Quel insecte peut voler, influencer notre alimentation et évoquer nos comportements sociaux ? L’abeille mellifère, peut-être. Mais s’il peut être sauvage, ne mesurer que trois millimètres et ne pas produire de miel ? Une abeille. Celle de ruche, productrice de miel, est la plus connue, mais il existe en France près de 920 espèces, la plupart sauvages, nichant dans le sol ou des cavités. La pollinisation par toutes ces espèces est décisive pour notre alimentation et notre environnement : 80 % des plantes sauvages et 70 % de celles cultivées se reproduisent grâce aux abeilles (1) . « La pollinisation par les abeilles représente un enjeu de 153 milliards d’euros au niveau mondial et 14,2 milliards en Europe, alors que les produits de la ruche génèrent seulement quelques centaines de millions d’euros », pointe Hugues Mouret, naturaliste et directeur de l’association Arthropologia, installée à l’Écocentre du Lyonnais, à la Tour de Salvagny.
Un laboratoire précurseur
Les ruches s’installent sur quelques toits, dans quelques parcs. Mais où se logent les abeilles sauvages ? Qu’en est-il de leur place dans nos milieux urbains ? Quel rôle jouent-elles sur notre alimentation ? « Nous savions qu’il existait des abeilles en ville, mais nous ne connaissions par leur incidence sur l’environnement », partage Bernard Vaissière, animateur du laboratoire Pollinisation et écologie des abeilles à l'Institut national de la recherche agronomique (INRA) Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA), à Avignon, seul laboratoire de recherche en France à s’intéresser aux abeilles sauvages. Face à ce constat, l’INRA et Arthropologia s’associent pour porter sur l’agglomération lyonnaise le projet Urbanbees, de début 2010 à fin 2014. Il fait partie des rares programmes Life (l’Instrument financier pour l’environnement) + Biodiversité de la Commission européenne menés en milieu urbain (2).
Les abeilles d’abord
« L’enjeu était d’utiliser le capital sympathie de l’abeille mellifère pour parler aux néophytes de leur importance en termes de pollinisation, première étape de la reproduction sexuée des plantes à fleurs. Ainsi, le terme "abeilles" nous permet d’aborder les problématiques et les mesures à mettre en œuvre pour préserver un groupe d’espèces parapluie, l’ensemble des abeilles. Mais ces mesures servent en réalité les insectes, les vertébrés et toute la chaîne naturelle », pose Hugues Mouret. « Nous voulions sensibiliser les urbains à la biodiversité présente à côté de chez eux, leur faire prendre conscience de l’activité des abeilles en ville pour préserver leurs milieux de vie. Sur seize sites de relevés du Grand Lyon, environ 300 espèces ont été identifiées. Sur le site de la rue du Bon Pasteur dans le premier arrondissement de Lyon, le plus urbanisé, nous avons trouvé un peu plus de 50 espèces d’abeilles. C’est énorme par rapport à ce que nous avions envisagé ».
Le programme s’est focalisé sur la sensibilisation du public plutôt que sur la conservation. Concrètement ? Une série d’activités a été proposée au grand public et aux scolaires, impliquant dix communes et institutions du Grand Lyon, en partenariat avec les services Espaces verts de Lyon et Villeurbanne. « L’idée était de proposer des actions concrètes pour progresser sur la thématique, de passer un bon moment, plutôt que de délivrer un discours moralisateur, moins compatible avec l’aspect participatif », présente Frédéric Vyghen, chargé d’étude naturaliste et médiateur scientifique pour Arthropologia.
Conférences, balades et jeux
Une première information à un public non initié a été délivrée par une exposition itinérante, des brochures, et la mise de place de seize sites d’hôtels à abeilles, des murets en pierres sèches montés en spirale et plantés d'aromatiques. Le public a également eu accès à des soirées « épinglage et détermination » ainsi qu’à des balades. Les jeux, les conférences et les débats concernaient surtout les enjeux liés à la préservation des abeilles. Le passage à l’action des personnes sensibilisées au cours des activités précédentes - ou par ailleurs – s’est joué lors des ateliers de fabrication de nichoirs (180 construits). « Nous avons aussi proposé des « balades-jeux ». La balade apporte des éléments scientifiques sur les abeilles sauvages. Le jeu, en complément, permet de réfléchir ensemble à des solutions concrètes pour préserver les abeilles en ville. Parfois, l’échange avec l’intervenant et la mise à disposition de documents pratiques apportent des pistes pour s’engager davantage, vers la fabrication d’un nichoir à abeilles par exemple », illustre Pauline Lachappelle, responsable des dialogues et débats science et société à l’Université de Lyon.
Ce dernier partenaire a rejoint Urbanbees dans son rôle de médiateur sciences-société. Le Natural History Museum of London est intervenu en conseiller pour le montage de l’exposition, et l’identification de certaines abeilles. « L’originalité d’Urbanbees réside dans le partenariat entre les collectivités territoriales, un laboratoire de recherche, une association naturaliste, un établissement public universitaire et un musée », appuie Charlotte Visage, coordinatrice des actions scientifiques et techniques à l’INRA pour ce programme.
L’Université de Lyon, avec le concours de Morgan Clément, en master 2 de Psychologie sociale appliquée à l’Université Lumière Lyon 2, et de Nicolas Césard, ethnologue au laboratoire d’ethnobiologie du Museum national d’Histoire naturelle, a tenté d’évaluer l’efficacité des actions d’Urbanbees dans la connaissance et la préservation des abeilles sauvages ; et aussi d’identifier les leviers du changement de perception, depuis la première information sur le sujet jusqu’à l’engagement. « Cet angle d’attaque traduit notre volonté d’aborder le sujet sous tous les angles, de toucher des personnes aux cultures diverses, pas seulement les familiers des sciences dites dures », appuie Hugues Mouret.
Deux enquêtes quantitatives par questionnaire ont été menées. La première a concerné les participants aux activités d’Urbanbees entre mars 2012 et mai 2013. Sur 274 réponses obtenues, 81 % y prenaient part pour la première fois, et 78 % avaient envie de participer à une prochaine activité. La deuxième enquête a touché 611 personnes du grand public sur l’agglomération lyonnaise, en juillet 2013, avec pour ambition d’évaluer leur perception des abeilles. En parallèle, un focus group – entretien collectif sous forme de discussion à partir de supports visuels et auditifs – a fourni des données qualitatives sur la manière dont la société traite la question des abeilles.
Approche biocentrée ou anthropocentrée ?
Résultats ? Le grand public se représente les abeilles élevées dans une ruche pour produire du miel de manière anthropique, avec une organisation sociale parfois comparée à celle de l’Homme, et à son service. Dans son esprit, les abeilles sauvages sont perçues de manière « négative » et restent floues, voire absentes. Les participants d’Urbanbees en revanche, apportent des données plus précises et plus proches de la réalité.
L’analyse distingue le « savoir froid », théorique, acquis lors de l’exposition et souvent utilisé par les initiés, du « savoir chaud » formé à partir des enjeux liés à la biodiversité et acquis lors des conférences, inaugurations, ateliers nichoirs, etc. Elle pointe les différents niveaux de préoccupation, allant de la préservation de l’environnement - c’est l’approche « biocentrée » – à son utilisation –, c’est l’approche « anthropocentrée ». Les activités nourries simultanément par les deux approches se révèlent les plus efficaces pour susciter des comportements et des attitudes favorables aux abeilles. D’autres facteurs encore entrent en jeu dans la modification positive des comportements : l’accès privé à un espace extérieur, le fait d’avoir des enfants ou encore la réponse aux questionnaires effectuée dans un cadre « naturel ».
Au fil des activités, la prise de conscience évolue, passant d’un point de vue utilitaire, centré sur la ruche et le miel, à celui sur la pollinisation, plus orienté vers le vivant.
S’informer sur l’environnement, acquérir un « savoir froid », serait le socle de la prise de conscience permettant au public d’agir ensuite. « J’ai été surprise de l’impact direct des conférences, grâce à la capacité de l’intervenant naturaliste de communiquer son engagement », témoigne Pauline Lachappelle.
Ces constats militent pour un concept d’activité qui mêle réflexion et mise en pratique concrète. Les ateliers de fabrication de nichoirs à abeilles sauvages forment un cas d’école. Ils permettent au novice de comprendre le discours sur l’utilité des abeilles et d’adopter une attitude plus favorable à leur égard. Le nichoir devient médiateur entre « savoir froid » et « savoir chaud », laissant cours aux projections faites par le participant, sans rien imposer.
Donner de la visibilité aux propriétaires des nichoirs pourrait valoriser la place des habitants dans le projet et les gestes qu’ils peuvent réaliser quotidiennement pour la biodiversité. Cela rendrait possible un cercle vertueux d’apprentissage, dans lequel chaque propriétaire se ferait porte-parole auprès de son entourage.
Manipuler les abeilles pour mieux les aimer
Les relevés d’abeilles, à l’aide de filets, forment un autre cas emblématique. « Le déclic se fait quand les gens prennent une abeille entre leurs doigts. L’a priori de « l’abeille qui pique » est toujours présent alors que la plupart d’entre elles n’ont pas de comportement agressif, n’ayant pas de stock de nourriture à protéger. Un sentiment d’attachement se crée avec l’insecte alors perçu inoffensif. Le raisonnement devient : je ne risque rien, donc je m’y intéresse », témoigne Frédéric Vyghen. « Au démarrage du programme, plusieurs collectivités ne savaient pas que la plupart des abeilles sauvages ne piquent pas. Certaines ont refusé de participer, craignant d’exposer la population à un risque de santé publique», complète Hugues Mouret.
D’autres indices pourraient-ils permettre de cerner l’évolution des publics ? Le lien entre les aménagements sur les seize sites de l’agglomération et les habitants pourrait en faire partie. Le taux de vandalisme, plus bas qu’estimé au démarrage, en est un indicateur. « Nous pensions que maintenir les aménagements en bon état serait contraignant, mais il y a eu peu de dégradations, alors que de nombreux sites étaient ouverts et les installations en bois pouvaient prendre feu », note Charlotte Visage. « Les habitants ont participé au remplissage des hôtels à abeilles avec des buches, des tiges. Ils se sont sentis concernés par ces aménagements. Dès qu’il y avait une dégradation, nous recevions un mail de leur part », complète Frédéric Vyghen. « Lors de l’échantillonnage, les promeneurs rencontraient la thésarde Laura Fortel, occupée à relever les abeilles avec son filet à papillon et lui posaient des questions. Elle revenait tous les mois nouant les relations. Sur un autre site, rue du Bon Pasteur, les habitants avaient déroulé une banderole « Bienvenue à nos abeilles ». À partir de là, il est plus facile de parler d’écosystème, d’aborder le danger des pesticides », partage Bernard Vaissière (chercheur à l’INRA).
2014, l’expérience circule en Europe
Après des centaines d’actions menées dans le Grand Lyon, le programme Urbanbees s’est tourné vers l’Europe en 2014 pour diffuser l’expérience. « L’évaluation menée par les différents acteurs du programme a permis d’analyser les pratiques et d’en tenir compte pour créer de nouveaux supports, élaborer les guides de préconisations en direction d’autres villes européennes », analyse Pauline Lachappelle.
Une exposition a circulé en Belgique, Italie, Pologne, Royaume-Uni, Slovénie et Suisse. Des conférences et des formations à destination d’agriculteurs, de professionnels des espaces verts ou du paysage, d’étudiants ou d’artistes ont été données par les experts d’Arthropologia et de l’INRA dans une dizaine de pays. « Nous avons constitué un réseau d’acteurs très motivés par ce programme et ses outils. La clé a été l’humain, la rencontre », partage Frédéric Vyghen.
Arthropologia, en collaboration avec plusieurs partenaires européens, envisage un second projet européen Life. « L’objectif est de mettre en commun des outils de communication et de sensibilisation sur les abeilles avec d’autres pays européens », explique Charlotte Visage.
Urbanbees a été le premier programme Life+ à être accompagné d’une thèse, menée par Laura Fortel, à propos de l’incidence de l’urbanisation sur les abeilles sauvages. « Cela forme un appui scientifique qui a débouché sur la publication d’articles scientifiques à portée internationale et de nouvelles données solides scientifiquement », complète Bernard Vaissière.
Intégrer les résultats aux futures médiations
Quid des préconisations issues de l’analyse psychosociale ? « L’idée est d’intégrer les résultats de ces travaux de sciences humaines aux pratiques d’Arthropologia dans sa médiation avec les publics. « Les outils élaborés pour Urbanbees pourront être utiles dans le cadre du Plan national d’action en faveur des insectes pollinisateurs sauvages », ouvre Charlotte Visage. « Ce programme a apporté à l’INRA une meilleure connaissance de l’écologie des abeilles sauvages, une appréhension de la pollinisation à une autre échelle. En tant que chercheur, cela m’a aussi montré que la recherche fondamentale peut toucher le grand public et avoir un impact sur son quotidien », conclut Bernard Vaissière.
Fin 2019, le site web d’Urbanbees sera caduc. Comment un tel programme trouve-t-il son prolongement ? Les porteurs du programme ont le projet de valoriser les personnes impliquées régulièrement dans Urbanbees. Cela se concrétise par l’ouverture aux abeilles de la base de données naturalistes interactive Visionature de la LPO (Ligue de protection des oiseaux). Des fiches de suivi et d’identification d’une vingtaine d’espèces pourront être alimentées par les citoyens, cartographie à l’appui, avec la possibilité d’interagir avec d’autres utilisateurs, et d’intégrer coordonnées GPS ou photos. Un programme de suivi participatif ne fonctionne pas s’il n’y a pas de possibilité d’échange entre les habitants », insiste Frédéric Vyghen. Ces insectes de quelques millimètres pourraient faire le lien entre les Hommes.