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Spectacles vivants et technologies numériques, entre apports et transformations

Photo de lignes de codes informatiques projetées sur une femme

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Depuis le siècle dernier, le numérique s’est fait une place dans le monde de l’art, d’abord en tant que support technique à la production des œuvres, jusqu'à devenir un médium à part entière.

Ces chassés-croisés technologiques se retrouvent aussi – et plus que jamais – sur scène, dans les arts du spectacle vivant.

Panorama de l’infiltration du numérique sous les feux de la rampe.

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Date : 31/01/2022

L’histoire des arts numériques trace un dialogue originel avec les autres médiums. Les arts plastiques et sonores s’emparent des outils de calcul programmés dès les années 1960, les amenant dans le champ de la création. À leur suite, le spectacle vivant trouve lui aussi une nouvelle manne dans les technologies numériques, donnant naissance à ce que Steve Dixon et Smith Barry appelleront rétrospectivement des Digital Performances. Dans une publication éponyme datant de 2007, les deux auteurs dessinent les contours de ces propositions artistiques innovantes de la deuxième moitié du XXe siècle. Spécialiste des humanités numériques, l’historienne Clarisse Badiot retrace les premières occurrences des digital performances dans sa thèse, parue en 2013 sous le titre Arts de la scène et technologies numériques : les digital performances. On y retrouve ainsi, les premiers échanges entre arts de la scène et numérique, avec la sculpture mouvante de Nicolas Schöffer, CYSP 1, présentée en 1956. Mêlant sculpture et chorégraphie, l'œuvre se déplace de manière autonome grâce à un cerveau électronique, répondant à différents stimuli : mouvements, sons et lumières. Présentée à l’occasion du Festival de l'Art d'avant-garde (1956-1960), elle fait ses premiers pas sur scène lors d’une performance interactive sur le toit de la Cité radieuse de Marseille, en compagnie des danseuses du corps de ballet de Maurice Béjart.

En 1965, la performance Variations V produite pour la télévision allemande réunit huit artistes et ingénieurs techniques, comptant parmi eux John Cage, Merce Cunningham et Nam June Paik, pour croiser chorégraphie, son et vidéo à l’aide de capteurs. Ces performances multimédias, à la fois numériques et collaboratives, se retrouvent en 1966 avec 9 Evenings : Theatre & Engineering, où artistes et ingénieurs travaillent de concert pour mener à bien leur projet. Indice d’une technologie encore peu démocratisée, ces premières « performances digitales » illustrent à quel point ces innovations artistiques naissantes dépendaient de la collaboration entre sciences et arts.

 

 

Œuvrant directement à partir du médium scénique, les scénographes et metteurs en scène Josef Svoboda ou Jacques Polieri multiplient de leur côté les scénographies digitalisées, toujours dans les années 1950-60. À base d’écran et de décors mouvants, ils modélisent une réception novatrice du spectacle, créant un rapport inexpérimenté entre le public et la scène. Mais c’est sans doute en coulisses que le numérique a le mieux fait son nid au fil des décennies, par le biais des logiciels techniques de spectacle. Scénographie, son et lumière sont aujourd'hui informatisés et permettent aux techniciens et régisseurs d’agir sur la scène en temps réel, et même de synchroniser ces différents outils.

 

Ballet et opéra : le grand écart numérique

 

En 1999, cette machinerie invisible qui soutient le spectacle arrive sur le devant de la scène grâce à Merce Cunningham et son spectacle Biped. Le danseur et chorégraphe d’avant-garde donne un de ses premiers rôles d’envergure au numérique grâce au logiciel DanceForms, qui modélise les mouvements des danseurs. Enregistrées et projetées sur un tulle translucide tendu à l’avant de la scène, les silhouettes humanoïdes valsent en canon des danseurs présents sur scène. Depuis, la danse n’a cessé d'accueillir le numérique dans ses représentations, générant autant de nouvelles propositions esthétiques que de technologies disponibles. Citons parmi elles Accumulated Layout et Median (voir vidéo ci-dessous) de l’artiste plasticien et chorégraphe Hiroaki Umeda, ou Pixel du chorégraphe Mourad Merzouki, associé à Adrien Mondot, chercheur en informatique, et Claire Bardainne, experte dans les arts numériques. Signe d’une appétence pour le numérique, la Biennale de la Danse en 2018 s’est clôturée à Lyon, Liège et Londres (les trois villes participant à l’évènement) par un dansathon : le tout premier hackathon de la danse où chorégraphes, développeurs et technicien ont échangé trois jours durant pour esquisser les possibilités digitales de la danse de demain.

Si le ballet a su s’échapper de son clacissisme vers des horizons plus numériques, l'opéra en revanche limite encore l’impact des technologies sur la grande scène lyrique. Projection vidéo, jeux de lumière, sous-titrage des opéras en langue étrangère sur écran, prises de vue pour la diffusion en streaming… Quelques œuvres ponctuelles indiquent que le médium n’est pas totalement hermétique aux expérimentations. En tête, les propositions de la troupe La Fura dels Baus avec l’opéra F@ust 3.0 en 1999 suivi de DQ en 2000. Ce dernier est le fruit de la collaboration entre le collectif catalan, le compositeur José Luis Turina et le public. Le compositeur a choisi une cinquantaine d’extraits musicaux pour enrichir la partition de ce Don Quichotte contemporain, parmi les milliers soumis par les internautes via un logiciel. Un apport du numérique en amont de cette œuvre ouverte, sous forme de participation globale, grâce à la technologie.

 

 

À la même époque, le compositeur star Philipp Glass et l’artiste plasticien Bob Wilson proposent l’opéra Monsters of Grace, dont la musique en direct s'accompagne sur scène d’animations en 3D. L'accueil est mitigé et les artistes eux-mêmes ne sont pas satisfaits de leur travail, qu’ils perfectionnent au fil des représentations. En 2011, l’opéra Twice Through the Heart de Wayne McGregor, inauguré en 1997, revient sur scène en version augmentée de décors 3D conçus par le collectif d’art numérique The Open Ended Group. Cette nouvelle scénographie numérique flottant autour des acteurs revivifie l’œuvre. Le projet français le plus ambitieux autour d’un opéra numérique a de son côté choisi de rester online et in progress… Initié par l’écrivain Jean-Pierre Balpe, l’opéra Barbe Bleue qui devait voir le jour en l’an 2000 se voulait 100% numérique et participatif. Entre incertitudes technologiques et contraintes techniques, le projet en est resté à ses balbutiements.

 

Théâtre filmé : le grand dédoublement

 

Sur les planches du théâtre, le numérique s’infiltre par le biais d’un autre médium, le cinéma. Le septième et le plus numérique des arts s’immisce volontiers chez son aïeul pour mieux le transformer. Ainsi, le spectateur peut voir des projections de film sur écran émailler la mise en scène comme dans La règle du jeu, adaptation du film de Renoir au théâtre de l’Odéon en 2016 par Christiane Jahany. Imitant un « faux direct », les prises de vue permettent de prolonger l’action en multipliant les points de vue ou en repoussant le spectacle en dehors des limites la scène physique. D’autres artistes s’essaient à l’exercice sur le fil des performances filmiques diffusées en temps réel. Citons Festen, l’adaptation du film de Thomas Vinterberg par Cyril Teste, qui dévoile subtilement, par un jeu de caméra (et l’habileté des techniciens présents sur scène), les non-dits d’un huis clos familial. Citons encore Orlando, mis en scène par Katie Mitchell, qui reproduit la vivacité de la caméra du film de Sally Potter. Autant d’expériences jouant à un jeu dangereux avec l’attention du spectateur, comme le souligne parfois la critique. Le risque ? Que celle-ci se fixe sur l’écran, en ignorant la scène. Une utilisation du numérique en équilibre sur le fil tendu entre deux langages.

 

 

Quand la scène musicale donne le « la »

 

En dehors des beaux-arts de la scène, évoluant avec un héritage imposant, des formes plus populaires du spectacle vivant se sont appropriées les avancées du numérique. De la musique électronique à la scène numérique, les artistes renforcent leurs liens à la technologie. Pionnier du genre, le groupe allemand Kraftwerk expérimente tour à tour les innovations techniques sur scène, d’une batterie électronique activée grâce au mouvement des bras et des mains avec plus ou moins de succès en 1976, jusqu’à utiliser depuis 2002 des logiciels répliquant les outils musicaux numériques lors de leurs tournées. Au-delà des logiciels agissant sur le son, les concerts ont désormais la possibilité de faire intervenir le numérique de manière plus spectaculaire, comme en témoigne l'hologramme de Tupac, dégainé au festival de Coachella en 2012. Le rappeur décédé en 1996 est revenu sur scène sous la forme d’un hologramme 3D créé par la société Digital Domain Media Group en compagnie de Snoop Dogg et Dr Dre, présents pour leur part en chair et en os. Depuis, l’idée a fait son chemin, mettant le défunt Michael Jackson à nouveau sur scène pour les Billboard Music Award en 2014 et une liste de célébrités défuntes qui promet de s’allonger.

La star numérisée la plus célèbre est une création chiffrée de bout en bout. Conçue en 2007 par l’entreprise japonaise Crypton Future Media, elle répond au nom de Hatsune Miku et se présente sous la forme d’une jeune fille aux traits « manga » et cheveux turquoise. Créée en tant qu’avatar commercial de l’application de synthèse vocale (ou banque de voix numérique) Vocaloid, elle est aujourd’hui la chanteuse virtuelle la plus adulée par un public d’initiés, au Japon principalement, mais également en Europe. En 2013, elle donnait son premier « opéra vocaloïd » hors de l’archipel nippon au théâtre du Châtelet à Paris. L’année suivante, elle accompagnait la tournée américaine de la pop star Lady Gaga et enfin, en janvier 2020, elle s’est produite devant 2 000 fans au Zénith Paris - La Villette sous sa forme physique la plus incarnée : un hologramme animé dansant et chantant au rythme de ses tubes programmés sur Vocaloid.

 

 

Fashion show : une scène numérique à part

 

Si l’hologramme en 3D a nécessité des avancées techniques considérables pour voir le jour, les apparitions évanescentes s’invitent sur scène depuis le XXe siècle avec la technique du Fantôme de Pepper, un procédé utilisant une pièce cachée, des jeux de lumières et de miroirs dont les reflets font illusion sur scène. Parmi les utilisations contemporaines les plus populaires de cette fantasmagorie, on retiendra l’hologramme de Kate Moss jaillissant à la fin du défilé de mode automne-hiver 2006 d’Alexander McQueen. Performances partagées par quelques privilégiés, les défilés de mode sont eux aussi friands de nouvelles technologies numériques pour updater la mise en scène de leur présentation. Avec la pandémie de Covid-19, l’expérience purement digitale de la mode a été valorisée, à l’instar des autres arts de la scène. La proposition la plus virale a été celle de la marque afro-américaine Hanifa en 2020, qui utilise le médium numérique à 100%, du concept à la diffusion. Alors que le monde entier est confiné, elle imagine un défilé numérique qui s’abstrait des corps : modélisé en 3D, les vêtements s’animent, bougent, semblent remplis des formes d’un corps pourtant absent : grâce au numérique, le vêtement devient vivant.

 

 

Festivals et évènements, la scène privilégiée des arts vivants numériques

 

Si le numérique et les arts vivants se croisent régulièrement sur les grandes scènes, ce sont les festivals et organisations événementiels centrés sur les arts numériques qui offrent une scène indépendante au mariage des deux médiums : Némo, biennale internationale des arts numériques de la Région Île-de-France débutée en 2015, propose chaque année des expositions et des spectacles où le numérique déploie toutes ses possibilités. En complément musical, la Philharmonie de Paris propose Le Grand Soir Numérique, où le digital est au centre des concerts et des œuvres sonores. À Avignon, le Grenier à Sel, lieu culturel centré sur les rencontres de l’art et de l'innovation, accompagne le festival de théâtre de la ville avec Aires Numériques, dédiée aux explorations artistiques et scéniques innovantes depuis deux éditions. À Lyon, les initiatives se multiplient : le festival du laboratoire Art & science, organisé par le Château de Saint-Priest et l’Université de Lyon, mais aussi le festival Nuage numérique aux Subsistances en 2017, sans oublier le Mirage Festival qui a familiarisé pendant huit éditions les arts numériques au grand public. Autant d’initiatives qui permettent aux arts vivants et numériques de cohabiter pleinement, dans un espace qui leur est propre.

 

 

Le numérique s’est immiscé partout dans notre quotidien, dans nos rapports sociaux, nos pratiques de consommation, nos déplacements et nos manières de travailler. La création artistique et ses représentations ne sont pas en reste, influencées, adaptées, modifiées par les techniques émergentes. Ce matériau chiffré que l’on façonne et manie à l’envi se présente aux artistes et à leurs publics comme une nouvelle couche de conception et de perception de l’œuvre. Quels que soient les dispositifs par lesquels le numérique les habite, les arts se voient augmentés, voire exaltés. Il y a fort à parier que les expérimentations de ces dernières décennies dans les arts de la scène vont se poursuivre, et rendre toujours plus vivantes ces représentations hybrides.