La participation de la prospective territoriale à la construction de l’action publique ne fait plus débat aujourd’hui, comme le prouve son institutionnalisation croissante. A contrario, sa façon de remplir cet office est plus problématique. La prospective serait une ingénierie explorant les futurs possibles des territoires, identifiant leurs enjeux de développement et élaborant des politiques afin de les relever. En affichant un résultat concret, utile, valorisant et valorisable à court terme, la prospective territoriale rallie élus, techniciens et experts. Pourtant, sans être faux, ce dessin est réducteur, voire trompeur. Trompeur, parce que la prospective débouche rarement, de manière immédiate, sur de telles productions politiques. Dans le 4e numéro de la revue M3, Martin Vanier, géographe, dénonçait avec justesse cette illusion d’une prospective territoriale, stratégique et décisionnelle. Réducteur car, comme ce dernier le précisait ensuite avec Gilles Pinson, son efficacité tient davantage à son art de façonner les controverses, résister aux idées reçues et dominantes, transformer nos représentations et reconfigurer les jeux d’acteurs. De fait, la prospective territoriale semble avant tout être une fabrique d’agencements. Des agencements, au sens où l’entendent les philosophes Gilles Deleuze et Michel Foucault, qui déterminent notre appréhension collective de la réalité sociospatiale et de l’incertitude dont elle est porteuse. Des agencements, aux dimensions cognitive, relationnelle et affective, qui structurent nos cadres de référence politiques. Des agencements qui participent à la construction de l’action publique en formant ses conditions et possibilités de renouvellement. Paradoxalement, les stratégies et décisions que ces agencements fomentent seraient ainsi moins le coeur que de simples incidences, certes profitables, mais dont l’étalage masquerait la singularité et les véritables ressorts de la prospective territoriale : produire de nouveaux agencements pour voir et construire autrement nos territorialités.
Territoires 2040 : agencer autrement
Cette entrée en matière esquisse une grille d’analyse de la prospective territoriale plus à même de comprendre la diversité des pratiques et la subtilité de leurs effets dans le champ politique. Elle permet surtout dans le cadre de cet article de mieux objectiver Territoires 2040, le programme de prospective mis en oeuvre par la Datar et poursuivi par le CGET, lequel n’a pas aujourd’hui encore atteint l’un de ses objectifs initiaux : l’élaboration de stratégies et de politiques. D’aucuns pourraient juger cette absence rédhibitoire ; d’autres parier sur l’inachèvement provisoire d’un processus au long court et sur sa probable irrigation du champ émergent de l’égalité des territoires ; certains, enfin, apprécier son récit pour alimenter la sociologie des organisations. Il est en fait beaucoup plus stimulant de s’interroger sur les agencements que Territoires 2040 a produits.
Une première façon de procéder passe par la description des interfaces que le dispositif a établies entre les différents acteurs concernés. Territoires 2040, initié et porté par la Datar, ne pouvait qu’être interministériel et cette participation des services de l’État n’a pas fait défaut. L’association de chercheurs, universitaires et experts a été marquée par un infléchissement du fait des très nombreux intervenants mobilisés et des conditions de publicité proposées : la liberté de penser, la garantie de transparence et de diffusion publique des productions, sans interventions correctives du commanditaire. Au point que l’on puisse dire avec Michel Lussault que Territoires 2040 constitue un « exercice de science impliquée » qui traite du politique, plus qu’un exercice politique qui associe les savants. Autre interface signifiante : le rapport aux territoires. En actant leur posture d’acteurs incontournables, en les intégrant à la réflexion, en les incitant à s’approprier, adapter, consolider les matériaux confectionnés à l’échelle nationale et en considérant ces expérimentations territorialisées comme essentielles, le dispositif opérait un autre ajustement majeur. Le renoncement à toute posture normative, autrement dit le rejet de hiérarchies de valeurs et d’échelles pour appréhender la situation sociospatiale ainsi que ces processus de transformation, le confirmait. Enfin, en intensifiant le lien à la sphère publique, on le décalait encore : parallèlement aux publications papier et numériques, la multiplication des conférences, interventions, discussions, événements et expositions a généré un débat public inédit pour une démarche de ce type.
L’urbanisation comme dimension emblématique
Cette configuration originale entre les acteurs, le déplacement des frontières habituelles, illustre un premier aspect du réagencement produit par Territoires 2040. On trouverait de tels glissements d’alliances dans d’autres démarches de prospective territoriale. Mais la création de ces interfaces est plus engageante si elle s’accompagne d’une modification des représentations psychosociales des acteurs et de l’apparition de nouveaux objets de dialogue, voire de lieux de consensus. De fait, la manière qu’ont les agencements d’amender le système de connaissance dans lequel le travail de prospective s’inscrit (son ancrage idéologique, l’ordre de son discours) est fondamental. Comment Territoires 2040 en tant qu’ « exercice de pensée » (autre formule de Michel Lussault) modifie-t-il le paradigme aménagiste dont il relève ? Quel processus de déconstruction-reconstruction accomplit-il de cet appareil conceptuel et représentationnel qui ordonne la saisie et la compréhension de la réalité sociospatiale ? Une ébauche de réponse peut se trouver dans la considération d’un front emblématique : l’urbain. Dans Territoires 2040, l’urbain n’est plus vu comme un type de territoire, traditionnellement les villes et leur hinterland (arrière-pays), mais comme une dimension qui empreigne l’espace national dans son ensemble. L’urbanisation n’est plus un phénomène d’étalement et d’artificialisation autour des villes et entre elles, mais un processus de transformation de l’espace, un fait social total qui bouleverse notre manière d’Habiter. D’un point de vue culturel, c’est la reconnaissance d’une société devenue urbaine par les pratiques, les besoins, les aspirations, les idées de ses habitants. D’un point de vue spatial, c’est la prise en compte des mobilités, des échanges, des flux et de l’essor du numérique, autrement dit l’avènement des réseaux et la logique réticulaire qu’ils incarnent. Une logique qui bouscule notre rapport à la distance, aux lieux, aux territoires institutionnels et imaginaires. Dans ce nouvel agencement, il s’agit de penser l’espace selon ses gradients d’urbanité, en prenant en compte les phénomènes de porosités, d’hybridations, d’écumage et de relation qui sont à l’oeuvre. Il faut s’interroger sur les interrelations entre des territoires et autres composantes de la réalité sociospatiale, leur insertion dans les vastes systèmes rhizomatiques, complexes et multiscalaires qui forment le monde.
Du développement des territoires à leur mise en capacité
Territoires 2040 fait de l’urbanité un principe sociospatial si structurant que l’on se demande si la « prospective territoriale » ne devrait pas devenir « prospective urbaine ». Après avoir esquissé ses dimensions relationnelle et cognitive, dans quelle mesure l’agencement produit par Territoires 2040 n’influe-t-il pas sur nos cadres d’action aménagiste ? L’énoncé d’enjeux pour l’aménagement des territoires laisse supposer que la part stratégique de la prospective pourrait davantage relever du registre de l’interpellation que de la production d’orientations et de politiques stricto sensu. Ces enjeux sondent la notion même de développement. Dans une situation où les territoires sont de plus en plus interdépendants et s’inscrivent dans des trajectoires singulières, où les mondialisations mondialisations et métropolisations, les transformations économiques, sociales et environnementales interpellent leur modèle même, Territoires 2040 invite à un nouvel écart : et si demain la mise en capacité des territoires devenait un principe directeur ? Aux leviers classiques du développement territorial — soutien au développement économique et à l’innovation, valorisation des paniers de biens, mise en réseaux locaux des acteurs, mobilisation de l’ingénierie territoriale, consolidation de l’offre de services, etc. — s’ajouteraient des obligations de montée en échelle, de spécification et de différenciation des modèles de développement (y compris frugal ou décroissant), de responsabilité et de réciprocité. La mise en capacité renvoie à une éthique d’interterritorialité, selon le terme prôné par Philippe Estèbe, géographe et politiste, et Martin Vanier. Son champ comprend les idées de complémentarité, de respect et reconnaissance mutuelle, de transactions verticales et horizontales rééquilibrées, d’assouplissement organisationnel et institutionnel, de réversibilité, etc. La mise en capacité amène également à passer des logiques d’anticipation classique à celles de promotion de la résilience des grands systèmes urbains. De l’approche localiste à la recherche d’articulation entre local et global, du repli identitaire à la participation raisonnée et active à la construction du monde, du territoire consommé à la définition de nouveaux biens communs, du territoire qui assigne à celui qui soutient ses usagers et facilitent les usages responsables.
On le voit, Territoires 2040 est vecteur d’agencement. Comment et combien ce travail contribuera-t- il à l’édification du socle doctrinal de l’égalité des territoires et à la préparation des futures politiques qui en ressortiront ? La question demeure ouverte. Dans ce contexte l’invitation au dépassement territorial n’est pas anodine : elle laisse survenir l’idée que l’égalité des territoires signifierait avant tout l’égalité « par » les territoires. En oeuvrant à une plus grande justice sociale et spatiale, les territoires s’inscriraient alors bien dans la perspective affichée par Territoires 2040 : être véritablement des acteurs du changement.