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Gaëtan Brisepierre : « Il ne suffit pas de créer des dispositifs pour changer les pratiques des individus »

Interview de Gaëtan Brisepierre

Portrait de Gaêtan Brisepierre
Sociologue, fondateur du cabinet de sociologie GBS

Sociologue et fondateur du cabinet de sociologie GBS, Gaëtan Brisepierre travaille principalement sur la transition écologique et énergétique du bâtiment. Ses recherches visent à éclairer et accompagner les acteurs publics et privés sur les conditions sociales et organisationnelles de ces transformations.

Il a notamment réalisé des travaux sur l’appropriation des services de suivi des consommations d’énergie, le transfert de pratiques environnementales domicile/travail, ou encore sur la décision de rénovation énergétique des copropriétés.

Dans cette interview, il revient sur les enjeux du changement de pratique et de sa massification.

Réalisée par :

Date : 02/11/2020

Dans vos publications, vous parlez de changements de pratiques. Faites-vous une différence entre changement de comportement et changement de pratiques ?

Le terme comportement tend donc à individualiser un peu le processus de « changement de comportement » alors que j’estime qu’il s’agit d’un changement à différentes échelles, à la fois individuelles mais aussi politiques et organisationnelles, dans les normes des groupes d’appartenances des individus

J’utilise en effet peu l’expression « changement de comportement », qui est plutôt issue de la psychologie sociale. Pour moi, le terme comportement renvoie davantage à la notion de gestes, ou en tous cas à des actions très précises dans le quotidien, comme si on pouvait isoler les gestes sur lesquels on souhaite agir du contexte dans lequel ils ont lieu. J’emploie davantage le terme « pratique », parce qu’à mon sens il est plus large, il permet d’insister sur le contexte mais aussi d’intégrer ce qui relève plutôt des décisions.

Le terme comportement tend donc à individualiser un peu le processus de « changement de comportement » alors que j’estime qu’il s’agit d’un changement à différentes échelles, à la fois individuelles mais aussi politiques et organisationnelles, dans les normes des groupes d’appartenances des individus. De plus, l’accompagnement au changement de comportement sous-entend pour moi de déployer nécessairement des dispositifs qui ont pour but de provoquer ou favoriser des changements chez les individus. Or, en parlant de changement de pratiques, je trouve que cela permet davantage d’inclure aussi les processus spontanés, sans forcément de dispositifs, qui peuvent conduire les personnes à changer leurs usages.

À mon sens, ces changements peuvent provenir de l’individu lui-même, sans intervention externe. J’ai par exemple travaillé ces dernières années sur ce que nous avons appelé les transferts de pratiques environnementales domicile-travail : des personnes sont des « transféreurs », qui répliquent les gestes qu’elles font chez elles, notamment en matière d’économie d’énergie et de tri sélectif, sur le lieu de travail, et ce sans dispositif qui les y incite.

À partir de ce constat, quels sont les enjeux du changement de pratiques des individus ?

Il y a plusieurs étapes et enjeux pour parvenir à un changement de pratiques pérenne. Ce qui est déjà important de souligner, c’est qu’un dispositif seul ne suffit pas pour qu’une nouvelle pratique s’ancre dans le long terme et surtout se généralise, il faut le contextualiser et l’intégrer dans un ensemble de démarches, qui doivent aussi permettre à l’individu de changer seul.

En général, un changement de pratiques massif commence toujours avec une population faible, marginale, très sensibilisée ou investie sur un sujet, qui adopte de nouvelles pratiques, parfois radicales. Ensuite les acteurs publics ou associatifs détectent ces changements et créent des dispositifs pour les accompagner et les inciter davantage. Enfin, il faut parvenir à les massifier, ce qui représente l’étape la plus difficile, c’est-à-dire faire en sorte que les nouvelles pratiques se diffusent à la majorité de la société., et éviter qu’elles restent marginales, voire disparaissent.

En quoi la massification des changements est-elle difficile et comment y parvenir ?

La massification d’un changement de pratiques n’est possible selon moi que par un vrai changement organisationnel, donc au-delà du changement de comportement. Il s’agit d’implémenter la volonté d’une transformation des pratiques massives au sein d’un programme politique ou d’une organisation, permettant de multiplier et coordonner des modes de faire

La massification se joue dans l’articulation entre les échelles d’action individuelles, sociales, organisationnelles, et politiques. C’est cette articulation qui est difficile à réaliser.

À partir du moment où on fait la preuve qu’il y a des gens qui sont intéressés par un changement, comment est-ce qu’on embraye avec une offre – privée ou publique – qui cadre davantage ce changement ? Comment toucher des cibles qui ne sont pas sensibilisées ou pas du tout intéressées par ces nouvelles pratiques ? Comment créer des modalités du changement moins engageantes ou moins radicales que les premières initiatives individuelles ou groupales, très engagées ? Et donc, comment abaisser le coût (cognitif, économique, symbolique…) du changement demandé ? Il faut aussi penser aux moyens de mettre en valeur ce changement et de l’implémenter dans les différentes sphères de vie des individus, pour limiter les dissonances cognitives entre domicile et travail par exemple.

Pour donner un exemple, il y a des individus, voire des groupes d’individus, qui rejettent fortement les publicités affichées, parce que leur production et affichage gaspillent beaucoup de ressources et parce qu’elles incitent à consommer davantage. Certains de ces individus ou groupes taguent les publicités présentes dans l’espace public, les décrochent ou même éteignent les néons et écrans publicitaires. Il s’agit d’initiatives individuelles, ou de petits groupes, donc de pratiques marginales. On peut tout de même considérer qu’il y a beaucoup plus de personnes qui sont gênées ou mal à l’aise avec le fait de recevoir ou d’être en permanence soumis à des publicités. D’où la création des « stop pub » à accoler sur les boîtes aux lettres. Il s’agit d’une mesure plus massive et moins radicale pour permettre à ceux qui le souhaitent de limiter la publicité reçue et, d’une certaine manière, d’agir pour réduire l’impression de publicités. Cela dit le « stop pub » reste une action individuelle. Pour limiter davantage la présence de publicités affichées, si on estime que c’est un enjeu important, il faut passer à une échelle supérieure, qui demande des mesures organisationnelles ou législatives : certaines villes ont par exemple interdit les publicités sur leur territoire. La combinaison de ce type d’initiative permet de créer une cohérence sociale autour de sujets et d’actions qui étaient à la base marginaux et individuels.

Il ne suffit donc pas de créer des dispositifs pour aider ou accompagner des personnes qui auraient envie de changer. Ce sont bien sûr des étapes importantes et nécessaires, qui débutent à la détection des normes émergentes, puis à la création de dispositifs facilitateurs de comportements. Mais la massification se joue à l’échelle au-dessus, pour sensibiliser et agir sur l’ensemble d’une société.

La massification d’un changement de pratiques n’est possible selon moi que par un vrai changement organisationnel, donc au-delà du changement de comportement. Il s’agit d’implémenter la volonté d’une transformation des pratiques massives au sein d’un programme politique ou d’une organisation, permettant de multiplier et coordonner des modes de faire.

Sur quoi repose un changement de pratiques massif et durable ?

Pour engendrer un changement de long terme, il est nécessaire que les personnes aient une culture de ce qui consomme de l’énergie et de ce qui n’en consomme pas

Je peux répondre pour le cas de changements de pratiques en matière de consommation d’énergie, sur lesquels je travaille beaucoup, que ce soit il y a quelques années lors du déploiement des compteurs LINKY et GAZPAR ou dans mes travaux récents pour l’ADEME.

 

Image présentants les deux nouveaux compteurs intelligents Linky et Gazpar
© ENGIE

 

Lors de nos recherches, nous avons vu qu’il y avait un triptyque récurrent pour changer les pratiques : le processus cognitif et culturel, le processus social et le volet matériel.

Le premier pilier regroupe donc deux éléments : le cognitif comprend notamment toutes les informations et connaissances dont un individu dispose sur ses propres consommations d’énergie. Ces connaissances sont bien-sûr importantes, mais pas suffisantes. Pour engendrer un changement de long terme, il est nécessaire que les personnes aient une culture de ce qui consomme de l’énergie et de ce qui n’en consomme pas. Il faut qu’elles aient conscience des pratiques qui permettent de diminuer sa consommation énergétique ainsi qu’une capacité à auto-analyser sa propre consommation. Par exemple utiliser un wattmètre en parallèle de l’information transmise par le compteur LINKY (qui est une indication de la consommation globale du logement), pour déterminer quels appareils consomment le plus dans le logement. L’enjeu ici, c’est de prendre une habitude de réflexivité énergétique, et cela ne peut pas simplement passer par une information sur la consommation, d’où l’association de cognitif et de culturel.

Le second aspect fondamental pour un changement durable, c’est le volet social dudit changement. On ne peut pas changer durablement ses consommations d’énergie seul dans son coin. Les individus ont besoin d’une relation qui sera support au changement. Elle peut prendre des formes diverses : coaching par un expert au domicile, conseiller d’un espace info-énergie, accompagnement en petits groupes, organisé par un professionnel ou par les habitants eux-mêmes. Le dispositif Famille A Energie Positive (FAEP), devenu DECLIC, est un excellent exemple de ces dynamiques sociales, et du fait que les groupes soutiennent et valorisent les changements de pratiques.

Le troisième volet du triptyque est le matériel (et sa qualité) indispensable à la réduction de la consommation énergétique. La pérennité du changement de pratiques demande de modifier le système d’objets énergivores possédés par les individus, et donc de faire évoluer le matériel détenu. Cela peut être des évolutions assez basiques, comme de mettre en place une multiprise avec bouton ON/OFF qui permet à son possesseur de couper l’ensemble des appareils branchés dessus en un seul geste, plutôt que de les débrancher un à un. Le renouvellement du matériel peut aussi être le changement d’un vieux réfrigérateur pour un modèle plus récent et plus performant énergétiquement. Sans garder l’ancien comme appoint bien sûr ! C’est d’ailleurs là que la réflexivité énergétique dont je parlais prend tout son sens : il faut avoir conscience qu’il ne suffit pas d’avoir un réfrigérateur performant pour moins consommer, il faut se débarrasser de l’ancien et changer ses habitudes de consommation.

Les potentiels dispositifs créés pour aider à changer les pratiques ont intérêt à s’appuyer sur ces piliers, qui doivent s’articuler pour massifier le changement et l’ancrer dans la société. Les compteurs LINKY ou GAZPAR ne peuvent par exemple pas suffire à engendrer des pratiques de réduction de la consommation énergétique. Leur avantage, c’est qu’ils sont déployés à grande échelle, mais cela représente aussi un inconvénient : l’État ou les collectivités ne peuvent pas s’adapter et former et sensibiliser les individus à la culture de la réduction énergétique, qui doit venir en parallèle de ce déploiement. Il est important que les institutions publiques fassent le lien entre la mise en place des compteurs et des acteurs locaux plus à même de porter des discours de sensibilisation adaptés à chaque territoire spécifique. Ce peut être les bailleurs, les associations, etc., l’important étant de les mobiliser en parallèle.

Quelles actions ou dispositifs doit-on combiner pour parvenir à un changement pérenne et massif ?

L’important c’est davantage l’articulation des dispositifs plutôt que leur nature. Fondamentalement il n’y a pas de bons ou de mauvais dispositifs, il faut simplement qu’ils soient adaptés au contexte

L’important c’est davantage l’articulation des dispositifs plutôt que leur nature. Fondamentalement il n’y a pas de bons ou de mauvais dispositifs, il faut simplement qu’ils soient adaptés au contexte. Et comme je le disais, la création de dispositifs d’accompagnement au changement n’a pas à être automatique. Cela dit, j’identifie quatre grandes familles de dispositifs qui peuvent être combinés pour produire des changements de pratiques pérennes.

La première catégorie est très vaste et regroupe tous les dispositifs informatifs, par exemple les étiquettes de consommation d’énergie présentes sur les appareils électro-ménagers : cela transmet une information visant à sensibiliser ou orienter le choix de l’appareil. J’inclue aussi la plupart des nudges, en tous cas ceux qui sont visuels ou qui transmettent une information pour inciter une action.

 

Image représentant la classe énergétique d'un lave-linge
© Wikipédia

 

La seconde famille regroupe des dispositifs de changement de comportement à proprement parler, par exemple ceux qui reposent sur des communautés ou sur la capacitation de groupe. Je pense notamment aux dispositifs comme Famille à Énergie Positive (FAEP). Ils demandent un engagement assez fort d’individus volontaires mais ancrent des pratiques durablement si l’accompagnement et le suivi sont bien effectués. Ce type de dispositif n’agit en revanche que sur un faible nombre d’individus.

La troisième famille de dispositifs, selon moi, comprend tous les objets techniques qui peuvent être facilitateurs de changements de pratiques. C’est le cas des compteurs LINKY et GAZPAR qui permettent d’avoir un suivi de sa consommation d’électricité ou de gaz en temps réel et qui peuvent être couplés à d’autres supports prodiguant des conseils pour réduire sa consommation énergétique (même si ce n’est pas leur vocation originel). Plus largement, l’achat de tout nouvel appareil ou autre objet entraîne un changement via l’interaction avec d’autres pratiques. Quand on adopte un nouvel objet, il y a une forme de contrainte qui s’exerce sur le comportement d’usage de celui-ci : il est fait pour fonctionner et être utilisé d’une manière précise, qui peut cependant parfois être détournée.

La quatrième catégorie de dispositifs concerne tout ce qui relève de la réglementation, législation ou incitation économique. Par exemple, la taxe carbone peut, à moyen ou long terme, susciter des changements de pratiques.

Existe-t-il une catégorie plus effective que l’autre ?

La massification d’un changement est liée à la dernière famille, celle des actions coercitives. Les trois autres reposent d’une façon ou d’une autre sur une forme soit de volontariat soit de rationalité de l’individu

L’articulation entre ces 4 familles permet selon moi de changer les pratiques de façon pérenne, parce qu’elles sont complémentaires. À mon sens d’ailleurs, la massification d’un changement est liée à la dernière famille, celle des actions coercitives. Les trois autres reposent d’une façon ou d’une autre sur une forme soit de volontariat soit de rationalité de l’individu par rapport à l’objectif qui sous-tend le changement souhaité, or on ne peut pas compter uniquement sur des actions individuelles ou sur la rationalité de chacun. 

 

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