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Représentations culturelles de l'agriculture à travers l'Histoire : de la condescendance à la reconnaissance

Tableau American Gothic de Grant Wood
American Gothic de Grant Wood

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La figure de l'agriculteur est presque concomitante de la longue histoire des arts.

Depuis des millénaires, les artistes représentent le travail de la terre, et surtout ceux qui s'y emploient.

Corps, langages, gestuelles : ces œuvres n'échappent pas aux clichés et caricatures, soulignant parfois une certaine méconnaissance des métiers agricoles.

Des premières épopées de l'humanité jusqu'aux derniers jeux vidéo à la mode, les imaginaires de l'agriculteur (et de l'agricultrice) racontent aussi, en miroir, notre propre rapport à l'alimentation.

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Date : 11/10/2021

 L’apparition de l’agriculture précède celle de l’écriture. C’est même parce que l’agriculture s’est développée que l’humanité s’est sédentarisée, et subséquemment que l’écriture a pu se développer. Aussi, très tôt, la littérature s’est emparée des thèmes agricoles. Dès l’épopée de Gilgamesh, la « domestication » d’Enkidu le sauvage (au mode de vie grégaire et nomade) par Gilgamesh le civilisateur (despote citadin et agriculteur) souligne la prééminence de la culture du sol et de l’élevage sur les sociétés de chasseurs-cueilleurs protohistoriques. La fonction de l’agriculteur - et l’agriculture en générale - est donc littéralement présente dans les « mythologies » depuis ses origines. Avec le temps, les imaginaires de l’agriculteur se sont logiquement diversifiés, au fil des évolutions de ce métier, de ses pratiques et de son rôle dans les sociétés. Aussi est-il intéressant de voir l’évolution de cette figure, ses multiples facettes, et ce que cela dit de notre vision des métiers de la terre.

 

De fermier nourricier à idiot du village

 

L’agriculteur a d’abord longtemps été associé à sa fonction nourricière, remplaçant l’idée des déesses de type Terre-mère qui précèdent l’invention de l’écriture. Si les divinités agricoles subsistent (parmi lesquelles on trouve, pêle-mêle : Demeter en Grèce antique, Chicomecoatl chez les Aztèques, Shennong en Chine ou encore Osiris en Égypte), le transfert d’idées se fait dans le sens où la terre ne donne plus spontanément : c’est aux humains, avec l’aide des divinités, de la faire fructifier. Cette fonction est reconnue par Georges Dumézil dans sa fameuse tripartition des panthéons indo-européens. Mais dans les différents ordres sociaux, cette fonction est vite supplantée par les deux autres (les fonctions sacerdotales et guerrières), renvoyant les travailleurs de la terre à leurs fonctions laborieuses moins prestigieuses. En cela, le personnage de l’agriculteur disparaît progressivement de la fiction antique occidentale, où le rôle est par ailleurs souvent tenu par des esclaves, comme le rappelle Aristophane dans L’Assemblée des Femmes, lors de l’échange entre Praxagora et Blépyros.

C’est à partir de ce moment où, dépossédé des différents pouvoirs décisionnaires, l’agriculteur devient peu à peu un personnage arriéré. Il est généralement caractérisé en opposition aux personnages de citadins, beaucoup plus communs. Il échappe aux tendances, isolé du monde, parle avec un fort accent et perpétue des traditions qui semblent absconses à ses contemporains des villes. C’est par exemple la communauté recluse de Summerisle, dans le film The Wicker Man (1973), qui pratique toujours au XXe siècle des sacrifices humains pour s’assurer de bonnes récoltes. Ce sont encore les bergers qui recueillent la fine équipe des Bronzés Font Du Ski (1979) dans leur chalet et leur font déguster des spécialités très locales. Cette déconnexion peut même rendre le personnage du paysan franchement benêt.

 

 

Un personnage simple

 

Cependant, cette naïveté peut aussi être vue comme une critique d’un mode de vie citadin, la simplicité de l’agriculteur devenant une sorte de sagesse. La Fontaine (et donc avant lui Ésope et Horace) explore ce thème dans sa fable Le Rat des Villes et Le Rat des Champs, critiquant la vie de la cour, et idéalisant la vie en province. Les représentations de banquets paysans des XVe et XVIe siècles, qui deviendront plus tard les bambochades (peintures ou eaux-fortes reprenant des thèmes paysans, aux XVIIe et XVIIIe siècles), telles que peintes par Pieter Brueghel l’Ancien, illustrent également cette vie simple qui contraste avec la débauche des peintures bouffes italiennes - peintes dans un cadre urbain, évidemment - des mêmes époques.

Cette idéalisation se retrouve exacerbée à partir de la fin du XVIIIe siècle, et plus encore au XIXe siècle, avec les mouvements romantiques, réalistes et naturalistes. Cette époque « invente » la nature comme summum du beau et de l’esthétique, loin des créations humaines. En tant que garants de la terre, l’art met en scène les agriculteurs dans leur quotidien comme on ne l’avait plus vu depuis les miniatures médiévales. On pense par exemple à Jean-François Millet qui, avec ses Glaneuses (1857) ou son Angélus (1857-1859), montre les gestes et les modes de vie de ces paysans. On peut aussi penser, un peu plus tard, au tableau American Gothic, peint par Grant Wood en 1930, qui fantasme la vie paysanne en représentant un fermier aux côtés de sa fille. L’austérité du personnage masculin invoque évidemment la rudesse des travaux agricoles, mais aussi un idéal de simplicité, renvoyant à une représentation du tournant du siècle, à une époque où les États-Unis sont frappés par la crise de 1929 et le Dust Bowl.

Cette période coïncide également avec la redécouverte de traditions rurales grâce au développement de l’anthropologie. C’est à partir de ces travaux qu’Igor Stravinsky compose Le Sacre Du Printemps, ballet marquant du XXe siècle mettant en scène des cérémonies de la Russie rurale ancienne.

La lente réhabilitation de l’agriculteur est en marche, mais ce personnage reste enfermé dans les préjugés : lorsqu’on le peint, il est sale. Lorsqu’il s’exprime, son vocabulaire est limité. La simplicité de sa vie voudrait dire que son travail est lui-même simple, ce qui est pourtant loin d’être le cas. Cela n’a pas empêché la fiction d’imaginer des univers sans agriculteurs. 

 

Jean-François Millet, Les Glaneuses, 1857, Musée d’Orsay
Jean-François Millet, Les Glaneuses, 1857, Musée d’Orsay

 

Un monde sans fermes

 

Le plus souvent, c’est la science-fiction qui crée ces univers. Le fermier a disparu, soit à cause de la folie des hommes, soit parce que la science est parvenue à remplacer l’humain par la machine. Dans le premier cas, Soleil Vert (1973) est un bon exemple : après avoir épuisé les ressources de la terre, les humains ne consomment plus que des aliments industriels et artificiels. Dans ce monde, celui qui pourrait s’apparenter à un agriculteur est en fait un ouvrier, transformant une matière première organique en nourriture.

Demain Les Chiens (1952), de Clifford D. Simak, peut illustrer le deuxième cas. Dans la première nouvelle de ce recueil, intitulée La Ville, notre planète est entrée dans une nouvelle ère. Grâce à sa maîtrise de l’énergie nucléaire, l’humanité peut voyager très rapidement, et chacun dispose de sa propre ferme hydroponique automatisée. La terre ayant perdu son statut nourricier, tout un chacun peut vivre où bon lui semble, rendant de fait le concept de ville obsolète.

Cette automatisation accrue de l’agriculture devient par ailleurs rapidement un problème d’ampleur, rendant par exemple les humains apathiques et contrôlés par les machines dans WALL-E (2008), voire complètement stupides dans Idiocracy (2006), ou l’on arrose les champs avec des boissons énergétiques (!).

Cette disparition de l’agriculteur traduit les inquiétudes qui animent les créateurs à l’époque : transition démographique, peur du nucléaire (nous sommes en pleine Guerre Froide dans Soleil Vert ou Demain les chiens), progrès de la robotique… Tout cela pourrait mettre fin à un ordre agricole établi des millénaires plus tôt. Évidemment, ces perspectives font peur, et la disparition de la paysannerie signifie purement et simplement la fin de l’humanité. Si certaines de ces craintes subsistent, d’autres sont apparues, au premier desquelles la crise climatique. Comment est donc représenté l’agriculteur aujourd’hui ?

 

 

L’agriculteur de fiction aujourd’hui : un personnage multiple

 

Depuis la Révolution industrielle, grâce à la mécanisation et aux développements de la chimie, l’agriculture est devenue productiviste. Petit à petit, le fermier a évolué en champion du capitalisme et en ingénieur. On transforme les techniques, les champs, les animaux, pour en tirer le maximum et nourrir une population toujours croissante. Cette logique se retrouve dans des jeux vidéo comme FarmVille ou Farming Simulator, où l’agriculteur que nous incarnons doit optimiser son exploitation pour produire et vendre toujours plus.

En effet, les exploitations sont devenues des usines à nourriture. L’agriculteur devient donc également chef d’entreprise, comme on peut le voir dans le manga Silver Spoon, un peu plus sensible et réaliste que les exemples précédents. En présentant un jeune de Sapporo intégrant un lycée agricole, cette bande dessinée se préoccupe également de la question de la disparition des métiers de cette filière. Cette thématique est très présente dans les représentations de la paysannerie actuelle : des urbains arrivent à la campagne pour une raison X ou Y, et reprennent une exploitation agricole. On la retrouve par exemple dans le jeu Stardew Valley (2016) ou dans le film Ce qui nous lie (2017). Les idéaux (agriculture propre et raisonnée) peuvent alors se heurter aux contraintes du métier (nécessaire productivité pour maintenir une exploitation à flot, concurrence des géants agricoles, etc.) et reflètent une nouvelle fois les réalités de l’agriculture d’aujourd’hui.

D’autres thèmes comme les crises sanitaires (Petit Paysan, 2017), les manipulations génétiques (l’épisode Une Récolte d’Enfer dans Les Simpsons) ou encore la désertification rurale (Je vous trouve très beau, 2006) sont aussi abordés par la fiction.

En résulte un personnage actuel de l’agriculteur beaucoup plus complexe qu’il n’était représenté au commencement. Tout à fait connecté au monde extérieur, il est montré soit comme un bienfaiteur (en nourrissant la population d’aliments sains et respectueux de l’environnement), soit comme un ingénieur plus froid (automatisation des tâches, exploitations extensives). Ces deux modèles sont évidemment des miroirs déformants de la réalité, où la nuance est de mise. Cependant, cette évolution faisant de l’agriculteur un personnage multidimensionnel souligne bien notre intérêt croissant pour la profession, pour ce que nous mangeons, et pour l’impact que ce que cela a sur l’environnement.

  

Utopie agricole contemporaine dans le jeu vidéo Stardew Valley (ConcernedApe)
Utopie agricole contemporaine dans le jeu vidéo Stardew Valley (ConcernedApe)