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Faut-il satisfaire l'usager ?

Illustration de deux personnages prêts à assembler les pièces d'un puzzle

Texte de Cédric Polère

Quelles méthodes pour prendre en compte le point de vue de l’usager dans les politiques sociales ?

Les méthodes dites « centrées sur l’usager » se sont étendues, dans les politiques sociales comme dans d’autres domaines. L’idée est de prendre appui sur l’« expertise » de l’usager, pour obtenir un service public plus efficace, ajusté à ses besoins, de meilleure qualité.

Quels sont les outils dont dispose l’action publique ? Avec quels impacts ? Et est-ce finalement une si bonne idée ?
Date : 31/05/2015

« Ne vous plaignez jamais d’un client difficile, car il est la cause de vos progrès ». Cette formule attribuée au fondateur d’Alsthom est placée en exergue du rapport « L’exploitation opérationnelle des enquêtes de satisfaction dans les organismes de sécurité sociale » publié en 2013. Elle résume un crédo qui diffuse sa petite musique depuis une quinzaine d’années : pour se moderniser et améliorer la qualité de son service, l’administration doit écouter ses usagers. Comment ? Par les enquêtes de satisfaction, outils phares des démarches d’amélioration de la « qualité de service ». Selon ce même rapport, il y a désormais un consensus sur l’idée que la mesure de la satisfaction des usagers doit être rapprochée des indicateurs de gestion, de manière à mettre en place une boucle qualité, c’est-à-dire un cycle d’amélioration continue de la qualité entre le service attendu par l’usager, le service voulu par l’institution, le service réalisé, et le service perçu. 

En lien avec des évolutions socio-économiques de fond (avancée vers une société de service), et avec l’influence probable du monde anglo-saxon, des démarches ambitionnent de faire de l’ « écoute usager » un levier de pilotage ou de changement en continu de l’action publique, grâce à un dispositif permanent, comportant une mesure annuelle ou biennale des points de satisfaction et d'insatisfaction. Les enquêtes régulières dites « baromètres » se sont généralisées. La branche Famille s’est ainsi dotée d’un baromètre annuel en 2014 (jusque là il était quadriennal). L’objectif est de suivre la qualité des engagements de service et les attentes des allocataires, avec une mesure fine de la satisfaction nationale comparable d’année en année. L’utilisation d’enquêtes aux protocoles contrastés permet de déterminer des priorités d'amélioration de la qualité, de décider de plans d'action, et fondamentalement d’ajuster l’offre aux inflexions des besoins. 

 

Limites et effets négatifs de la mesure de la satisfaction

La production de service étant toujours fondée sur une relation, cela suppose une évaluation de la qualité de cette relation. Autant cette évaluation est nécessaire, autant la manière dont on la réalise en se focalisant sur la « satisfaction de l’usager » pose quelques problèmes. Outre le fait qu’il existe d’autres modes d’évaluation et d’autres vecteurs de transmission des attentes (associations parfois dans un rapport conflictuel à l’institution, agents au contact des usagers…), les problèmes liés aux outils de mesure de la satisfaction sont surtout du côté de leur rendement limité, et des orientations qu’ils donnent à l’action publique. 

Il est admis d’abord que la satisfaction des usagers ne permet pas d’appréhender l’ensemble des composantes de la qualité de service. On peut alors se demander si ces outils, focalisés sur les aspects objectivables de la qualité, sont capables d’alimenter une logique généralisée d’amélioration du service. Les « politiques qualité » qui se mettent en place dans les organismes de Sécurité Sociale par exemple s’appuient davantage sur le contrôle interne et la formalisation de processus, que sur la mesure de la satisfaction des usagers.

Ces méthodes concourent ensuite à faire perdre de vue des objectifs centraux des services publics et des politiques sociales. Dans le dernier numéro de M3, Roland Gori met en garde : le pilotage par les indicateurs met l’action publique sur une pente dangereuse, surtout s’ils ne sont pas construits sur un mode participatif (« Que valent les indicateurs de performance ? », M3, n°8, Hiver 2014-2015) : « A partir de chiffres, nous fabriquons des normes qui deviennent des objectifs et tendent à remplacer la finalité des actions qu’elles étaient censées évaluer ».

 

I can't get no satisfaction

La performance des services publics doit évidemment aussi se mesurer à l'aune d’autres critères que la satisfaction, comme la prise en compte de l’intérêt général, l’attention portée aux catégories défavorisées, l’égalité devant le service public, principes ayant un sens politique profond.

Dans un papier publié en 1999, Philippe Warin montrait déjà, à partir d’une enquête par entretiens, que « du côté des usagers « ordinaires », la performance publique n'est pas qu'une simple affaire d'efficacité ou de qualité et ne se pose pas uniquement en termes de satisfaction ou d'insatisfaction par rapport à des critères mesurables d'accessibilité des services, de simplicité des démarches administratives, de rapidité de traitement des dossiers, etc. ». (« La performance publique : attentes des usagers et réponses des ministères », Politiques et management public, vol. 17 n° 2, 1999). A ses yeux, la modernisation administrative privilégie structurellement, par réalisme gestionnaire, la « valeur de la réalisation » au détriment de valeurs sociales auxquelles les usagers sont également attachés, comme l’attente d’une « performance de justice » (être traité « justement »). Les politiques sociales répondent partiellement à cette critique en combinant les modalités de prise en compte de l’avis des usagers, faisant alors la différence entre une enquête de satisfaction qui montrera par exemple de mauvais scores de satisfaction pour un service donné, et une enquête d’opinion plus vaste qui montrera une adhésion aux objectifs sociaux poursuivis par le même service.

Le Baromètre d’opinion de la DREES suit de la sorte chaque année l’évolution de l’opinion des Français à l’égard des politiques sociales (protection sociale, inégalités, santé). On peut alors se demander s’il est souhaitable que les services publics en général, et les politiques sociales en particulier, basculent totalement dans une logique de la demande. Pour Jacques Chevallier, c’est non : « les services publics ne sont pas seulement destinés à répondre aux attentes individuelles de leurs usagers, ils sont aussi l’un des instruments majeurs à la disposition des pouvoirs publics pour leur permettre d’influencer l’environnement socio-économique d’un territoire ». (Le service public, 2005)

Enfin, il est indéniable que les outils de mesure de la satisfaction favorisent la standardisation de la qualité de service. Cela a des effets positifs, en favorisant son évaluation et son amélioration. Mais dans maintes structures, cela vient heurter les représentations et les modes de construction endogènes et participatives de la qualité, appuyés sur d’autres modèles, comme la « qualité civique » ou valorisation de l’intérêt général associé à l’accueil (Francesca Petrella et al., « La construction sociale de la qualité dans les services d’accueil collectif du jeune enfant. Pluralité des modèles d’organisation et enjeux de gouvernance » de Politiques sociales et familiales, n°116, juin 2014). 

 

D’autres approches émergent, complémentaires ou alternatives

Les approches emblématisées par le design de service rencontrent auprès des institutions un succès significatif du besoin ressenti d’associer l’usager à la construction des politiques publiques qui le concernent, en s’appuyant sur le savoir tiré de son expérience, et en développant des expérimentations. On est donc sur un champ distinct de la mesure de la satisfaction et des enquêtes d’opinion, avec l’idée souvent exprimée de changer la manière de construire l’action publique. 

Selon les psychologues Elisabeth Donnet-Descartes et Danielle Dujardin (Evaluer avec les usagers, 2012), la notion d’usager a une pertinence dans le sens étymologique de « celui qui connaît les usages », est dépositaire d’un savoir d’usage ou d’expérience. Prendre en compte ce point de vue s’apparente à une « véritable (r)évolution culturelle », « avec la contrainte d’intégrer désormais qu’il y a bien un savoir du côté de l’usager, quel qu’il soit. » Dans le champ du design, on est également convaincu : « Il s’agit de quitter une vision archaïque du changement dans le service public fondée sur la réglementation, l’organisation et les moyens, pour embrasser un nouveau paradigme du progrès fondé d’abord sur l’observation de l’usager et l’expérimentation. » (Thierry Sibieude, Guy Kauffmann, Dominique-Anne Michel, Dessinons notre maison. Repenser les services publics avec les usagers : l’histoire de la Maison départementale des personnes handicapées du Val d’Oise, 2013).

Il est alors admis le caractère indispensable du « diagnostic usager » pour concevoir ou réorienter un service. Dans le champ du design, on utilise pour cela l’ « immersion créative » : au-delà des entretiens avec les usagers pour faire ressortir leur expertise, on regarde comment ils vivent au quotidien ces usages, car un fossé sépare ce qu’ils disent et ce qu’ils vivent. Des équipes pluridisciplinaires se placent jusqu’à plusieurs semaines en immersion, comme récemment pour renouveler le fonctionnement de la MDPH du Val d’Oise, dans le cadre de la construction du nouveau bâtiment. Il s’agit ensuite de maquetter, prototyper, tester les projets avec les futurs utilisateurs, de manière à vérifier si le concept fonctionne. Ce travail sur le prototypage est un plaidoyer pour des méthodes de projets qui prennent en compte ces dimensions d’essais en amont réalisés de manière participative.(interview de Stéphane Vincent, 2011, www.millenaire3.com). 

La trajectoire du Secrétariat général pour la modernisation de l’action publique (SGMAP) est également significative de ce besoin de renouvellement. Dans ce service qui orchestre la réforme des administrations, une vaste étude quantitative a mesuré en 2008 la satisfaction des usagers et la complexité ressentie dans l’accomplissement de leurs démarches pour 23 « événements de vie ». Ces événements correspondent à un moment de la vie personnelle, une naissance, la recherche d’un emploi, un départ à la retraite..., qui déclenche pour l’usager l’entrée en contact avec l’administration. L’étude a été le point de départ d’avancées méthodologiques, pour comprendre les difficultés auxquelles se heurtent les usagers, ou les raisons de non-recours aux minimas sociaux par exemple. Particulièrement frappantes, les méthodologies, appuyées sur des récits d’usagers, qui reconstituent (cartographies à l’appui) les parcours réellement effectués pour qu’ils arrivent au bout de leur démarche.

L’expérience de l’usager est alors un « révélateur » irremplaçable des dysfonctionnements administratifs. Il reste que la volonté de réduire les dépenses publiques amène le SGMAP à exploiter cette connaissance surtout pour créer des outils numériques. De nombreux allocataires trouveront intéressant de savoir à quelles aides sociales ils peuvent prétendre grâce au nouveau simulateur de droits « mes-aides.gouv.fr », ou de pouvoir gérer leur retraite en ligne (www.l’assuranceretraite.fr), mais la tendance de fond vers l’administration électronique pose de multiples questions, dont celle-ci : quels seront demain le périmètre et les formes de la relation d’aide qui est au cœur des politiques sociales ?