Veille M3 / Réenchanter la nuit : la voie du conte
Veille M3 / Réenchanter la nuit : la voie du conte
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Alors que le secteur de la littérature jeunesse est l’un des plus créatifs du monde de l’édition, il offre un aperçu des « bagages » culturels avec lesquels évolueront les citoyens de demain, enfants d’aujourd’hui.
Cette littérature « enfantine » est sans doute l’une des dimensions de la culture contemporaine où l’on peut observer le plus aisément les symboles les plus archaïques être déformés, transformés, réformés, en miroir des évolutions de la société.
Avec Tout noir, de l’éditeur lyonnais indépendant Amaterra, la Petite Fille aux allumettes revient plus puissante, plus libre, moins soumise à la cruauté des adultes, dans une ville obscure transformée en labyrinthe initiatique.
Sur le fond, dans sa forme, cette fable contemporaine nous emporte dans une nuit encore magique, malgré les réalités sociales qui s’y expriment.
Et cela tient moins à la présence d’enchanteurs, d’ogres ou de fées, qu’à la sensibilité d’une enfant nous guidant vers un monde où, pour qui veut bien y croire, la fantasmagorie ne s’est pas éteinte.
Juriste trilingue (anglais-russe-chinois) et auteure indépendante
Thème récurrent de la littérature d’enfance et de jeunesse, la nuit est le plus souvent représentée comme une invitation au sommeil, à la construction de rituels du coucher, à la suspension du temps lumineux pour rentrer dans une pénombre apaisée par la nouvelle figure de la veilleuse, domestiquant la fantasmagorie nocturne. La nuit urbaine n’accueille dans son royaume que les enfants endormis. Les autres n’y sont pas invités.
À contre-courant de cette suspension du temps nocturne, Tout noir, album pop-up de l’éditeur lyonnais indépendant de littérature jeunesse Amaterra, plonge ses lectrices et lecteurs dans l’obscurité d’une mégalopole pour une revisite contemporaine de la Petite Fille aux allumettes de Hans Christian Andersen.
Rompant drastiquement avec la tragédie originelle de l’auteur danois, l’ouvrage mobilise la structure du conte pour proposer une lecture émancipatrice de la nuit, réelle ou onirique. Ce faisant, il rappelle la capacité de la littérature enfantine à interpeller les jeunes générations quant aux enjeux contemporains, déroulant au fil des pages les rapports complexes entre monde urbain, obscurité et lumière.
De la ville lumière à la métropole obscure : la fin d’une époque ?
La nuit tombe sur New York. Debout sur le toit de son immeuble, une petite fille regarde la ville éclairée. Elle est seule. Sa mère, qui travaille « quelque part dans cette fourmilière », la retrouvera à son retour, tranquillement endormie. Mais voilà, dans une ville au climat subtropical humide, les étés sont chauds et pluvieux. L’orage éclate, figeant la « ville qui ne dort jamais » dans le noir…
Un orage et quelques éclairs auront suffi. Une ville noire d’encre. Le black-out.
Un fantasme d’auteur ? Sans doute plutôt un écho à la chaotique panne de courant new-yorkaise du 13 juillet 1977, et une alerte. Ouragan, glissement de terrain, tempêtes, vagues de froid, sécheresse, chaleur, orages ne cessent de rappeler la vulnérabilité de nos mondes urbains, dont l’organisation et les modes de vie sont dépendants de la Fée Électricité. Aux États-Unis, entre 2003 et 2012, 679 pannes généralisées liées aux conditions météorologiques se sont produites, leur nombre ayant doublé en dix ans. Il n’y a pas toujours besoin d’un aléa exceptionnel, la récurrence, une intensité plus forte, la soudaineté peuvent faire basculer les jours, mais surtout les nuits dans l’obscurité, le froid, l’isolement et l’attente.
L’Europe et la France n’y échappent pas. RTE, gestionnaire du réseau de transport d’électricité, constate la hausse constante d’événements significatifs systèmes (ESS) depuis plusieurs années : de 31 en 2015 à 162 en 2022. Tout n’est pas imputable aux aléas climatiques, loin s’en faut, mais la tendance est là, avec son risque de pénurie de moyens de communication, de chauffage, de refroidissement, de transports, d’eau, de services publics essentiels, etc.
La vulnérabilité des réseaux de production et de distribution d’électricité inquiète désormais gestionnaires de réseaux et pouvoirs publics conscients que face aux risques, la prévention et la gestion des crises doivent se réinventer. Point d’attention particulier, l’interdépendance entre monde numérique et électricité. Le bon vieux téléphone RTC, qui résistait à une panne électrique, n’est plus, appelant à penser la résilience des réseaux et objets télécoms. En attendant, un peu de cire et un bout de bois enduit de soufre et de phosphore blanc restent une valeur sûre pour ne pas affronter seul les démons de minuit, les siens et ceux des autres.
Quand la nuit nous était contée… ou la figure de l’épouvantail
Faisant fi du noir, la petite fille se met en quête de sa maman n’écoutant que son cœur pour l’éclairer et trois allumettes perdues dans leur boîte.
Le géographe Luc Gwiazdzinski, explorateur de longue date de la nuit, rappelle dans son ouvrage La nuit, dernière frontière de la ville, qu’« au début des temps modernes, […] la civilisation européenne aurait cédé à une peur accrue de l’ombre. […] La nuit prend donc une part essentielle dans l’imaginaire comme matrice de terreur : c’est à ce moment que l’enfant a peur du loup, que les fantômes passent les murailles, que les sorcières et sorciers se rendent au sabbat en volant et que les profanations ont lieu ».
Mais les adultes ne sont pas en reste. Les contes populaires entretiennent l’imaginaire d’une nuit dans laquelle une personne respectable, de bonne morale, n’a que faire. Si avant l’éclairage artificiel, la nuit était segmentée entre repos et activités diverses, tout cela se passait au domicile. Les récits invitaient l’auditoire à rester dans l’espace protecteur du foyer, à ne pas risquer son âme auprès de créatures nocturnes mal intentionnées, malfaisantes, si ce n’est démoniaques… ou, à tout le moins, farceuses et espiègles. Les farfadets se moquent bien du chagrin de la mère de Rouge Caboche, nourrisson trouvé lors de leurs facéties nocturnes. Que faisait-elle donc à parcourir la lande à une heure aussi tardive ?
Dorénavant, ce n’est plus la crainte de rencontres surnaturelles qui cantonnent chacun chez soi, mais bien celle de rencontres faites de chair et d’os inconnus. La nuit, c’est supposément le moment de la transgression, celui de délinquants pouvant agir loin des regards, celui des populations marginales pouvant s’épanouir loin des normes dominantes… Un enfant dans la nuit est un délinquant en puissance, une proie ou une victime. Pourtant, c’est à un tout autre imaginaire de la nuit qu’invite ce conte contemporain.
Les contes, terreau d’une nouvelle approche de la nuit
Trois allumettes pour trois rencontres. La première pour faire d’un girafon apeuré un compagnon de route. En chemin, ils croisent les objets du quotidien devenus inutiles, téléviseur, radio, lampes s’échappant des vitrines. La seconde allumette pour un musicien de rue, cet « homme-de- rien » dont la musique « éclaire », « rassure » et « rassemble » les cœurs. Ensemble, ils parcourent la ville, arrivent dans un parc. La lueur de la troisième allumette trouve sa mère assise sur un banc, « le tablier encore serré autour de la taille ». « Elle attendait la lumière avec impatience », tout en donnant la main à une amie, car « ensemble, elles sont plus fortes ».
Contrairement à l’histoire new-yorkaise, ici pas pillages, pas de vandalisme, les rues sont paisibles. La nuit sans électricité est une nuit inattendue, inhabituelle. Il faut s’y plonger pour en redessiner les contours et les pratiques. Le girafon, animal diurne que la clôture électrique de l’enclos ne garde plus, s’est égaré. Tout comme le serval du zoo de Spay (Sarthe) une décennie plus tôt.
Lorsque téléviseurs, ordinateurs et téléphones ne sont plus là pour capter l’attention, le dehors reprend de l’attrait. Tout comme la figure de musicien acoustique, indifférent à cette pénurie d’électrons. Les objets électriques inutilisables s’escamotent, voués à la muséification, à un avenir de technologies zombies ou à disparaître. Devenue trame noire, la ville renverse les rôles, sommant les êtres humains de trouver leur place avec moins d’artifice.
Contrairement à sa mère et son amie, la petite héroïne de Tout noir n’est terrifiée ni par la ville, ni par la solitude, ni par la nuit, ni par la rencontre avec autrui. Pour les co-fondatrices de la plateforme de recherche et d’action Genre et Ville, l’urbaniste-designeuse Pascale Lapalud et la socio-ethnographe Chris Blache, « la peur des femmes dans l’espace public n’est pas tant la résultante de la réalité que d’une construction sociale, sociologique et historique. Et tout concourt à renforcer ce récit ». Affirmer la présence des femmes en ville, droit à la flânerie et pratiques de marches sensibles sont des voies de prédilection pour faire émerger de nouveaux récits, multiplier les narrations de la nuit, condition sine qua non pour changer la ville et ses pratiques.
Une ville la nuit : le décor trop inquiétant d’un livre pour enfant ?
Explorant les figures enfantines féminines des contes, le philosophe Fabrice Midal souligne l’importance de la fragilité dans la manière d’être au monde : « … quand on croit qu’on est le plus fort, au fond, on est assez faible parce qu’on est sûr de soi-même, on ne va pas se poser de questions. Le plus faible, il va devoir se poser des questions. Il ne sait pas d’avance. Il écoute la rencontre qu’il fait. Donc, s’il y a un personnage étrange qui vient le voir par surprise, il lui dit bonjour alors que les autres ne veulent pas écouter et du coup, c’est lui qui l’emporte ».Pour la spécialiste de littérature orale Bernadette Bricout, les contes sont ainsi une « école de la civilité », car ils permettent de rencontrer la différence.
Traditionnellement, la littérature enfantine se veut éducative, passeuse des normes sociales. Elle édifie adultes et enfants, elle moralise, joue de l’esthétique de la terreur, de l’horreur agréable pour prévenir des conséquences terribles qui attendent celles et ceux que le sociologue Howard S. Becker qualifierait de déviants. La petite fille d’Andersen ne peut échapper à son destin : sa mort tragique permet à l’auteur de dénoncer la vie misérable des ouvriers, l’indigence des enfants, l’indifférence des nantis, tout en promettant une vie au paradis pour les innocentes victimes. Et puis, progressivement, le conte devint un outil ludique et pédagogique.
Les histoires, et tout particulièrement les contes parce qu’ils savent rester allusifs, offrent des repères symboliques, des parallèles avec des émotions et des situations tant banales que singulières auxquelles s’identifier. Ainsi, Tout noir parle aux enfants de famille monoparentale. Il dit en creux les mères isolées, leurs difficultés à concilier temps de vies personnelle et professionnelle, il dit les horaires décalés, entrecoupés, partiels, les difficultés de garde pour des raisons financières ou d’isolement, la nécessité pour les enfants parfois de « se responsabiliser », de « grandir plus vite »…
Le parcours initiatique du héros du conte, avec sa dose de merveilleux, montre à l’enfant qu’il peut agir, trouver de l’aide, gagner la confiance d’autres personnes grâce à ses capacités à surmonter les obstacles. Infusant la littérature enfantine, la contre-culture des années 60 propose de nouveaux archétypes : les personnages gagnent en pouvoir d’agir, bousculent les rôles attribués à chacune et chacun, filles-garçons, parents-enfants, les stéréotypes du méchant et du gentil, pratiquent l’humour noir et la subversion.
Les Trois Brigands de Tomi Ungerer marquent ce renouveau, en combinant les représentations classiques de la nuit comme temps d’exactions de brigands tout de noir vêtus et celle d’une « rédemption », obtenue grâce à leur rencontre avec une petite fille qui ne les craint pas, là encore forte d’une innocence désinvolte.
D’ailleurs, ne peut-on pas supposer une forme de résilience telle que décrite par Boris Cyrulnik chez ses trois hommes sans attaches, sans scrupules, qui décident, après avoir accueilli une enfant abandonnée, de consacrer leur immense butin à l’édification d’une cité-refuge pour les orphelins du monde entier ? Le conte agirait alors autant pour rassurer les enfants — auditeurs — quant à la possibilité de trouver des alliés face aux difficultés, que pour rappeler aux adultes — lecteurs — que de leurs traumatismes aux conséquences désocialisantes peut naître une compassion vertueuse et émancipatrice.
Les contes et histoires favorisent d’autant plus le développement des compétences sociales et émotionnelles chez les enfants qu’ils respectent quelques principes récemment découverts : l’empathie est davantage présente lorsque les histoires mettent en scène un « petit d’homme » plutôt qu’un animal anthropomorphisé, comme l’honnêteté lorsque le récit insiste sur les conséquences positives des actes, et non leur réprobation et les punitions qui en découlent.
Lire et lire ensemble
À la lueur de cette allumette à la combustion infinie, la petite troupe rentre à la maison tranquillement pour « éclairer le monde » du haut du toit…
Si la nuit est devenue un « lieu de créativité pour les politiques publiques », ces dernières ont besoin de s’appuyer sur de nouveaux imaginaires, de doter les futurs habitants des nuits urbaines du langage et d’une pensée critique pour penser librement la manière dont ils voudraient y vivre.
Par sa capacité à « déplier la violence », la fiction ouvre des espaces de discussion sur des sujets essentiels : abandon, mort, violences intrafamiliales, rapports de classes, consentement, inégalités, discrimination, injustice, crise climatique, rapport au vivant, place de la nature…
Se façonner une bibliothèque intérieure de la nuit, que ce soit par la lecture partagée du soir, ou dans d’autres espaces tels que des animations, l’école, les bibliothèques, n’est-ce pas un incontournable, si demain il nous faut collectivement partager et réapprivoiser la pénombre et l’obscurité ?
Dormait-on forcément mieux avant ? À partir de l’ouvrage « La grande transformation du sommeil de R. Ekirchun », regard prospectif sur les enjeux de ce temps si utile.
La santé mentale est partout. Entre présentation d’impasses actuelles et évocation de pistes prometteuses, ce dossier vous propose un verre que vous pourrez juger à moitié vide ou à moitié plein.
Si les vagues de chaleur continuent à être de plus en plus fréquentes le jour, devrons-nous apprivoiser la nuit, pour profiter de ces heures fraîches ?