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Commande publique responsable : État des lieux des pratiques, enjeux et freins rencontrés

Illustration représentant deux personnes se dirigeant vers un établissement public

Article

Depuis une vingtaine d’années, les acheteurs publics prennent conscience du rôle qu’ils peuvent jouer sur la transition écologique, sociale et économique des territoires.

C’est ainsi que se sont développées progressivement des pratiques d’achat dits « responsables », à la faveur d’évolutions du code des marchés publics et d’incitations fortes de la part de l’État et de l’Europe.

Cet article revient sur les aspects historiques de la notion de commande publique responsable, et pointe les limites qu’elle rencontre encore aujourd’hui.

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Date : 15/11/2021

Par le poids économique qu’elle représente (110 milliards d’euros en 2020, dont environ 40 milliards pour les collectivités territoriales), la commande publique est considérée comme un levier majeur pour accompagner la transformation écologique et sociale de notre société, en favorisant une activité économique plus vertueuse. Sur les territoires, les collectivités peuvent ainsi jouer un rôle de premier plan dans cette transformation, d’une part en faisant évoluer leurs propres pratiques professionnelles pour les domaines sur lesquels elles interviennent directement, et d’autre part en incitant et en accompagnant leurs prestataires à faire de même. Ce dernier point est au cœur des politiques de « l’achat public responsable » encouragées depuis presque 20 ans par l’Union Européenne et ses États. On parle également de « commande publique responsable » ou encore d’ « achat durable ». Toutefois, si les objectifs et la logique qui les sous-tend ne peuvent guère faire débat pour peu que l’on partage le diagnostic sur l’état de notre planète et les inégalités qui perdurent dans notre société, la mise en œuvre des principes de l’achat public responsable est encore loin d’être évidente et répandue, pour les acheteurs publics comme pour leurs prestataires. Quelles sont les raisons de ce décalage ? Quels freins faut-il lever pour développer ces pratiques et comment s’assurer de leur impact réel sur la société ?

 

De quoi parle-t-on précisément ?

 

L’achat public responsable se traduit par des dispositifs d’incitation et de facilitation visant à prendre en compte l’impact sociétal des marchés publics dans ses composantes écologiques (limiter les impacts des activités sur le climat, la biodiversité, la consommation des ressources naturelles telles que l’eau ou le bois, la qualité de l’air, la production de déchets, promouvoir l’économie circulaire) et sociales (insertion des personnes éloignées de l’emploi, promotion de l’égalité femmes-hommes, accès à l’emploi des personnes en situation de handicap). On y retrouve la plupart des objectifs du Développement durable identifiés par l’ONU dans son agenda 2030. On distingue ainsi ces deux axes principaux (environnemental et social) autour desquels les acteurs publics ont la possibilité (et de plus en plus, l’obligation) de modifier leur pratique professionnelle lorsqu’ils achètent des prestations pour la fourniture de biens ou de services. À ces deux composantes environnementale et sociale, il convient de ne pas oublier une composante plus économique, dans la mesure où la dimension responsable de la commande publique recouvre également des dispositifs visant à faciliter et améliorer l’accès des marchés publics à certaines catégories d’acteurs : les petites et moyennes entreprises (TPE/PME), les acteurs de l’économie sociale et solidaire, les entreprises porteuses de solutions innovantes.

L’achat public étant soumis à un cadre et des contraintes spécifiques, des dispositifs d’incitation et de facilitation ont été progressivement mis en place autour de différents leviers : l’intégration de clauses sociales et environnementales dans les cahiers des charges avec des critères qui viennent compléter les critères prix et qualité technique dans l’évaluation des offres (il peut aussi s’agir d’obligations fixées en lien avec l’exécution du marché, par exemple sur le volume d’heures d’insertion), la possibilité de recourir à des marchés publics réservés (aux opérateurs économiques qui emploient des travailleurs handicapés et défavorisés (ESAT, SIAE, etc.) et/ou aux entreprises de l’ESS), l’allégement des procédures de passation des marchés (par exemple, la possibilité de contracter de gré à gré des achats considérés comme « innovants » en dessous d’un seuil de 100 000 € HT sans passer par un appel d’offres), la possibilité d’allotir des marchés, et l’incitation à raccourcir les délais de paiement des fournisseurs (pour ne pas exclure ou pénaliser les petites entreprises).

 

Quelques repères historiques

 

La prise en compte des impacts sociétaux de la commande publique remonte aux années 1990, avec l’introduction de clauses sociales d’insertion dans certains marchés publics. La Ville de Strasbourg et la région Nord-Pas-de-Calais sont souvent citées comme des pionnières en la matière, pour avoir été parmi les premières à avoir expérimenté des "clauses du mieux-disant social" dans leurs appels d’offres. Leur but était déjà de favoriser, par le levier de l’achat public, l’insertion socioprofessionnelle de publics éloignés de l’emploi. À cette époque, des entreprises publiques comme La Poste, la RATP ou la SNCF ont également introduit ces dispositions dans leurs politiques d’achats.

Dès les années 2000, l’État français s’intéresse à ces questions pour sa propre politique d’achat et encourage les collectivités territoriales à intégrer des clauses sociales ou environnementales dans leurs marchés. Cette préoccupation s’inscrit dans un contexte d’évolution de la législation européenne. Après le lancement par la CEE du programme « Green Public Procurement » au début des années 90, la législation européenne introduit en 2004 la possibilité pour l'acheteur public d'intégrer des considérations sociales et environnementales au sein de ses marchés (directive du parlement européen 2004/18/CE du 3 mars 2004 relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services).

Toutefois, dans les faits, on observe que jusqu’en 2014, ces principes ne sont appliqués en France que de manière très marginale, principalement parce que le code des marchés publics, qui n’a guère évolué depuis sa création en 1964, n’est pas suffisamment adapté à ces nouvelles exigences. De fait, les offres des candidats sont presque toujours évaluées selon un rapport entre le prix proposé et la valeur technique (rapport coût/avantage pour l’acheteur). Si, à partir de 2001, les choses commencent à évoluer par l’introduction d’ordonnances et de décrets (deux nouveaux codes des marchés sont publiés en 2004 et 2006), l’année 2014 marque un tournant plus important : c’est l’année de la révision de la Directive européenne sur les achats publics qui abroge le code des marchés français et ouvre la voie à des pratiques d’achats plus responsables : sourçage, analyse du cycle de vie, allotissement des appels d’offres, etc. Le code de la commande publique européenne, qui prévaut sur le code français jusqu’en 2018 (le code actuel consiste en une transcription du code européen en droit français) instaure trois critères de concurrence : la transparence des marchés, la liberté d’accès au marché et l’égalité de traitement entre les candidats.

C’est également en 2014 qu’est introduite en France l’obligation, pour toutes les collectivités qui dépensent annuellement plus de 100 millions d’euros en commande publique, de se doter d’un Spaser (schéma de promotion des achats publics socialement et écologiquement responsables). Le Spaser, équivalent du Spar, est un document stratégique qui définit la feuille de route de l’organisation en matière d’achat responsable.

Six ans plus tard, en 2020, 32 collectivités sur les 160 concernées l’avaient réellement fait. Cela ne vaut pas pour autant dire que les autres n’ont pas agi : il est évidemment possible de mettre en œuvre des pratiques d’achat responsable sans les avoirs inscrites préalablement dans un Spaser… tout comme il est possible, à l’inverse, d’en rédiger un sans que les intentions affichées ne se traduisent en actes. À ce propos, le CESE avait ainsi, dans le cadre d’un rapport intitulé « Commande publique responsable, un levier insuffisamment exploité » (2018), recommandé de définir un « cadrage plus précis » de ces schémas.

Quoi qu’il en soit, malgré les évolutions législatives et les ambitions affichées, les indicateurs dont on dispose montrent que l’on est encore loin du compte : à peine 12 % des marchés passés par les collectivités (18 % en valeur) en 2020 intégraient des clauses sociales ou environnementales. Et encore ne s’agit-il là que d’une indication chiffrée très fruste : si elle conditionne la prise en compte de critères autres que le prix et la qualité technique des offres, rien ne garantit en effet que la présence de telles clauses suffise à produire les changements attendus. Ce constat général est bien entendu à nuancer dans le cas de la Métropole de Lyon, en particulier sur le sujet de l’insertion pour lequel des actions volontaristes ont été engagées dès les années 2000, qui permettent au territoire grand lyonnais en général, et à la Métropole en particulier, d’afficher des résultats bien supérieurs aux moyennes nationales relevées par l’OECP.

Malgré – ou à cause de – ces retards, les discours se font de plus en plus volontaristes, avec des objectifs toujours plus élevés. Ainsi le tout nouveau Plan National des Achats Durables 2021-2025 annonce-t-il qu’il faudra, en 2025, que « 100 % des marchés notifiés au cours de l’année comprennent au moins une considération environnementale » et « 30 % au moins une obligation sociale ». Dans son introduction, il dresse la longue liste des plans gouvernementaux, feuilles de route, mesures… qui, depuis 2015, encouragent la prise en compte de ces critères dans la commande publique, eux-mêmes renforcés par la Commission européenne (Pacte vert pour l’Europe du 11 décembre 2019) ou encore par les propositions de la Convention citoyenne pour le climat (Produire et travailler – objectif 7).

 

Des injonctions contradictoires pour les acheteurs

 

Une des raisons de ce décalage entre les intentions et les actes tiendrait en premier lieu à la rigidité du cadre des marchés publics. Comme l’indique Olivier Guyot, doctorant en économie et spécialiste de ces questions, les acheteurs publics restent très contraints et soumis à des injonctions contradictoires. Ainsi, le principe d’égalité de traitement entre les candidats interdit par exemple de favoriser une entreprise au motif qu’elle serait « locale », alors que la notion de proximité géographique peut avoir une incidence directe sur le bilan environnemental d’une prestation. Notons toutefois que ce point peut être contesté : d’une part parce que la proximité géographique du prestataire n’est pas forcément plus vertueuse en matière d’impact environnemental, et d’autre part parce qu’il est a priori assez facile d’introduire des critères sur lesquels des entreprises locales seront de fait plus compétitives.

Une autre contrainte qui s’impose aux acheteurs est celle de ne pouvoir fixer que des critères en lien avec l’objet du marché, rendant impossible la prise en compte globale des pratiques sociales ou environnementales des candidats. Il est par exemple possible, dans le cadre d’une clause sociale, d’exiger le recours à des personnes ayant telles ou telles caractéristiques (personnes éloignées de l’emploi, personnes en situation de handicap, etc.), mais cela ne vaut que pour la réalisation du marché. Rien n’oblige l’entreprise à le faire de manière durable ou à appliquer ces principes dans d’autres contextes.

Ainsi, malgré des avancées notables, le code des marchés publics semble rester encore trop contraignant pour que les acheteurs acceptent de prendre le risque de sortir des critères de concurrence classiques (coût/avantage) : leur non-respect les expose en effet à des recours dont l’issue reste soumise à l’appréciation des juges, dans un contexte où la jurisprudence autour des nouveaux textes est encore insuffisante.

En outre, il existe de nombreux cas où la prise en compte des critères environnementaux ou sociaux peut venir directement contrarier des exigences de qualité ou de prix, ce qu’il faut pouvoir assumer : est-on par exemple prêt à accepter d’être moins exigeant vis-à-vis d’un délégataire de transport public sur la propreté extérieure des véhicules pour diminuer la consommation d’eau ? Est-on prêt à augmenter les tarifs d’une cantine scolaire quand on impose à son prestataire des approvisionnements bio (sauf à prendre le risque de favoriser des entreprises qui font venir de loin du bio à bas coût) ? Peut-on décemment choisir un prestataire dont les prix très bas impliquent des conditions de salaire et de travail dégradées ?

Ces contraintes ne sont cependant pas suffisantes pour que soit remis en question l’intérêt d’une politique d’achat public plus responsable. Sur le territoire métropolitain, l’exemple des démarches engagées depuis 15 ans sur le sujet de l’insertion par l’emploi, sur lesquelles on a davantage de recul, montre que les acheteurs publics peuvent avancer aux côtés des entreprises et faire évoluer leurs pratiques professionnelles.

Les évolutions législatives évoquées plus haut lèvent également de nombreux freins, apportant aux organisations des réponses juridiques et techniques pour passer désormais à la vitesse supérieure, qu’il s’agisse de prendre davantage en compte les questions environnementales, de favoriser l’accès des petites et moyennes entreprises aux marchés publics ou encore d’accompagner l’innovation pour mieux servir les usagers et dynamiser les territoires.