisent pour attirer les investissements, les grands événements, mais aussi les groupes sociaux supposés être au coeur de l’économie de la connaissance. Dans cette logique concurrentielle de plus en plus aiguisée, elles cherchent à assurer leur notoriété à l’extérieur en soignant leur skyline, en renforçant leur position dans des palmarès de villes, allant même jusqu’à se constituer en marque. Comment expliquer ce regain de la compétition ? Quels en sont les effets ? Une ville compétitive peut-elle être juste ?

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Date : 20/01/2013

La compétition entre les villes n’est pas fondamentalement une chose neuve. Elle donnait le ton des relations entre les cités-États antiques, les conduisant fréquemment à la guerre. Les villes de l’Empire romain rivalisaient pour obtenir les grâces de la métropole. Les bourgeoisies urbaines des premiers temps de l’ère industrielle se disputaient les investissements privés et publics. Le regain de compétition urbaine étonne aujourd’hui parce que nous sortons d’un long processus de construction de l’État qui avait en quelque sorte « gelé » une bonne part des velléités concurrentielles des villes. L’affirmation d’un ordre européen « westphalien », fondé sur des États souverains, avait fait des villes des figures de second rang des rivalités territoriales. À partir du XIXe siècle, le renforcement des bureaucraties étatiques, puis, au XXe siècle, l’émergence de l’État providence avaient achevé cette transformation des villes. Réceptacles plus ou moins neutres de politiques conçues à un niveau supérieur, elles n’avaient plus à se concurrencer puisqu’elles bénéficiaient, de manière plus ou moins homogène, du parapluie de l’État.

 

Contre l’État providence
Puis, à partir des années 1970, la crise de l’État providence, keynésien et planificateur a induit un « dégel » de la compétition interurbaine. Pour des géographes néomarxistes comme David Harvey, Jamie Peck ou Neil Brenner, ce regain n’est autre que le fruit des réformes néolibérales parties à l’assaut de l’État providence. Pour eux, ces politiques mettent à mal l’ensemble des dispositifs qui avaient permis, au sein des espaces nationaux, de contenir les concurrences entre territoires, comme la planification économique, les protections douanières, le développement de l’emploi public et des équipements collectifs ou les politiques d’aménagement du territoire et de décentralisation industrielle. L’offensive néolibérale concerne au premier chef les villes, et ce, à plusieurs niveaux. La conversion
au libre-échange et la dérégulation des marchés des capitaux ont induit dès les années 1970 la désindustrialisation et la crise des industries lourdes et de biens d’équipement les plus exposées à la concurrence internationale. Or, ces dernières sont souvent installées dans les agglomérations urbaines. Les villes américaines et britanniques ont ainsi été sommées par les gouvernements républicains et conservateurs de réduire la voilure du welfare local. Plus important encore, les gouvernements urbains ont été invités à développer des politiques de l’offre, propres à assurer un good business climate : incitations fiscales, mesures favorables aux investissements immobiliers, politiques de marketing et de branding. Pour David Harvey, le corporate welfare a alors remplacé le people welfare.

 

SWOT : le jargon de la compétition
Les villes ont été appelées, dans ce contexte, à se comporter comme des acteurs en compétition sur un marché territorial. Au début des années 1980, la Harvard Business School a fait la promotion des formules de planification stratégique éprouvées dans les entreprises auprès des gouvernements urbains. La méthode SWOT est devenue le b.a.-ba des politiques urbaines. Strengths (forces), Weaknesses (faiblesses), Opportunities (opportunités), Threats (menaces) a été adapté en français sous différents acronymes comme FFOR, « Forces Faiblesses Opportunités Risques ». De fait, les gouvernements des villes ne sont plus conçus comme des machines à produire des services à la population dans un contexte idéologique favorable à la réduction des inégalités sociales et spatiales, mais comme des entités porteuses d’un projet, d’une stratégie, orientées vers la définition et la production d’avantages compétitifs. En Europe continentale, si la thérapie néolibérale a été appliquée de manière beaucoup plus progressive et diffuse, ce sont parfois les réformes de décentralisation, comme en France, qui ont fourni les incitations à des comportements plus compétitifs.

 

Des projets parfaits pour les city trips
Les effets de ce tournant compétitif sur les politiques urbaines ne se sont pas fait attendre. Les politiques d’urbanisme et d’aménagement ont radicalement changé d’optique. La canalisation des investissements immobiliers au profit des espaces et des groupes sociaux les moins favorisés a cédé la place à une stratégie de concentration des investissements publics dans les espaces les plus prisés par la spéculation immobilière. Ces politiques urbaines ont favorisé les processus de gentrification et les grands projets urbains qui réinvestissent de manière spectaculaire des espaces péricentraux, nouveaux eldorados de la rente foncière. La Confluence à Lyon, Euroméditerranée à Marseille, Euratlantique à Bordeaux, Euralille, l’île de Nantes en sont des exemples. Ces projets, parfois soutenus par un imaginaire pionnier ou novateur (le voyage à Nantes, par exemple), sont devenus des vitrines de villes désireuses d’asseoir leur notoriété, de nouvelles Mecques de l’urbanisme et de destination pour les city trips. Les politiques urbaines du logement, de la culture et du développement économique sont également concernées par ces transformations. Elles doivent permettre d’attirer les entreprises et les groupes sociaux qui sont au coeur de l’économie de la connaissance. Les théories de la « classe créative » de Richard Florida sont, de ce point de vue, arrivées à point nommé. Attirer les créatifs revient à assurer le positionnement de la ville sur le marché des territoires, mais aussi à créer un climat de tolérance et à concentrer dans les villes des populations qui oeuvreront pour que l’environnement et le patrimoine fassent l’objet de toutes les attentions. Ainsi, la ville compétitive est aussi eco- , gay- et ethnic-friendly. Un bémol, pourtant : la ville compétitive ainsi créée relègue à la périphérie les groupes sociaux incapables d’y trouver une place du fait de l’emballement des marchés immobiliers — groupes sociaux qui n’ont d’ailleurs pas leur place dans les stratégies de positionnement des villes.

 

La ville néolibérale partout ?
La grille d’interprétation fournie par les tenants de la ville néolibérale a pour elle le souffle et la clarté. Elle souffre pourtant d’un certain nombre de limites. D’abord, largement inspirée par les cas des villes britanniques et nord-américaines, elle fait peu de cas des variétés des situations et des histoires singulières des villes, des États et des relations qui les ont unis. Dans la thèse de la ville compétitive et néolibérale, le capitalisme est considéré comme uniforme, comme s’il n’avait pas toujours varié dans le temps et dans l’espace, en fonction des cadres institutionnels, des systèmes de relations entre acteurs et groupes sociaux. Or, il se trouve que la conversion compétitive des politiques urbaines a été la plus nette dans ce que Peter Hall appelle les « économies de marché libérales ». Elles ont été principalement déployées dans le monde anglo-américain, dans lequel on a toujours misé sur la concurrence, la flexibilité, l’accès facile aux financements via les marchés financiers. Un monde où, de manière générale, les signaux du marché ont été valorisés comme vecteurs d’ajustement des acteurs aux nouvelles conditions économiques, voire comme vecteurs de régulation sociale. Cette conversion néolibérale est beaucoup moins claire dans les  « économies de marché coordonnées », au Japon ou en Europe continentale et du Nord. On y compte beaucoup plus sur la concertation entre acteurs, au sein (et entre) des associations professionnelles (de branche, d’employeurs et de salariés) et entre ces associations et l’État, pour mettre en oeuvre les mesures qui permettront de réorienter l’effort productif ou d’innovation ou encore de renforcer les avantages compétitifs de l’économie nationale. Le retour des villes et le renouveau de leurs politiques économiques procèdent ainsi d’une relocalisation à l’échelle urbaine (et parfois aussi régionale) des dispositifs de coordination entre partenaires socioéconomiques. Dans un contexte d’accélération de l’innovation, de renouvellement permanent des marchés, des produits et des formes d’organisation de la production, la proximité et la densité des relations qu’offre la ville sont devenues des éléments clés de compétitivité. Ce qui donne un rôle renouvelé aux gouvernements locaux et régionaux dans les politiques de développement économique.

 

Un néocorporatisme urbain salvateur
Toutefois, cette dernière lecture est sans doute trop optimiste. Les politiques urbaines de développement économique, notamment en France, sont encore fondamentalement centrées sur les dispositifs d’attraction et d’accueil des entreprises et les mesures foncières et immobilières. Rien de surprenant, car l’aménagement a toujours été le coeur de métier des gouvernements locaux ! Ce tropisme laisse encore largement de côté les enjeux d’organisation des filières, de production de biens collectifs de compétition (formation, accès à l’innovation, négociation collective des stratégies industrielles, etc.) qui sont, de plus, écartelés entre l’État, les régions et les villes. Pourtant, seule cette réorganisation à l’échelle urbaine des relations industrielles et de la production concertée des biens publics de compétitivité, ce que les politologues appellent le « néocorporatisme », permettra aux villes de sortir du carcan néolibéral. C’est le seul moyen pour elles d’échapper à un statut appauvrissant de « contenant » auquel les stratégies purement immobilières et la pression croissante des intérêts globalisés de la rente foncière les condamnent. Les gouvernements urbains européens ont déjà compris que la figure de la « métropole de croissance » n’était pas le seul horizon et qu’il était de leur responsabilité de retricoter à l’échelle urbaine un État providence qui s’effiloche à l’échelle nationale. On le voit au travers de la richesse croissante du portefeuille des politiques locales du logement, de l’assistance sociale et de l’insertion.
Il reste que ces aspirations à la ville providence resteront incomplètes, voire vouées à l’échec, si les villes ne s’érigent pas aussi en scènes néocorporatistes de négociation des orientations du développement économique.