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Les enjeux de la reconnaissance du hip-hop par les institutions culturelles : le cas de l'agglomération lyonnaise.

Photographie de danseurs de hip hop sous les arcades de l'Opéra et le public qui les regarde
Danseurs de hip-hop sous les arcades de l'Opéra© Jean-François Dalle-Rive // Numélyo

Texte de Cédric Polère

Les institutions culturelles de l'agglomération lyonnaise ont fait un pas important dans la reconnaissance du hip-hop comme en témoigne la place qui lui est réservée dans la programmation de la Maison de la Danse.

Encore faut-il reconnaître toutes les spécificités culturelles existantes non pas seulement en tant qu'art mais aussi en tant que fonction sociale et comme élément de la diversité culturelle. 

Dans ce texte, écrit pour les cahiers Millénaire3 et publié en 2000 dans le supplément au Cahier n°19, le sociologue, Cédric Polère, retrace les enjeux de cette reconnaissance.
Date : 01/01/2000

À lire le numéro que consacrait en 1983 la revue Autrement aux « Fous de danse », on apprenait, au détour d’une phrase, qu’un rappeur américain en tournée en Europe avait été stupéfait de découvrir l’existence d’un rap français, d’un rap italien, etc., dont il soulignait au passage l’absence d’originalité vis-à-vis du modèle new-yorkais.

On danse - et on chante, car le rap (terme qui signifie en anglais « parler cru, dru, fortement »), vient dans la foulée - dans les périphéries urbaines françaises depuis le tout début des années 1980. Le breaking et le rap étaient apparus dans le Bronx au début des années 1970 dans un contexte d’affirmation d’une identité noire américaine[1]. Le hip-hop (de to hip, qui signifie « individu affranchi, cool » et de to hop qui signifie « danser ») recouvre à la fois la danse, les musiques parlées, tels le rap et le raggamufin, rap caraïbe plus chaloupé, et enfin l’art du tag (signature) et du graffiti, ou graf (fresque stylisée).

Ce mouvement s’est transplanté en France dans des périphéries urbaines qui présentaient des similitudes (pauvreté, stigmatisation, fortes populations immigrées : ce sont les jeunes appartenant à la deuxième génération de l’immigration qui se reconnaîtront les premiers dans ce langage) avec les quartiers d’immigration américains où il avait émergé. En 1982-1983 étaient créés, à quelques mois d’intervalle, Black Blanc Beur à Paris (St Quentin en Yvelines) et Traction Avant à Lyon (Vénissieux).

En nous appuyant sur la scène lyonnaise, nous pouvons pointer les implications et les enjeux liés à la reconnaissance du mouvement hip-hop par les institutions culturelles, en scrutant particulièrement le cas de la danse qui a séduit le plus vite un public extérieur au cercle de ses pratiquants et bénéficie de l’essentiel de cette consécration. Il semble assez naturel de retracer d’abord l’action de Traction Avant, qui a influencé profondément l’orientation du hip-hop lyonnais et a contribué à sa reconnaissance institutionnelle.

Traction Avant à Vénissieux accomplit depuis 1983 un travail pionnier, initié par Marcel Notargiacomo, agent de développement culturel qui décide d’agir à travers la pratique artistique des jeunes pour mener une action de reconstruction sociale. Le début des années 1980 est marqué par une série d’événements qui attirent l’attention des médias sur les Minguettes à Vénissieux, par la Marche pour l’égalité et contre le racisme à Paris en 1983, et par un engagement associatif important. Notargiacomo ainsi qu’une poignée d’acteurs de l’action sociale sont convaincus d’assister avec la danse urbaine, le graf, puis le rap, à une « émergence artistique » formidable, qui serait une manifestation parmi d’autres d’un bouillonnement des banlieues.

Traction Avant va initier dans le long terme un travail de création, qui permet de comprendre la spécificité de ce que l’on appelle parfois l’« école lyonnaise », et l’apparition de compagnies talentueuses comme Azanie, Accro’rap ou Käfig.

Traction Avant cherchait à « ouvrir » les jeunes breakers à la fois vers d’autres formes artistiques, et à la fois vers d’autres espaces que celui de leur cité.

 

D’emblée, explique Notargiacomo, je leur ai proposé de travailler avec quelqu’un qui n’était pas de leur origine sociale ; pour moi c’était une forme d’électrochoc qui pouvait créer un réflexe d’ouverture à l’autre. Si l’on s’était contenté de cultiver ce qu’ils savaient faire et qu’ils faisaient merveilleusement bien, cela aurait été très difficile de sortir d’un enfermement culturel, qui est d’abord un enfermement territorial sur les cités.

 

Un stage est organisé avec une soixantaine de jeunes de Vénissieux, dont vingt seront en contrat, pour travailler durant un an à la création du premier spectacle de Traction Avant (1985). Ce travail se fait avec un chorégraphe contemporain, Pierre Deloche, formé durant quatre ans par Merce Cunningham à New York. Cette confrontation manque d’être un échec :

 

C’était à des années-lumière de leur pratique, note Notargiacomo, d’ailleurs ça a failli rater constamment, ils n’avaient absolument rien à se dire ; ça a marché de manière extrêmement difficile.

 

Traction Avant veille à ouvrir les danseurs à d’autres formes artistiques, en particulier au théâtre, et à susciter chez les stagiaires une réflexion sur leur propre pratique :

 

Il fallait ne pas s’en tenir simplement à une culture du corps, s’obliger à penser ce qu’on est en train de vivre, le raccrocher à une histoire, le mettre en perspective.

 

Ce soutien passe également par un financement pour que chaque jeune puisse réaliser les stages qu’il désire (2500 francs par an et par stagiaire), pour qu’il puisse voir des spectacles (500 francs), pour qu’il s’achète des vêtements (700 francs). Les subventions viennent de partenaires, la ville et la DRAC.

[1] Un des grands initiateurs du mouvement fut Afrika Bambaataa, lié au mouvement des Black Panters, qui forma la Nation Zulu, mouvement ethnique et pacifique, dont le leitmotiv est de transformer l’énergie négative des gangs en énergie positive. Les Last Poets, qui forment aussi une référence incontournable, initieront un rap militant dans la lignée des protests songs.

 

À partir de là, Traction Avant commence à essaimer. C’est d’abord une tournée, dite des « semailles urbaines », à travers la France : 

 

À compter de 1984-85, on a parcouru la France, d’une part en présentant nos spectacles, en expliquant notre démarche car on ne montrait pas de la danse hip-hop pure et dure, puisqu’on s’était frotté à d’autres formes. Chaque fois on restait plusieurs jours dans la ville pour travailler avec les jeunes des quartiers, avec l’objectif d’abord de partir de ce qu’ils faisaient, et ensuite de leur donner à voir autre chose.

 

L’exemple de Traction Avant est suivi par d’autres groupes de la région, tels les B. Boys Breakers à Rillieux-la-Pape qui sont encouragés par le directeur de la MJC locale à travailler avec un chorégraphe contemporain. Puis, des anciens stagiaires de Traction Avant fondent leurs propres compagnies : Accro’rap à Saint-Priest (avec Samir Hachichi Mourad Merzani, Kader Attou), qui travaillera avec Maguy Marin, la Compagnie Fradness à Chambéry (1994) où Traction Avant organise de nombreux stages et travaille avec les écoles. Fred Bendongué crée la compagnie Azanie (1992) avec le percussionniste Areski Hamitouche et l’administrateur Sylvain Malleval. D’Accro’rap se détachera Käfig (créée à Chambéry par Mourad Merzouki en 1996 puis installée à Saint-Priest en 1997).

 

Les membres de BBoys Breakers en train de danser lors d'une répétition
B-Boys Breakers© Jean-Pierre Thorn // Numélyo

 

Vient ensuite un début de reconnaissance du hip-hop par les institutions culturelles, avec comme points forts un spectacle montré à l’Opéra Comique de Paris en juin 1992, et, cette même année, la naissance de ce qui deviendra les rencontres Danse-Ville-Danse, à Villefranche-sur-Saône. Cet événement, initié conjointement par le Fond d’Action Sociale, la Direction Régionale des Affaires Culturelles et Inter Service Migrants, aura lieu pour sa deuxième édition en 1993 à la Maison de la Danse de Lyon et inaugure une collaboration suivie avec des danseurs et chorégraphes de l’agglomération Parallèlement des danseurs hip-hop commencent à intégrer des compagnies de danse contemporaine (Karine Zaporta, Maryse Delente, José Montalvo, etc.)

La volonté, exprimée par Notargiacomo, « d’éviter l’enfermement de cette forme d’expression dans une culture de ghetto[2] », en confrontant le hip-hop a d’autres formes artistiques, a des implications considérables. En faisant communiquer le hip-hop, forme artistique non reconnue comme telle par les institutions culturelles dans les années 1980, avec la danse contemporaine bien entendu parfaitement reconnue pour sa part, on permet à des danseurs de faire reconnaître leur travail, on leur permet de se professionnaliser et d’accéder à des scènes qu’ils n’auraient pu convoiter à partir de la seule pratique du hip-hop.

Les groupes qui se dirigent du hip-hop vers la danse contemporaine sont « dans une logique de professionnalisation », expliquent certains acteurs institutionnels. On pourrait néanmoins se demander si ce passage n’est pas plutôt une voie obligée pour obtenir une reconnaissance institutionnelle, un soutien aux créations, etc., autrement dit, le seul mode de professionnalisation possible alors que le hip-hop en tant quel tel (ce qui est appelé le « hip-hop pur et dur ») reste peu reconnu ?

Ce manque de reconnaissance se mesure également à l’attitude fréquente des acteurs institutionnels, qui voient dans le hip-hop davantage un moyen d’occuper ou d’intégrer des populations dangereuses qu’un mouvement artistique, attitude qui est parfois très clairement exprimée :

 

La danse hip-hop a l’immense mérite de canaliser des énergies, de développer des aptitudes, d’éveiller une affirmation de soi et des curiosités, de faire accepter des disciplines (horaires, hygiène, effort, respect des partenaires et des publics, etc.) En un mot, elle sociabilise dans un mélange de culture et de plaisir, ce qui est en soi, formidablement appréciable. (Par rapport au rap, étude réalisée par André Videau, 1994, ADRI)

 

Cette attitude suscite une amertume chez tous ceux qui ont été convaincus de l’importance culturelle du mouvement, et encore au sein de compagnies comme Alexandra N’Possee qui ont remarqué le peu d’intérêt de leurs partenaires pour la création artistique. Dans cette logique, le hip-hop semble être soutenu au même titre que toute activité qui contribue à l’intégration sur les quartiers. Pour les directeurs et animateurs des MJC, le hip-hop et le rap paraissent en effet autrement plus mobilisateurs pour les jeunes que le ping-pong ou les sorties canoë. Une administration comme Jeunesse et Sport a également découvert dans les années 1990 l’intérêt de la promotion d’activités liées au hip-hop, qui n’excluent pas les filles contrairement à la plupart des sports pratiqués en banlieue. Selon Notargiacomo, se référer au hip-hop permet aux travailleurs sociaux de monter des projets avec des moyens financiers importants mais la majorité de ces projets ne se placent pas dans une démarche de création. 

La scène hip-hop est traversée de conflits. Dans un débat que le réalisateur Jean-Pierre Thorn considère comme nécessaire et moteur, s’opposent ceux qui considèrent le hip-hop comme un langage ouvert à des évolutions vers d’autres formes artistiques (conception qu’exprime par exemple Fred Bendongué), et ceux qui cherchent à préserver une intégrité du hip-hop, qui passe d’abord par une fidélité à des techniques. Alors que les premiers choisissent la voie de l’intégration, ont renoncé à toute forme agressive de critique sociale et se placent plutôt dans un propos consensuel et humaniste, les seconds, les « purs et durs du hip-hop », se placent dans un discours de révolte contre une société injuste et inégalitaire ; certains en appellent à la violence (groupe Assassin, NTM à ses débuts, Ministère Amer).

Ils sont néanmoins confrontés à des contradictions, liées à la médiatisation du rap et à sa promotion commerciale : des rappeurs peuvent ainsi prôner la révolte contre l’injustice et la misère sociale tout en tirant les fruits économiques de ce discours. Ils ont tendance à mythifier leurs origines noire ou maghrébine, ce qui est une forme de réponse à une domination ressentie, et en tout état s’accorde mal au discours institutionnel sur l’intégration[3]. Dans les deux camps, on revendique une fidélité à ce qui est appelé l’esprit du hip-hop.

[3] Placer des groupes sociaux en bas d’une hiérarchie sociale et rejeter leurs valeurs, peut amener ceux-ci à renverser à leur profit, au moins sur le plan du discours, cette hiérarchie qui leur est imposée. Le hip-hop devient alors « la plus belle branche de l’arbre de l’art », selon une expression que l’on peut entendre dans Génération hip-hop de J.-P. Thorn, un moyen de produire une image de soi très positive et valorisante.

 

 

Ce débat existe sur l’agglomération lyonnaise, mais il semble plus largement opposer les Lyonnais (auxquels on pourrait joindre les Marseillais d’IAM en rap), davantage ouverts au changement, et les Parisiens, davantage soucieux de préserver une « intégrité » du hip-hop. La comparaison que dresse Thorn des scènes lyonnaise et parisienne est à ce titre frappante.

Pour certains artistes issus de Traction Avant, le hip-hop a été une plate-forme de départ, une première formation à la danse, pour se lancer ensuite dans la danse contemporaine, ce qu’illustre le parcours de Samir Hachichi, qui travailla à New York pendant deux ans auprès de Merce Cunningham et eut une période très marquée par la danse contemporaine. Néanmoins, le lien avec le hip-hop n’est pas rompu, car cette forme artistique se rattache à une origine sociale que l’on peut difficilement abolir : Samir Hachichi lui-même fait un retour au hip-hop – moyen, selon Notargiacomo, de montrer qu’il n’a pas déserté son origine. De son côté, Fred Bendongué est allé rechercher les origines du hip-hop, ce qui l’a amené à la capoeira brésilienne.

Il semble que les « purs et durs » du hip-hop, qui manifestent une méfiance vis-à-vis d’une incorporation à la danse contemporaine, soient rejetés par les institutions culturelles. Michelle Luquet de la Maison de la Danse explique qu’« il y a toujours eu des sectaires et des intégristes, cela ne nous intéresse pas ; la seule chose qui compte, c’est la qualité des groupes ». Le rap le plus critique envers la société française et hostile aux compromis avec la culture savante n’est pas reconnu par les institutions - ce qui peut sembler logique ; et d’ailleurs ce mouvement ne cherche pas nécessairement une reconnaissance.

Si le rap existe sur l’agglomération lyonnaise, c’est surtout grâce à des lieux privés.

 

Il y a des choses qui se sont passées à Lyon, mais dans l’underground, jamais soutenues par la ville, mais par le secteur privé, c’est-à-dire les discothèques, le Kool K, puis le Fish, la Marquise, le Soho, le 115. C’est là qu’ont lieu les soirées hip-hop, les présentations d’album. En 1995, IPM avait monté un label, La Lyonnaise des Flots, et organisé des concerts au Transbordeur. En termes de media il n’y a rien, à part la revue version 6.9 sur le hip-hop, éditée par une association de Rillieux-la-Pape. Quant à 491, ou Lyon Capitale, ils ne s’intéressent pas au hip-hop et en tous cas pas au rap Myriam Kanou, manager du groupe de rap lyonnais Color (créé en 1995)

 

Très peu de rappeurs peuvent vivre de leur art, malgré le travail de quelques MJC, et ils sont beaucoup moins nombreux que les danseurs à bénéficier du statut d’intermittent du spectacle ; la plupart doivent avoir un autre gagne-pain[4].

La reconnaissance du hip-hop, et plus encore concernant la danse, son importation partielle dans un langage dominant, celui de la danse contemporaine, a plusieurs conséquences, à la fois sur ce langage lui-même, ses fonctions, mais également en ce qui touche son mode de diffusion et ses publics : alors que le hip-hop était une pratique de groupe, sa reconnaissance va amener à reconnaître des individualités. Ceci était déjà en germe dans l’action de Traction Avant :

 

On a travaillé sur l’identité artistique de chacun, pour que chaque danseur invente sa propre démarche, c’est pour ça que la différence est considérable entre le parcours de Fred Bendongué, le parcours de Samir Hachichi (Notargiacomo). 

 

Cette logique individualisante a été favorisée ensuite par les institutions culturelles, le Ministère de la culture ayant tendance à indexer la légitimité d’une compagnie à la notoriété d’un danseur-chorégraphe. Notargiacomo va jusqu’à suggérer qu’une compagnie qui ne met pas en avant le travail d’un créateur est perçue par les institutions culturelles comme œuvrant dans le domaine du socio-culturel ;

 

  • la danse elle-même s’est modifiée, elle est moins liée à une recherche de performance physique, d’effets, se trouve être davantage chorégraphiée, mise en espace, avec production de récits; elle incorpore des éléments issus de la danse contemporaine, de danses traditionnelles, etc.;
  • alors que dans le hip-hop un même individu pouvait alterner la pratique de la danse, du rap, du graf, la reconnaissance de cette culture et sa professionnalisation s’accompagnent d’une tendance au cloisonnement des pratiques, danse, musique, expression plastique;
  • alors que l’apprentissage de cette danse et sa transmission se faisaient parfois à la télévision, mais surtout dans la rue ou sur des scènes improvisées, particulièrement à travers les battles ou défis - confrontations qui permettaient des échanges de techniques -, on est passé, pour la jeune génération, à une transmission surtout par cours et stages en MJC, ce qui induit selon Thorn un risque de ne plus voir dans la danse hip-hop que ses aspects techniques.

 

Quant à ceux, qui, issus de la première génération du hip-hop français, ont réussi à percer en liant cette pratique à la danse contemporaine, ils peuvent transmettre leurs créations par le biais de partitions. Ce mode de transmission est symptomatique du passage d’une culture populaire à une culture savante. Néanmoins, il ne faut pas sous-estimer l’avantage qu’apporte cette pratique nouvelle pour le hip-hop, puisque les pièces qui sont créées peuvent ensuite être réinterprétées, réappropriées et enrichies par des chorégraphes.

 

  • Le public se transforme. Remarquons en toute rigueur que quand le hip-hop émerge, la question du public ne se pose pas, puisque selon qu’ils forment le cercle où qu’ils dansent au milieu, les breakers sont soit danseurs soit assistent à la performance. Le hip-hop a trouvé un écho auprès des adolescents et des jeunes adultes bien au-delà des périphéries urbaines, et les stages hip-hop dans les centres-villes, à Lyon, comme ailleurs, recrutent des jeunes de toutes provenances sociales. La spontanéité de cette danse, son énergie, son humour, sa beauté, ont donc séduit très au-delà du cercle initial de ses pratiquants. Partant de là, certaines compagnies ont développé un travail visant à intégrer des amateurs et néophytes à des spectacles, en se basant sur le principe donné par le Défilé de la Biennale de la Danse de Lyon.

[4] Le premier lieu hip-hop à Lyon, fut, au début des années 1990, le Kool K, une salle privée hip-hop à la Croix-Rousse où l’on dansait, chantait, et qui accueillit pour la première fois IAM à Lyon. MCM est le premier collectif de musiciens de rap à avoir vu le jour sur l’agglomération lyonnaise en 1989 ; puis au début des années 1990, on trouve le fulgurant DNC, Défendant Notre Cause, qui mêle danse et chant, IPM, puis Melting Family à la Croix-Rousse, Color, Anonyme IF, Sixième Sens, avec au total, une cinquantaine de groupes rap sur l’agglomération.

 

 

Les institutions culturelles comprirent également assez tôt l’intérêt de programmer des spectacles hip-hop : ainsi, un spectacle hip-hop montré à la Maison de la Danse de Lyon en 1989 attira un public qui aux trois-quarts n’avait jamais mis les pieds dans cette institution ; une enquête auprès du public révéla un potentiel de public existant et la possibilité de diversifier les publics en programmant du hip-hop. Selon Michelle Luquet, les gens qui assisteront aux spectacles des différentes éditions de Danse-Ville-Danse seront pour partie des abonnés, pour partie des jeunes venus de la périphérie de l’agglomération.

 

  • La reconnaissance du hip-hop induit un changement de fonction et une moindre dimension revendicatrice et critique. Les pionniers du mouvement hip-hop, aux Etats-Unis comme en France, ont perçu ce que signifiait la reconnaissance institutionnelle du mouvement. Alors que le rap résume tout un mode de vie pour un môme du Bronx (et les rappeurs, danseurs, graffeurs en France conçoivent bien le hip-hop comme un mode de vie, une philosophie de la vie), il ne peut être qu’une curiosité culturelle pour un public issu d’autres contextes sociaux, impliquant un lien de nécessité bien moindre.

 

Qu’il soit apprécié en tant qu’« art », pour sa « qualité artistique », hors du contexte où il trouve sa signification et sa fonction sociale[5], ou en tant qu’objet exotique et folklorique du fait d’une provenance (« la banlieue ») qui n’est utilisée que comme un label, le hip-hop reste dans les deux cas apprécié sur un mode tout à fait étranger à la fonction sociale qu’il pouvait avoir dans son contexte d’émergence.

La tendance au désengagement semble corrélative à la reconnaissance institutionnelle du hip-hop. Notargiacomo se déclare ainsi « frappé par le fait que les gens du hip-hop ne sont pas impliqués dans des combats importants, comme les sans-papiers, alors que de fait ils devraient être les premiers sensibilisés. Il ne faut pas seulement chercher à sauver sa peau ». On peut remarquer que l’engagement se manifeste alors de manière très nuancée et euphémisée, dans de nombreux spectacles qui délivrent un appel au dialogue entre les cultures et développent le thème de la richesse de l’échange ;

 

  • Enfin, la reconnaissance du hip-hop permet aujourd’hui à plusieurs compagnies de mener un travail de création sur l’agglomération, travail qui s’inscrit dans la ligne d’ouverture de Traction Avant. Ces compagnies assurent leur survie économique en développant un important travail de formation (stages, ateliers, etc.), et recherchent une consécration artistique par leurs créations.

 

Les institutions culturelles de l’agglomération lyonnaise ont fait un pas important dans la reconnaissance du hip-hop, ce dont témoignent la programmation de la Maison de la Danse et le Défilé de la Biennale de la Danse. Mais il faut peut-être, comme le suggèrent autant Thorn que Notargiacomo, compagnons de route attentifs du mouvement hip-hop, penser non plus en termes de démocratisation culturelle, mais de démocratie culturelle, ce qui suppose la reconnaissance de la spécificité de cultures au sein de l’espace français.

On pourrait ajouter que reconnaître de plein droit le hip-hop, non seulement en tant qu’art mais aussi pour sa fonction sociale, reviendrait à reconnaître un droit à la diversité culturelle, à reconnaître également que tout individu participe à la culture de son groupe culturel (au sens anthropologique), ce qui nous amène fort loin de l’idée de démocratisation culturelle, qui repose au fond sur l’idée qu’il y a des gens avec ou sans culture, et qu’il faut amener le plus grand nombre à « la culture » (au sens plus ou moins implicite de « la haute culture »). Selon Jean-Pierre Thorn, il y a donc urgence à faire une place au hip-hop et à laisser s’exprimer librement tous les courants qui traversent notre société, en leur donnant accès aux structures culturelles.

[5] Malgré quelques évolutions, cette logique reste encore celle des grandes institutions culturelles. À la Maison de la Danse, Michelle Luquet explique que « seule importe la dimension artistique, la qualité artistique. Parler du hip-hop ou de l’origine du hip-hop ne m’intéresse pas, cela n’a aucun intérêt, ce qui importe pour nous ce sont les créateurs. Pour nous, le hip-hop c’est la danse contemporaine d’aujourd’hui ».