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France 2017-2019 : le retour vers le futur ?

Illustration représentant une flèche cyclique

Article

Dans ce texte, Philippe Dujardin, politologue, analyse la situation politique inédite de la France, induite par l’élection d’Emmanuel Macron.

Il opère d’une part, en questionnant les relations paradoxales de la rupture et de la continuité et, d’autre part, en invitant à considérer le passé, non comme poids ou frein, mais comme ressource et force.
Date : 26/02/2019

"Revenir en arrière est-il la condition d’un aller en avant ?" Le paradoxe ne relève pas de la plaisanterie facile. Le paradoxe n’est, en fait, qu’apparent et mérite la plus grande attention. L’histoire n’est-elle pas, en effet, pleine de ces "retours à" qui sont censés, libérant le présent, ouvrir un futur faste. C’est qu’une conception unilatéralement linéaire de l’histoire est indigente. Celle-ci se cale bien plus sûrement sur ce que le français désigne grammaticalement comme un "futur antérieur". Si cette proposition est recevable il convient alors d’apprécier la puissance inertielle du passé qui informe le présent et augure déjà un futur. Mais il convient, aussi, d’interroger la nature de ces appels à un passé originaire que lancent des acteurs historiques visant à se libérer d’un passé proche jugé funeste.

La situation politique de la France permet de mettre à l’épreuve cette interrogation sur les relations paradoxales de la rupture et de la continuité. Elle permet aussi de questionner l’avantage que l’on peut avoir à faire appel au passé tenu, non comme poids et charge, mais comme ressource et force.

 

"Comme une flèche, sa trajectoire fut nette. Jeanne fend le système"

Celui qui caractérise et condense ainsi le parcours de Jeanne d’Arc, le 8 mai 2016 à Orléans, est bien celui qui, un an plus tard, à la surprise de tous, est élu président de la République. Surprise justifiée, indéfiniment réverbérée et commentée, car il est indéniable qu’il a opéré de main de maître, déjouant pronostics et sondages, ridiculisant adversaires et anciens alliés, tendant vers la victoire, et l’atteignant, "comme une flèche". L’assurance, l’habileté, pour ne pas dire le génie tactique du personnage, impressionnent. Mais est-il celui qui, à l’instar de son modèle, peut prétendre "fendre le système" ? Ou bien est-il l’acteur d’un système dont il exploite au mieux les points de singularité ? Points de singularité qui ont trait aussi bien aux conditions d’accès au pouvoir, qu’aux conditions institutionnelles et idéologiques de son exercice dans la France contemporaine.

 

La singularité des conditions d’accès au pouvoir

Celles-ci tiennent, en ces mois qui courent du printemps 2016 au printemps 2017 à un double processus de délitement.

Le présidentialisme exacerbé de Ve République a bien eu raison du "régime des partis", en pleine conformité avec les intentions de son fondateur. Mais De Gaulle visait, dans le fil du discours de Bayeux, la maîtrise des partis sur les institutions parlementaires de la IVe République. De Gaulle ne pouvait cependant ignorer que le parti ou les partis supportant sa propre cause, mais tout aussi bien ceux qui la combattraient, seraient atteints de cette maladie qui caractérise les formations partisanes soumise à la domination de la fonction exécutive : l’asténie. Mais pouvait-il se figurer que les uns et les autres, de droite et de gauche, seraient atteints d’un syndrome, proprement mortel, induit par la course effrénée à la fonction présidentielle et amplifiée encore par la procédure des primaires ? Cette procédure, inspirée à tort de l’exemple américain, actualise, sous motif "démocratique", une impotence : celle d’une incapacité à ordonner une stratégie collective. Là où cette dernière fait défaut, proliférent lesdites "écuries" de prétendants à la fonction présidentielle. Au terme des sélections successives le vainqueur de l’élection se présentera bien comme "le président de tous les Français". Mais il aura été, en premier lieu, celui qui a vaincu les membres de son propre parti prétendant à la même fonction. Le schisme et la division prévalent mécaniquement sur l’unité ; la fronde prévaut mécaniquement sur la discipline.

Tels sont les effets de la transformation d’institutions initialement pensées comme une "rationalisation du système parlementaire" et tendant, de fait, depuis 1961, à se muer en ce que Maurice Duverger qualifia, dès 1974, de "monarchie républicaine". Et tandis que, sous l’effet de cette configuration, les formations partisanes se rendaient complices de leur propre destruction, les principes de leur cohésion interne se défaisant, s’affichait au grand jour leur faiblesse doctrinale. Longtemps arrimées aux schèmes convenus de l’opposition entre libéralisme et collectivisme, régimes autoritaires et régimes représentatifs, canons hérités de la première moitié du 20e siècle, les formations partisanes, de droite comme de gauche, se sont avérées incapables d’ordonner leurs représentations et positions au regard d’un enjeu renouvelé par ses conditions de mise en œuvre : soit le rapport de principe au marché et le rapport à un marché désormais mondialisé ; mais aussi au regard d’enjeux nouveaux : ceux de l’unification européenne et ceux de l’écologie, notamment.

 

La singularité des conditions d’exercice du pouvoir

Les conditions, négatives, de ce double délitement ont permis que se réalise une sorte de ruse de l’histoire. Le dispositif de l’hyper personnalisation de la fonction présidentielle a rendu possible l’accès au pouvoir d’un homme à peine quarantenaire, ne disposant que de la légitimité de l’exercice de fonctions ministérielles, non tenu par la règle de fidélité à un parti institué concourant à l’affrontement binaire du second tour de l’élection présidentielle. L’accès au statut de chef d’Etat a bien eu, cette fois, pour condition et pour effet, qu’au régime binaire convenu d’un affrontement de la gauche et de la droite se substitue une configuration ternaire, gauche et droite se trouvant marginalisées par une coalition des centres. Mais aussi, on ne saurait trop négliger ce point, les conditions de cette élection hors normes ont voulu que plus de 30% des votants accordent leurs préférences aux candidats des partis dits anti système, le Front national et les Insoumis.

Il résulte de cette étrange configuration une triple faiblesse. La première a trait à la nature de la représentation faisant fonction de majorité parlementaire. Celle-ci est numériquement massive, mais est grevée par le caractère composite de l’agrégation constituée et par le mode d’obédience qu’elle doit à celui qui l’a rendu possible. L’allégeance à un homme n’a jamais fourni les conditions d’une stratégie politique ou d’un travail programmatique, et moins encore dans un contexte où le titulaire de la fonction exécutive suprême entend l’assumer sur un mode "jupitérien". La seconde faiblesse s’en déduit : la majorité présidentielle, coalition inédite, n’a pour boussole doctrinale que le "carré magique" du "Ni, Ni, Et, Et" que l’on peut entendre comme un "Ni droite, Ni gauche, Et droite Et gauche". La troisième est que la configuration anti-système, vaincue sur le mode électoral, mais disposant désormais de moyens redoutables d’action sur l’opinion et les modes de mobilisation extra-parlementaires, est en situation de mettre à mal les institutions représentatives elles-mêmes.

 

Une singularité doctrinale française

Au moment où s’écrit ce texte (printemps 2019), ce qui est apparu comme "ruse" jouant à l’avantage d’un monde dit "nouveau", laisse place à un étrange dégrisement. Le rond-point a préempté l’hémicycle et la salle des fêtes communale les salons et bureaux du "château" élyséen. On peut se réjouir qu’un président jupitérien, retroussant les manches, débatte des heures durant avec les représentants du plus modeste échelon de la vie civique, la commune. Ou s’entretienne avec de jeunes adultes et adolescents dans une cité de moins de 2000 habitants du Morvan. Il n’en reste pas moins que cet effet de "culbuto" est la marque d’une autorité inquiète, sinon de sa légitimité, du moins de sa popularité et de sa capacité à réformer ; et qu’il ne nous instruit aucunement sur la consistance que l’on peut prêter audit "carré magique".

L’argument que l’on peut, toutefois, faire entendre est que l’emploi dudit carré magique n’est pas neuf. Qu’il relève même d’un lignage idéologique et politique aisément repérable dans l’histoire politique du pays : celui du Radicalisme. C’est bien au premier parti formellement constitué en France, le Parti républicain radical et radical-socialiste (1901), que l’on peut imputer l’usage du "carré" ; pour autant que cette formation ait joué du consentement au marché mais du refus du tout-libéral, de l’appel constant au rôle de l’Etat tout en vouant l’étatisme et le collectivisme aux gémonies. Invoquer aujourd’hui les mânes des ancêtres radicaux ne manquera pas de faire sourire. Mais à ceux qui esquisseront ce sourire on demandera ce qu’il en fut du Gaullisme de la Libération et même du Gaullisme des premières années de la constitution de la Ve République, si on les étalonne sur la mesure du double rapport à l’Etat et au marché…

Mais surtout, on invitera ceux qui n’entendraient pas mettre du vin nouveau dans de vieilles outres, à prendre en compte, sur un spectre large, le phénomène des innovations. Ils pourront noter qu’un bon nombre d’entre elles se font par appel à une origine lointaine et se révèlent plus des ressourcements que des créations : que l’on considère le moment européen de ladite Renaissance, les constituants français de 1789 « drapés dans les toges romaines, ou les avant-gardes artistiques du 20e siècle tirant parti d’arts dits primitifs ; il s’agit, dans ces trois cas, d’inaugurer un futur en faisant "retour à" : c’est que la temporalité de l’innovation est bien, le plus généralement, celle d’un "retour vers le futur". En second lieu, on invitera les mêmes à demander compte au Radicalisme de sa source doctrinale, car il y en eut bien une, le Solidarisme, à l’initiative de Léon Bourgeois et à laquelle concoururent philosophes, sociologues et juristes éminents. Corps de doctrine subversif, puisqu’il rompt avec le paradigme de l’humanisme juridique des Lumières en disposant que l’homme ne naît pas avec des droits mais avec des dettes ! Dettes envers les générations passées et présentes, qui fournissent l’état de ses moyens, mais aussi dettes envers les générations à venir, au titre de l’accroissement souhaitable des biens reçus.  Corps de doctrine remarquable, qui a fourni l’étayage des lois sociales du départ du 20e siècle, de l’idéologie française du service public et, nec plus ultra, de la projection sur une échelle internationale, et à tout le moins européenne, de l’idéal de solidarité, puisque les solidaristes français furent d’éminents promoteurs de la Société des Nations.

Il s’avère que, contrairement à certaine opinion trop vite répandue, Emmanuel Macron n’est pas l’héritier du "socialisme libéral" de saint-simoniens visant, selon leur maxime, "l’amélioration matérielle, morale, intellectuelle de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre". Mais on peut suggérer que, à tout le moins, un puissant travail d’actualisation du programme solidariste serait profitable à ceux qui entendent gouverner "au centre". Deux communes du Rhône, Vaulx-en-Velin et Givors, partagent le privilège d’avoir dérogé à la devise républicaine en affichant aux frontons de leur mairie : Liberté, Egalité, Fraternité, Solidarité. Généraliser et actualiser cette exception pourrait être une nouvelle et heureuse singularité française.