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Trajectoires sociales des descendants d'immigrés : La France des Belhoumi de Stéphane Beaud

Extrait de la couverture de l'ouvrage  La France des Belhoumi. Portraits de famille (1977-2017) de Stéphane Beaud

Article

Compte rendu de lecture : La France des Belhoumi. Portraits de famille (1977-2017) de Stéphane Beaud - Editions La Découverte, 2018

L’ouvrage (re)dessine les grandes lignes des conditions d’existence de nombreux descendants d’immigrés résidant dans les quartiers relégués de banlieue. Ce tableau sociologique d’ensemble, est une œuvre supplémentaire dans une longue succession de travaux.

Mais la spécificité de cette recherche réside surtout dans l’approche ethnographique qui offre une description détaillée de ce qui ne saurait s’objectiver par l’observation quantitative basée sur l’exploitation de variables sociologiques.

En effet, malgré la force des mécanismes de reproduction sociale, à commencer par la moindre réussite scolaire et professionnelle des enfants de milieux populaires, l’enquête permet de nuancer les effets macrosociologiques du déterminisme social, mêlant à l’analyse l’ensemble des interventions compensatoires au sein de la famille.

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Date : 26/06/2019

En marge de la célébration des trente ans d’une Mission locale pour laquelle Stéphane Beaud [1] était venu présenter ses travaux sur l’insertion professionnelle des jeunes de milieux populaires, le sociologue fait la rencontre de Samira Belhoumi (identité anonymisée). Aînée d’une famille algérienne, et cadre dans le secteur de la santé, Samira éprouve le besoin de raconter son histoire familiale, à la fois singulière et ordinaire, d’une famille algérienne en France. L’enquête sociologique serait le canal de refroidissement d’un objet souvent traité avec catastrophisme dans les espaces médiatique et politique : l’intégration des familles algériennes, et plus généralement maghrébines, en France. D’un côté, c’est le souhait d’échapper à la « minorité du pire » et de présenter une image plus favorable du groupe des immigrés maghrébins de France (et de leurs descendants) qui motive cette demande. De l’autre, c’est la volonté de résoudre cette énigme sociologique de la réussite sociale de descendants d’immigrés, qui présentent a priori, des dispositions peu favorables à l’ascension sociale et professionnelle. Le pacte d’enquête est ainsi conclu entre Samira et le sociologue.

Dès le début du livre, les contradictions apparentes du monde social se font ressentir : comment se fait-il que les huit enfants appartiennent à la classe moyenne [2], alors même que les parents disposent de faibles ressources scolaires et financières et sont fragilisés par leur statut d’immigré algérien : le père est analphabète aux yeux de l’État, issu de la petite paysannerie algérienne et la mère a suivi une scolarité jusqu’à ses quatorze ans avant de se marier à seize ans et d’immigrer en France deux ans plus tard. On ne peut par conséquent pas prétendre que la famille Belhoumi est représentative, au sens statistique du terme, des familles algériennes de France [3]. L’intérêt de l’ouvrage se trouve ailleurs, dans la description minutieuse des facteurs de l’ascension sociale des enfants Belhoumi en exprimant à la fois les singularités des parcours, les effets de rattrapages de trajectoires par transferts de capitaux familiaux et le contexte générationnel. C’est finalement ce qui lui apparaît comme un « miracle social » (Beaud, 2018, p. 58) que Stéphane Beaud tente d’expliquer [4].

La méthode de recherche se construit autour des récits de vie ; l’histoire familiale est rapportée par les enfants. Cette approche biographique, des trajectoires ou des parcours, permet de penser les différents ressorts de la mobilité sociale. La situation d’enquête, laisse une place centrale à la réflexivité des enquêtés, ce qui en fait à la fois une force et une faiblesse. Une force, puisque qu’elle permet aux enquêtés d’évoluer pendant et avec la recherche, de penser leur rapport au monde social conjointement à la construction de l’analyse sociologique. L’enquête est en quelque sorte performative. Une faiblesse, dans la mesure où l’intensité des relations nouées avec ses enquêtés ont pu biaiser l’analyse, sans prendre l’entière mesure des effets de « présentation de soi » (Goffman, 1974). Stéphane Beaud le reconnait volontiers, lorsque l’une des sœurs cadette émet une critique à la relecture d’un article sur les premiers résultats de la recherche, estimant que l’analyse laisse une place prépondérante au rôle de l’aînée dans l’histoire familiale - principale alliée de l’enquête - au détriment d’une autre sœur.

Les leviers de la mobilité sociale et professionnelle, déjà bien balisés par une multitude de travaux sociologiques [5], sont mis en lumière par les parcours des frères et sœurs. Parmi les principaux, on note le rôle prépondérant des parents et des membres de la fratrie dans la réussite scolaire. Leur mobilisation parvient parfois à entraver certains effets institutionnels : l’école classe, fabrique des « bons » et des « mauvais » élèves, différencie ses attentes, n’offre pas les mêmes parcours selon que l’on soit une fille ou un garçon, issu de milieu populaire ou aisé, descendant d’immigré maghrébin ou d’origine française. Ces effets structurels sont renforcés par une éducation différenciée qui pousse les filles à s’engager dans une trajectoire de réussite scolaire dans l’espoir d’échapper à l’enfermement domestique – enfermement qui favorise en même temps l’ « ascétisme scolaire » [6] – ou au mariage traditionnel. Les trajectoires sociales ascendantes sont conjointes d’expériences sociales à l’extérieur du quartier – pratiques d’activités sportives, culturelles, militantes, scolarisation dans un établissement du centre-ville, etc. – passant par une confrontation avec d’autres milieux sociaux et ouvrant vers de nouveaux horizons. L’ouvrage pointe également le manque de perspectives d’avenir, notamment pour les jeunes hommes, plus souvent en situation d’échec scolaire et gagnés par l’emprise du quartier (sociabilités intenses et sentiment d’enfermement) ; les petites trajectoires scolaires – souvent renforcées par les effets des discriminations ethno-raciales – conduisent à une mise à l’épreuve professionnelle qui se matérialise par une succession de stages ou de contrats précaires, de courte durée, parfois décourageante [7]. Une ressource compensatoire peut-être l’investissement dans la pratique religieuse, manière de trouver sa place en construisant une image de soi valorisante et de s’attirer la reconnaissance des parents et de son entourage, face à une situation d’échec scolaire ou professionnel.

L’ouvrage (re)dessine les grandes lignes des conditions d’existence de nombreux descendants d’immigrés résidant dans les quartiers relégués de banlieue. Ce tableau sociologique d’ensemble, est une œuvre supplémentaire dans une longue succession de travaux [8]. Mais la spécificité de cette recherche réside surtout dans l’approche ethnographique qui offre une description détaillée de ce qui ne saurait s’objectiver par l’observation quantitative basée sur l’exploitation de variables sociologiques. En effet, malgré la force des mécanismes de reproduction sociale, à commencer par la moindre réussite scolaire et professionnelle des enfants de milieux populaires, l’enquête permet de nuancer les effets macrosociologiques du déterminisme social, mêlant à l’analyse l’ensemble des interventions compensatoires au sein de la famille.

C’est ainsi par la description fine des trajectoires des membres de la fratrie que sont révélés les mécanismes sociaux de rattrapage et d’ajustement des parcours : des corrections ou des compensations produites par la mobilisation de solidarités et de petits capitaux familiaux façonnent les trajectoires individuelles, tout autant qu’elles cherchent à contrecarrer les effets des dispositions sociales et des variables lourdes (à commencer par l’origine sociale et le niveau de diplôme). On ne saurait ainsi envisager entièrement les parcours professionnels des frères sans mentionner les interventions parfois décisives des sœurs aînées, dans leur rôle de soutien familial.

 

Les trajectoires des enfants Belhoumi et ce qu’elles apprennent à la sociologie

Samira et Leïla, les deux sœurs aînées, se sont construites dans un réajustement permanent entre les valeurs familiales et leurs aspirations à s’en émanciper, trouvant refuge et écho dans l’école ou l’éducation populaire. Elles ont grandi dans un contexte précis – les années 1980 en France – où les éducateurs et les professeurs « engagés » étaient nombreux et assuraient un rôle de « passeur » vers la culture légitime. Les deux sœurs ont passé leur adolescence dans une ville ouvrière et communiste à une époque où les activités politiques et militantes n’avaient pas encore déserté les quartiers et les écoles. Elles ont pu s’appuyer sur leur éducation politique (Leïla) ou sur les soutiens de professeurs (Samira) pour résister aux injonctions familiales, notamment au mariage traditionnel. Très tôt elles sont devenues des « soutiens de famille » indispensables et représentent des modèles de réussite pour les frères et sœurs. L’enquête nous apprend d’ailleurs que cette réussite des sœurs aînées (combiné à un discours du père bienveillant et tempéré sur la France) a rendu les frères réticents à invoquer la mécanique des discriminations ethno-raciales, comme une ressource morale explicative, alors même qu’elles pesaient objectivement sur leurs trajectoires.

Les parcours des deux sœurs aînées ont favorisé les transferts de capitaux familiaux, parfois déterminants pour compenser certaines dispositions (notamment les effets de la pauvreté et de la taille de la fratrie)[9]. S’ils n’ont pas été suffisants pour contrebalancer l’ensemble des effets sociaux conduisant à l’échec scolaire des frères, ils ont permis par la suite, de rattraper l’absence de diplôme lors de l’accès à l’emploi : « L’enquête illustre, à cet égard, le rôle essentiel de la redistribution dans la fratrie des petits capitaux accumulés en cours de route par les deux sœurs aînées au profit de cadets : capital informationnel (sur l’école et les ficelles qui mènent à l’emploi), capital économique (quand il a fallu les aider ponctuellement), capital culturel (accès aux livres et aux lieux de la culture), capital moral (quand les sœurs vont aider le frère aîné aux prises avec la police et la justice), capital professionnel (quand Leïla contribuera à placer Azzedine à la RATP) , etc. » p. 320. Un bel exemple de transfert de capitaux au sein de la fratrie, qui donne lieu à « un rattrapage de trajectoire », est celui de Leïla qui aide son petit frère Azzedine à décrocher un travail en l’assistant dans la préparation de son entretien et à la rédaction de sa lettre de motivation. Autre exemple, les appartements parisiens des grandes sœurs aînées constituent des « espaces transitionnels », permettant le refuge face aux problèmes du quartier et devenant des lieux de repos ou d’accueil transitoire en vue d’une installation. La décohabitation est d’ailleurs plus acceptable pour les parents dans la mesure où les enfants restent sous l’influence de leurs sœurs aînées.

La trajectoire de Rachid, le plus grand des trois frères est riche en apports sociologiques. Tout d’abord, Stéphane Beaud la mobilise en tant que révélateur de la socialisation générationnelle au sein de la fratrie. Les aînées, ont grandi avec leur petit frère et avaient autorité sur lui. Elles font preuve de plus de complaisance que les trois sœurs cadettes qui ont « subi » les « crises » de leur grand frère, rentrant souvent alcoolisé et accumulant les histoires dans le quartier. Plus encore, les deux aînées reconnaissent le rôle important de Rachid dans la famille, qui apporte son aide régulière aux parents vieillissants.

Mais le cas de Rachid est intéressant à d’autres égards, fournissant quelques éclairages sur les conditions de sortie de la délinquance. C’est par la combinaison d’une forte mobilisation familiale (ressource financière, affective et morale), d’éducateurs apportant un soutien régulier, d’une valorisation et autonomisation par l’emploi, de relations sociales non exclusives au quartier et d’un investissement affectif et moral dans le couple que Rachid a su débloquer les freins à la mobilité sociale, que constituent la délinquance et l’emprisonnement.

Enfin, les parcours des sœurs cadettes invitent à penser le temps qui passe. L’effet générationnel qui agit à la fois sur les conditions de socialisation familiale, de socialisation résidentielle et sur les configurations locales et nationales de la société (structure du marché du travail, débats publics et contextes politique, évolutions des conditions sociales de résidence dans les quartiers populaires, etc.). De même que ce temps s’insère dans un espace bien évidemment national mais également transnational : le temps  « des vacances au bled » [10] n’est pas suspendu, mais participe de la socialisation de ces « filles d’immigrés » perçues avec une nouvelle identité sociale de « filles de France » et devant parfois affronter un regard « sourcilleux ».

 

De la nécessité d’articuler différents niveaux d’analyse : micro-méso-macro

L’écueil à surmonter, lorsque l’on s’intéresse à la microsociologie, est de ne pas surdéterminer les effets des interactions et de la « petite histoire » sur les trajectoires. Or, Stéphane Beaud réussit à croiser à la fois une approche microsociologique avec des effets mésosociologiques et macrosociologiques, dans la durée. Par exemple, on ne saurait comprendre les trajectoires des aînées et des cadettes, sans prendre la mesure des héritages générationnels : à l’échelle de la socialisation familiale, les sœurs aînées ont été éduquées directement par leurs parents (et se sont parfois opposées à certaines valeurs éducatives [11]), alors que les sœurs cadettes ont bénéficié du soutien éducatif de leur aînées, quand la mère était plus en retrait. Au sein du quartier, les contextes sociaux et politiques ont vu l’érosion progressive de la culture ouvrière et des formes politiques d’encadrement (délitement de la culture ouvrière et de ses corollaires que sont l’éducation populaire et le syndicalisme ouvrier). En cela, l’héritage de la « génération de la Marche » se différencie de celui de la « génération de cité » [12]. Les contextes institutionnels à l’école et dans le quartier ont évolué, la ségrégation socio-spatiale y était moins flagrante, la mixité sociale et ethnique plus forte. Les sœurs cadettes ont grandi dans un univers urbain marqué par un plus fort sentiment d’enfermement et de relégation, une masculinité agressive [13] et une moindre appétence pour la culture légitime. La culture ouvrière et l’éducation populaire déclinantes, la reconversion religieuse a pris cette place de ciment social et plus particulièrement la reconversion à l’islam se conjugue souvent avec l’appropriation d’un référentiel identitaire, le regain d’une dignité et de sens moral et offre le sentiment d’avoir une place dans la société. D’autant plus que la structure du marché du travail ayant évolué (salariat précaire et déclin du secteur industriel au profit du secteur des services), l’entrée dans le monde professionnel est plus couteuse et exclut un certain nombre d’individus : elle nécessite un rite de passage caractérisé par un ensemble de mises à l’épreuve – stages et enchaînement de petits contrats précaires – durant parfois de longues années.

In fine, l’effet générationnel, agissant à tous les niveaux de la socialisation (micro-méso-macro) permet de mieux saisir les différences de réussite scolaire et professionnelle entre les sœurs aînées et leurs cadettes.

 

Les descendants d’immigrés maghrébins : une hétérogénéité des situations

Il n’existe pas de groupe homogène des « descendants d’immigrés maghrébins » ou des « jeunes de cités ». Ces catégories ne vont pas de soi et ne sont nullement une réalité sociale monolithique. Le cas d’Azzedine est éloquent. Il met en évidence la difficulté de celui qui se qualifie lui-même d’« arabe provincial » déménageant pour la région parisienne et le sentiment, tant au travail que dans le quartier, d’être dans l’entre-deux mondes. Il éprouve un processus d’altérisation, tantôt renvoyé à une condition de « pas assez », tantôt de « trop » « dans la religion », « de cité », « maghrébin », l’empêchant de s’identifier complétement aux groupes sociaux qu’il croise. Au travail il oscille entre « les barbus » et les « anciens de la CGT ». En dehors, il se sent rejeté par les « arabes du 93 » et les « parisiens » et assigné à sa condition de « provincial » et de « maghrébin ».

Dans la même veine, l’engagement politique d’une des cadettes, Nadia, remet en question un lieu commun, finalement assez peu questionné : être descendant d’immigré maghrébin signifie-t-il pour autant voter et s’engager politiquement à gauche ? Le parcours de la sœur cadette, Nadia, invite à sortir d’une simple affiliation idéologique entre la « gauche et les cités » (Masclet, 2006 ; Braconnier et Dormagen 2007) pour saisir la rencontre entre les mobilités sociales et leurs effets de légitimation-distanciation, les attentes et aspirations liées à des conditions sociales et matérielles d’existence, les incarnations morales et symboliques, l’influence de la socialisation politique (famille, éducateurs, collègues de travail, réseaux sociaux) et les contextes politiques locaux et nationaux.

Si s’intéresser à la politique présuppose bien souvent d’y avoir été initié et incité, notamment dans une tradition familiale, afin de contrebalancer le sentiment d’illégitimité culturelle d’une telle pratique sociale, certains évènements politiques (ex : la Marche pour l’Égalité de 1983) et effets de contexte locaux (présence d’éducateurs engagés dans le quartier) peuvent y contribuer. Les grandes sœurs ont longtemps porté ce rôle de leader d’opinion et « ancré la famille à gauche » (politisation durant sa jeunesse par l’éducation populaire pour Leïla et plus tardivement pour Samira par les conditions de travail rencontrées dans le secteur de la santé). Mais Nadia s’est affranchie de cette tradition politique familiale pour de multiples raisons : la déception suite au quinquennat de François Hollande et à sa personnalité trop « molle » [14] ; des attentes matérielles (participation à des réunions de l’UMP en présence du Maire de sa commune afin d’obtenir une place en crèche et un logement social plus rapidement) ; une vie conjugale complexe : sentiment d’écart social avec son mari présenté comme « un vrai mec de cité », sans diplôme mais travaillant dans une société de recouvrement de dettes, vivant encore chez ses parents dans le quartier et fréquentant sa bande de copain quotidiennement ; son ascension sociale et la volonté de mettre à distance son milieu d’origine : sentiment d’appartenance à la classe moyenne, jugeant être trop taxée ; son expérience au travail ou lorsqu’elle rentre au quartier qui agissent sur ses schèmes de perception du monde social : les impôts favoriseraient une politique de l’assistanat qu’elle observerait quotidiennement, de même qu’elle observerait un retour de l’islam dans son quartier, perçu comme une forme de déclassement et qui irait ostensiblement provoquer « les français ».

Pour autant, Nadia a voté en 2017 pour Jean-Luc Mélenchon, après avoir participé aux primaires de la droite et plébiscité Nicolas Sarkozy. Cet engagement politique atypique par son instabilité pousse à prendre en considération l’ensemble des influences et expériences sociales à la fois dans un temps long et de manière synchronique

Concluons par un enseignement majeur de ce travail qui invite à la prudence quant à la pérennité des situations sociales observées : la position sociale des enfants, appartenant objectivement à la  « classe moyenne » semble fragile. Il n’y a pas d’effet cliquet des mobilités ascendantes vécues dans la fratrie Belhoumi. Une « rupture » de trajectoire telle qu’un divorce ou une perte d’emploi, dans un contexte économique de précarité salariale – engendrant une difficulté à s’insérer durablement dans des collectifs de travail – et politique de discriminations ethno-raciales envers les descendants d’immigrés et les musulmans (Safi et Simon, 2013) pourrait ébranler les positions sociales, notamment des sœurs cadettes et des frères. À ce titre, Les Belhoumi ne représentent pas une « famille maghrébine » ordinaire. Tout comme, il n’y a pas de groupe social ou de communauté maghrébine homogène. Stéphane Beaud conclut d’ailleurs son propos en distinguant les « désaffiliés » (qui tentent de se réapproprier le stigmate, de manière ostentatoire) et les « établis » (qui cherchent à se démarquer et à construire une image positive des descendants d’immigrés maghrébins tout en mettant à distance les signes susceptibles de trahir une quelconque appartenance à ce groupe social) [15].

 

Penser la situation d’enquête : apports et limites

Un point aveugle révèle cependant les limites heuristiques de la situation d’enquête : le déséquilibre entre le traitement des deux sœurs ainées et des sœurs cadettes par rapport aux frères, hormis peut-être Rachid. Par exemple, on aurait aimé en apprendre plus sur le rapport qu’entretiennent les garçons de la fratrie avec le quartier. Vivent-ils comme leurs sœurs ce sentiment de déclassement lorsqu’ils constatent les évolutions du contexte socio-résidentiel depuis les années 1990 ? Ont-ils gardé des liens plus forts avec le quartier, étant donné que les sociabilités y sont plus intenses pour les garçons que pour les filles ? L’évolution sociale, culturelle et religieuse au sein du quartier, de même que l’accroche du quartier sur les parcours des frères Belhoumi, constituent la boîte noire de l’enquête.

L’approche méthodologique est parfois déséquilibrée, en laissant une trop grande place à l’interprétation des sœurs aînées sur la situation des autres membres de la fratrie. Si bien que la politisation et le rapport à l’Islam des frères se trouvent généralement racontés par leurs sœurs. Les rapports aux institutions sont trop peu rattachés aux manières de vivre et de penser sa place dans la société française. Par exemple les « traitements de faveur » que Rachid a subis par la police sont déterminants dans sa volonté de ne pas demander la nationalité française. À regret, l’analyse n’est guère creusée. On, suppose toutefois que ce déséquilibre des récits est intrinsèquement liée aux difficultés d’accès aux enquêtés, où les frères étaient plus en retrait vis-à-vis de l’enquête que les sœurs aînées.

En revanche, l’analyse apporte à la recherche un certain nombre d’outils, de pistes et d’hypothèses. Elle offre une méthode au jeune chercheur – que je suis – lorsque la réflexivité permanente permet de souder deux enjeux sociologiques que sont la compréhension et l’explication. Resituer le contexte de production des données sociologiques permet de comprendre l’intérieur (la situation d’enquête et la mise en récit de l’enquêté) pour mieux envisager l’extérieur (les dispositions et les effets structurels qui agissent sur l’individu). En articulant l’histoire de l’enquête – l’évolution des situations et interactions avec les enquêtés – avec l’histoire familiale – dans sa perspective longitudinale – sans oublier les effets de contexte micro et macrosociologiques, Stéphane Beaud exploite ce que la sociologie sait faire de mieux : analyser la complexité du monde social.

Finalement, cette rencontre entre Stéphane Beaud et Samira ne dessine-t-elle pas un autre intérêt de l’enquête sociologique, chèrement défendu par la sociologie critique ? : S’émanciper par la sociologie, en révélant les mécanismes sociaux jusque-là pensés comme naturels. Déconstruire un allant de soi, pour reconstruire une action dans un rapport conscient au monde. Si la lecture donne conscience, la réflexivité des enquêtés, qui s’incarne dans des expériences vécues, dans un tissu de relations nouées avec le sociologue, est encore plus puissante. L’enquête sociologique n’est-elle pas une manière d’agir sur le monde social (Chaxel, Fiorelli, Moity-Maïzi, 2014) ? Le « texte caché » (Scott, 2009) du sociologue militant pour l’émancipation des individus vis-à-vis de l’ordre social, peut alors s’affranchir de la clandestinité, puisqu’il ne s’agit plus ici d’intentions dissimulées dans les broderies de la science mais d’effets émergeants de la situation d’enquête[16] ; effets qui ont des incidences à la fois sur l’acteur et le lecteur.

 

Références bibliographiques

BEAUCHEMIN, Cris, et al. Trajectoires et origines: enquête sur la diversité des populations en France. Ined éditions, 2016.

BEAUD, Stephane. 80% au bac et après? Les enfants de la démocratisation scolaire. Éd. la Découverte, 2003.

BEAUD Stéphane, La France des Belhoumi. Portraits de famille (1977-2017), Paris, La Découverte, 2018

BIDET, Jennifer. « Revenir au bled. Tourisme diasporique, généalogique, ethnique ou identitaire ? » Diasporas. Histoire et sociétés, vol. 14, 2009, p. 13‑32.

BRACONNIER, Céline, et Jean-Yves Dormagen. La démocratie de l’abstention: aux origines de la démobilisation électorale en milieu populaire. Gallimard, 2007.

CASTEL, Robert. « De l’indigence à l’exclusion, la désaffiliation. Précarité du travail et vulnérabilité relationnelle ». Face à l’exclusion. Le modèle français, 1991, p. 137‑68.

CHAXEL Sophie, FIORELLI Cécile, MOITY-MAÏZI Pascale, « Les récits de vie : outils pour la compréhension et catalyseurs pour l’action », dans revue ¿ Interrogations ?, N°17. L’approche biographique, janvier 2014

Collectif d’auteur.e.s, « Mobilités sociales », Politix, n°114, 2016/2

ELIAS, Norbert, et John L. SCOTSON. Logiques de l’exclusion: enquête sociologique au cœur des problèmes d’une communauté. Fayard, 1997.

GILBERT, Pierre. Les classes populaires à l’épreuve de la rénovation urbaine. Transformations spatiales et changement social dans une cité HLM. Thèse de doctorat en sociologie, université de Lyon II, 2014.

GOFFMAN, Erving. Les rites d’interaction. Éditions de Minuit, 1974.

MASCLET, Olivier. La gauche et les cités: enquête sur un rendez-vous manqué. 2.éd, La Dispute, 2006.

MOGUÉROU, Laure, et SANTELLI Emmanuelle. « Parcours scolaires réussis d’enfants d’immigrés issus de familles très nombreuses ». Informations sociales, vol. n° 173, no 5, novembre 2012, p. 84‑92.

SANTELLI, Emmanuelle. La mobilité sociale dans l’immigration: itinéraires de réussite des enfants d’origine Algérienne. Presses Univ. Du Mirail, 2001.

SANTELLI, Emmanuelle. Grandir en banlieue: parcours et devenirs de jeunes Français d’origine maghrébine. CIEMI, 2007.

SANTELLI, Emmanuelle. Les descendants d’immigrés. La Découverte, 2016.

Sayad, Abdelmalek. L’immigration ou les paradoxes de l’altérité. 2. Les enfants illégitimes. Raisons d’Agir, 2006.

SIMON, Patrick, et Mirna Safi. Les discriminations ethniques et raciales dans l’enquête Trajectoires et Origines: représentations, expériences subjectives et situations vécues. 2013.

SCOTT James C., La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Éditions Amsterdam, 2009, 270

TRUONG, Fabien. Jeunesses françaises: bac + 5 made in banlieue. La Découverte, 2015.

 

[1] Stéphane Beaud est sociologue à l’université de Poitiers. Il est particulièrement connu pour ses travaux sur l’école et sur les classes populaires. Lien vers son profil académique: http://gresco.labo.univ-poitiers.fr/membres-du-laboratoire/membres-a-titre-principal/beaud-stephane/

[2] Se référer à l’entretien de Pierre Gilbert : https://www.millenaire3.com/Interview/Classes-populaires-et-politiques-de-renovation-urbaine

[3] L’enquête Trajectoires et origines offre une image intéressante sur cette question. Lien vers le site internet de l’enquête : https://teo.site.ined.fr/

[4] À ce titre, l’ouvrage d’Emmanuelle Santelli est particulièrement éclairant sur les effets des mobilisations familiales dans les trajectoires sociales ascendantes : Santelli, Emmanuelle. La mobilité sociale dans l’immigration: itinéraires de réussite des enfants d’origine Algérienne. Presses Univ. Du Mirail, 2001.

[5] On se contente de renvoyer au récent dossier thématique de la revue Politix intitulé « Mobilités Sociales », paru en 2016 et à l’enquête Trajectoires et origines (Beauchemin et al., 2016), qui apporte des éléments tangibles d’objectivation statistique des parcours sociaux.

[6] Stéphane Beaud lui-même l’avait déjà montré dans son ouvrage référence : 80% au bac et après ? Tout comme Fabien Truong dans Jeunesses françaises (Beaud 2003 ; Truong 2015).

[7] Emmanuelle Santelli dans Grandir en banlieue (Santelli, 2007) évoquait déjà ce point des obstacles cumulatifs pour les jeunes des quartiers de banlieue en début de carrière professionnelle.

[8] Se référer à la synthèse d’Emmanuelle Santelli sur les descendants d'immigrés (Santelli, 2016).

[9] Laure Moguérou et Emmanuelle Santelli ont montré comment la mobilisation des aînés d’une fratrie peut s’avérer décisive dans la réussite scolaire des enfants de familles immigrées (Moguérou et Santelli, 2012).

[10] Sur ce sujet, les travaux de Jennifer Bidet sont instructifs : Bidet, Jennifer. « Revenir au bled. Tourisme diasporique, généalogique, ethnique ou identitaire ? » Diasporas. Histoire et sociétés, vol. 14, 2009, p. 13‑32.

[11] Pour approfondir la question, se reporter aux précieux travaux d’Abdelmalek Sayad et notamment : Sayad, Abdelmalek. L’immigration ou les paradoxes de l’altérité. 2. Les enfants illégitimes. Raisons d’Agir, 2006.

[12] Pour aller plus loin se référer au texte suivant : Beaud, Stéphane, et Olivier Masclet. « Des “marcheurs” de 1983 aux “émeutiers” de 2005. Deux générations sociales d’enfants d’immigrés ». Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 61e année, no 4, 2006, p. 809‑43. Cairn.info.

[13] L’auteur note par exemple que cet héritage générationnel se matérialise dans le langage et l’hexis corporelle, faisant parfois l’objet de rattrapages ou de corrections des sœurs cadettes par leurs aînées, en concordance avec leurs trajectoires sociales ascendantes – les rendant plus légitimistes envers la culture dominante.

[14] Un faible niveau de politisation favorise le raisonnement en des termes éthiques et esthétiques plus qu’en des termes politiques : « Nadia exprime assez bien la propension des individus faiblement politisés (même si elle est assez informée et impliquée) à raisonner davantage en termes éthiques et esthétiques qu’en termes proprement politiques » p. 250.

[15] Il se positionne ici dans la filiation de nombreuses recherches sur les classes populaires qui distinguaient les « établis » des « marginaux » (Elias, Norbert, et John L. Scotson, 1997) ou les « affiliés » et les « désaffiliés » (Robert Castel, 1991). Pour une analyse détaillée des classes populaires, voir la première partie de la thèse de Pierre Gilbert (Pierre Gilbert, 2014).

[16] Les interactions entre l’enquêteur et l’enquêté forment une situation d’enquête particulière de laquelle émerge une réalité construite, qu’il incombe au sociologue de restituer par un travail d’objectivation sociologique.