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La prospective opérationnelle

Interview de Solange SAINT-ARROMAN

Portrait de Solange Saint-Arroman
Fondatrice Associée Y.POLE

<< C’est cette richesse, le fait d’associer prospective opérationnelle, design global et lean innovation qui permet d’avoir ces résultats. C’est aussi la pensée différente, l’ouverture d’esprit, la transversalité... >>.

A l’origine graphiste et photographe, Solange Saint-Arroman croise différentes disciplines (sociologie, technologie, design, psychologie…) pour répondre aux besoins d’entreprises en matière de prospective, d’innovation, de mobilisation, l’objectif central étant chaque fois d’optimiser leur potentiel.

Alors qu’une question importante pour la prospective aujourd’hui est d’élargir ses outils pour appréhender le réel et enrichir des projets, nous l’interrogeons sur ce qu’elle appelle la « prospective opérationnelle », mais aussi sur la place de la créativité dans la prospective, sur le lien qu’elle établit entre prospective, innovation, participation et prise en compte des usages.

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Date : 10/05/2011

Vous avez commencé votre parcours professionnel avec en poche un diplôme d’école des Beaux-Arts. Les études artistiques donnent-elles une sensibilité particulière à la prospective?

Les Beaux-Arts m’ont ouvert énormément de perspectives. La formation artistique permet de saisir de multiples articulations dans la conception du monde, dans la conception des choses, depuis les sciences jusqu’à l’univers, du plus petit au plus grand. Je suis sortie de mes études avec un diplôme de graphiste et photographe professionnel. J’ai commencé à exercer dans des organismes culturels, comme la maison de la culture de Chalon, de Macon, etc., puis me suis dirigée, en 1974, vers l’industrie pour travailler sur la conception de produits, sans abandonner la communication, la photo, la publicité. Le plus important est arrivé quand j’ai développé des cahiers de tendances.

A Promostyl à Paris, j’ai compris à quel point les tendances que j’utilisais en industrie étaient superficielles, tout était axé sur l’économie, l’esthétique, ne prenant pas en compte la vie des gens. J’ai cherché comment élaborer des perspectives futures qui aient du sens. Les idées, je les avais, mais je n’avais pas toutes les compétences requises, alors j’intégrais des experts dans les projets qui m’étaient confiés. Je me suis vite aperçue que bien souvent les experts d’un seul domaine manquaient d’ouverture. Du coup, je me suis intéressée à des personnes un peu comme moi, ayant plusieurs horizons, plusieurs parcours, plusieurs formations, des passions…

 

Qu’est-ce que cette multidisciplinarité leur apporte?

Elle apporte énormément au niveau de la mobilité et de l’agilité des idées, des liens qu’ils établissement intérieurement. Quand ils émettent une idée, c’est toujours relié, riche… Faire des liens transverses, c’est d’ailleurs ce qui fait la force de la prospective. Si l’on réalise la prospective d’un univers donné sans établir des liens avec d’autres univers, on est à côté de la plaque. Gaston Berger définissait entre autres l’attitude prospective par la vision large. Aujourd’hui, dans notre monde très complexe, il faudrait parler de vision à 360 degrés, en profondeur et en hauteur.

 

Revenons un instant à la sensibilité de l’artiste : comment la qualifier?

C’est assez drôle car je me suis rendue compte qu’il y a plusieurs profils artistiques : si des gens sont « plan » ils sont aussi « couleur », d’autres sont « volume » et ils sont noir et blanc. Il est rare de combiner les deux. Ce sont les plus doués qui ont cette capacité. J’ai utilisé cette notion notamment lorsque je me suis occupée d’orienter professionnellement des jeunes des Arts Appliqués. Serge Tisseron m’a éclairé sur ces questions : des personnes ont une pensée analytique, d’autres une pensée déductive mais il existe aussi les intuito-déductifs, plus rares, qui à mes yeux, sont à la fois couleur et noir et blanc, plan et volume.

Cela devrait être le cas de tout le monde, malheureusement, l’éducation est telle en France qu’elle bloque ces potentialités, contrairement à d’autres pays. En Finlande pendant un cours, on ne demande pas à un enfant d’écouter et d’essayer de retenir, ou de noter tout ce que dit le professeur, mais de dessiner ce qui est dit, c’est-à-dire élaborer le concept du cours. C’est quelque part un dessin heuristique. Si le dessin est juste, c’est que l’élève a intégré le cours. Les résultats sont l’absence d’échec scolaire, des gosses passionnés, un apprentissage qui avance vite, des cerveaux très ouverts. C’est ce que j’applique en entreprise.

 

Vous avez réalisé l’étude « TGV 2010-2020 » pour la SNCF. Pouvez-vous expliciter la méthode?

Cette étude était demandée par le président de la SNCF, Louis Gallois, à un moment où la SNCF ne savait plus comment faire pour ce projet, car tout l’investissement consenti en études dans de grands cabinets n’avait rien apporté. Les méthodes étant trop classiques, elles n’avaient rien donné. J’ai mis en place une méthode en entonnoir que j’utilise maintenant de manière constante. Elle consiste à partir du global pour se recentrer ensuite sur l’objectif final. Il faut construire des scénarios pour pouvoir effectuer les choix engageant le futur puis entrer dans l’opérationnel, c’est-à-dire la mise en oeuvre. C’est ce que j’appelle la prospective opérationnelle. Elle relie la vision à l’action, apporte une dimension culturelle, émotionnelle, imaginative, qui permet de mobiliser les hommes et de dynamiser les projets conçus sur des bases de connaissances concrètes et des scénarios faisables et souhaitables. Elle est indissociable de l'innovation, car elle permet d'élaborer la bonne stratégie, de définir les bons axes et de hiérarchiser les pistes trouvées pour lancer la mise en œuvre. Elle concerne toute l’entreprise et n’isole aucun secteur.

Concrètement, pour le TGV nous sommes partis du monde, du TGV dans le monde, pour arriver au train, ses connections, ses gares, ses services, ses passagers, etc. Comme il s’agissait d’une étude, nous réalisions des successions d’observatoires thématiques avec des experts. Le matin était consacré aux interventions d’experts ciblés sur des sujets à approfondir et l’après-midi, d’autres experts participaient à l’analyse.

 

J’imagine que le choix des experts est crucial pour ouvrir la réflexion, avec des personnes qui produiront éventuellement des avis dissonants?

Oui, il faut des contradicteurs et une ouverture sur tout ce qui est alternatif, différent, refusé, mis de côté. Cette ouverture est parfois source de richesse, à d’autres moments elle apporte des éléments complètement incongrus, qui n’aboutiront pas. Mais la règle dans une prospective, c’est l’ouverture d’esprit : ne jamais rien refuser, ne pas censurer, ouvrir, écouter sans critiquer ce que disent les uns et les autres. Un exemple : la directrice TGV m’a rétorqué que tel projet serait impossible en 2020 du fait de la CGT ! Nous avons immédiatement planché sur ce que serait la CGT en 2020.

 

Cette étude a été, j’imagine, un processus au long cours?

Ce type de démarche nécessite plusieurs mois, ensuite cela dépend de l’intensité du projet, sa profondeur, sa dimension. La démarche s’achève généralement par une étude, ou par un séminaire de 4-5 jours, mais dans tous les cas, la dynamique est la même : nous commençons par le global, puis nous redescendons. De journée en journée, cela se précise et devient très concret. L’étude produite pour la SNCF concernait tous les domaines du TGV. La question du TGV et de son environnement avait donné lieu à une cascade de questions : qu’est-ce qu’un TGV ? Qu’est-ce qu’une gare TGV ? Quelles seront les gares du futur ? Qu’y trouvera-t-on ? Quelles technologies pour quels usages ? Quelle sera la population future ? Comment les enfants vont-ils être éduqués… ? Cela oblige à faire un travail sociologique de fond.

 

De quelles autres disciplines avez-vous besoin ?

De l’économie, de la technologie, de la psychologie, de l’architecture… Aucun domaine n’est écarté. Pour chaque observatoire, nous recherchons les gens adaptés aux problématiques à étudier. Pour effectuer ce choix, il faut d’abord démonter les mécanismes qui composent la problématique en question et garder à l’esprit les objectifs de la mission ainsi que le fil rouge qui nous permet de la piloter.

 

A quoi vous sert la psychologie ?

Toujours, quel que soit le domaine de l’entreprise concerné — prospective, stratégie, R&D, RH, production, marketing, etc. — un psychologue entre dans la boucle pour éviter les blocages. C’est aussi un moyen d’instaurer la confiance chez les participants. Le psychologue va amener du liant, observer ce qui se passe. S’il y a un blocage, nous en parlons après l’atelier et cherchons immédiatement à débloquer la situation. Le psychologue contribue aussi à l’analyse fine lors de l’élaboration des livrables (documents finalisés de fin de mission) ; notre rendu n’en sera que plus subtil. Pour revenir au déroulement de ces observatoires, durant la journée tout est retravaillé au mur, en concepts. Aujourd’hui le lieu où nous réalisons ces recherches, le cœur du projet, c’est la salle Agile. Un designer est toujours présent depuis le début de projet, il va comprendre en profondeur ce qu’il faut faire, il va aussi concevoir et concrétiser directement au mur. Le dessin est important, il permet de visualiser tout de suite.

 

Le designer met une image sur ce qui a été dit ?

J’ai toujours inclus un designer dès le départ dans mes projets. Un designer a besoin d’écouter, de noter, d’être immergé dans le projet, ensuite les idées viennent bien plus vite et sont plus adaptées. Le designer va aller plus loin que la réflexion, il voit le mouvement dans l’espace, touche virtuellement la matière, perçoit ce à quoi nous ne pensons pas forcément lorsque nous cherchons à concevoir les trains du futur, à penser leur intérieur.

Par exemple, que prévoir pour que les non-voyants soient à l’aise dans le train ? Comment circule la nourriture dans le train ? Combien de fauteuils faut-il dans un wagon ? Tout à été passé en revue, l’air, l’eau, y compris le papier des WC qui a suscité une discussion épique ! Le rapport est une vraie bible truffée d’idées. Il fait apparaître les Prem’s. L’idée en était venue au président Gallois durant la nuit : il avait rêvé d’un low-cost pour le TGV. Le lendemain de la publication de notre étude, la directrice du marketing m’a annoncée que la SNCF allait tout de suite les mettre en place. Je lui ai conseillé de former les équipes, les personnels au guichet et les contrôleurs, pour les rassurer, car il faut toujours préparer le terrain pour introduire une innovation. Ils sont passés outre, l’article qui annonçait cette innovation est sortie dans la presse. Une grève a éclaté le surlendemain matin.

 

Lors de ces exercices de prospective, qui participe?

Pour une étude, il faut des membres de l’entreprise à chaque étape, mais en nombre limité pour ne pas ralentir le travail. En revanche, les séminaires sont conçus avec un encadrement spécifique et ils ne peuvent se faire sans la présence de toutes les typologies de l’entreprise. C’est un public éclectique qui doit être présent : les directeurs, les ingénieurs, les chercheurs, les gens du marketing, de la communication, des vendeurs, des assistants, etc… Pourquoi ? Parce que les idées doivent être partagées, se compléter — on parle de cross-fertilisation — et se propager. Pour obtenir une cohésion, les participants doivent aussi communiquer leur enthousiasme. L’effet est formidable : les freins se lèvent. La notion d’enthousiasme est importante : ces journées que j’appelle des observatoires sont tellement motivantes qu’à leur issue, tout le monde sort avec le sentiment d’avoir participé à quelque chose d’extraordinaire. C’est vrai, c’est passionnant ! Le résultat est un dynamisme, une mobilisation autour du projet. Thierry Gaudin, ancien du Plan et président de Prospective 2100 m’a conseillé d’appliquer cette démarche au plan territorial, mais je ne l’ai pas encore fait. En revanche, nous avons adapté la méthode.

 

Finalement, la prospective devient l’affaire de tous ?

Normalement, dans une entreprise, la prospective est l’apanage du président ou d’un directeur, qui lui seul dispose du savoir et consulte. Nous la faisons entrer dans l’ensemble de l’entreprise. J’estime que cela est juste, car la prospective, c’est choisir notre avenir à tous. Je ne vois pas de raison de ne pas impliquer tous ceux qui font l’entreprise : que veulent-ils choisir pour eux-mêmes, pour leur entreprise, vers quoi doit-elle tendre ? Avec ces principes on peut transformer une entreprise. C’est le monde de demain qui apparait.

Ma première intervention consiste souvent en une présentation de scénarios illustrés, ou bien un parcours transversal pour faire comprendre comment on fait ces liens. Je mélange les domaines, j’utilise un tas de choses, partant de statistiques, ou de la symbolique, ou en jouant sur les mots, non pas pour perdre les personnes présentes mais pour les intéresser, tout en gardant un fil rouge de manière à ce que la réflexion soit continue. Je concerne aussi chacun dans ces scénarios : à tel moment vous ferez ceci, serez obligé de faire cela…Tous sont du coup intrigués, et ils jouent le jeu. C’est l’appropriation.

 

Ils écoutent ou ils contribuent ?

Je les fais contribuer car j’estime qu’il n’y a pas de mauvaise réflexion. Parfois ils freinent des deux pieds. C’est intéressant de les écouter freiner et de leur demander pourquoi ne pourrait-on pas faire autrement, y ont-ils réfléchi ? C’est intéressant, car après coup, cette réflexion leur ouvre des portes, les fait progresser. L’objectif est toujours de valoriser le potentiel de chacun, de les valoriser dans ce qu’ils sont, pour optimiser les résultats de tous et les leurs. C’est une reconnaissance.

 

On est ici moins dans la prospective que dans le « ? team building? », la cohésion de l’entreprise, le management, l’optimisation des ressources humaines… Pouvez-vous revenir à la question de l’ouverture : comment ouvrir une structure à des questionnements nouveaux ?

Pour moi, c’est vraiment un ensemble, je ne sectorise rien, ce serait du gaspillage. Pour répondre à votre question sur l’ouverture, l’exemple de Sperian est important. Nous avons travaillé pour Sperian Protection, une société spécialiste des EPI et donc du gant professionnel, leader mondial dans son domaine. Leurs gants permettent par exemple de saisir à pleine main une ligne à haute tension où passent 30 000 volts !

Le challenge était complexe. Ce groupe venait de subir de nombreuses fusions-acquisitions. On le sait, c’est un changement de dimension et d’identité de chaque unité intégrée, un bouleversement même, cela fragilise les hommes. Il fallait redonner de la confiance, ramener le respect de la hiérarchie et l’entente entre les employés, créer une motivation autour des projets et mettre en place une méthode d’innovation sur mesure et reproductible, pour au final produire une liste de projets d’innovations et mettre une division sur rail. Lorsque nous intervenons, c’est en général parce qu’il y a des équipes en échec, le besoin d’une vision nouvelle, un secteur ou de nouveaux projets à développer, une stratégie à mettre en place…, en général plusieurs de ces éléments à la fois car il y a des causes multiples, donc des effets démultipliés. Nous apportons des solutions aux problèmes complexes.

Nous avons donc préparé le terrain, réalisé des interviews et des audits industriels. Contrairement à un audit classique avec des guides d’entretiens un peu « secs », nous avons choisi l’écoute, ce qui évidemment, a créé la surprise. Nous avons ensuite fait une intervention sur le fonctionnement du cerveau dans un séminaire préparatoire au grand séminaire d’innovation stratégique que nous étions en train de concevoir. Il est important de préparer les esprits car nous allions les amener dans une autre forme de créativité, et je ne parle pas de la créativité classique.

 

Qu’est-ce que la créativité non classique ?

Nous utilisons le rêve éveillé, la relaxation profonde, après avoir induit la matière complémentaire à leurs propres connaissances. Il s’agit d’éviter de ressortir des poncifs mais au contraire de leur permettre de produire des idées nouvelles. Un exemple : dans le cadre d’un atelier de « créativité matière » où nous devions suggérer les matières du futur pour la protection humaine, j’ai élaboré un jeu basé sur la bionique et l’analogie. Avec mon équipe, nous avons cherché tous les matériaux de la nature qui pouvaient évoquer la protection, dans toutes les matières possibles, des peaux d’animaux, des écorces, des plantes, des pierres, y compris des trucs traficotés par nous-mêmes… Durant une deuxième phase, nous avons fait l’atelier. Il a été pris par certains comme un atelier de « maternelle », une perte de temps. Une nuit a passé. La journée du lendemain a été consacrée à des ateliers de créativité avec immersion à l’intérieur de soi pour ressortir les rêves de la nuit, tout ce qu’avait suscité au plus profond de soi l’atelier de la veille. Bien sur, cela a fonctionné.

Lors de ces séances, les personnes deviennent plus libres, sensitives, innovantes. C’est l’au-delà de l’imaginaire. Nous les faisons rentrer vraiment à l’intérieur d’elles-mêmes, même vers des sensations tactiles de la petite enfance par exemple. Tout est bon !

Mais je reviens en arrière : après avoir fait l’audit industriel et visité les usines, j’ai annoncé au directeur général que l’on ne pouvait créer des gants sans connaître la main. C’est un préalable essentiel ! La main, son anatomie, ses os, ses nerfs, ses tendons, sa peau, son système circulatoire, mais aussi la connaissance de ce qui est au bout de la main, le bras, l’épaule, la colonne vertébrale, le corps… Nous avons organisé un séminaire, très dense, sur trois jours et demi au lieu des 5 ou 6 prévus au départ, mais en veillant à ce que les conditions soient réunies pour que les participants supportent la charge horaire : moments de détente, chi kong, shiatsu… Nous avons commencé par la philosophie de la main, la couleur de la main dans la société, la main dans les signes, les relations de la main à la société, etc. Pour la connaissance anatomique et biologique de la main et du corps, nous avons fait intervenir des médecins. Ces séances étaient suivies d’ateliers. C’était une ouverture colossale pour les participants, pour le vendeur tout surpris de se retrouver avec les cadres comme pour ces derniers !

 

Quels ont été les résultats ?

Ils ont été considérables, l’entreprise a trouvé sa vocation, chacun devenait « utile », cela a changé la communication corporate, l’harmonie est entrée dans ce groupe. 90 propositions d’innovations sont ressorties en matériaux, produits et services. Les personnes ont commencé à échanger de R&D à R&D, de secteur à secteur, donc d’un seul coup nous avions suscité des liens. Nous avons aussi contribué à reconnecter l’entreprise à ses usagers.

 

Comment la question des usages a-t-elle été prise en compte ?

En introduction de ce séminaire d’Innovation stratégique nous avions passé un reportage réalisé par notre photo-journaliste dans les égouts parisiens, avec la complicité d’un directeur de Vinci. La question de la prise en compte de l’avis de l’utilisateur final était essentielle pour nous. Un gant professionnel intéresse-t-il le consommateur final, à savoir l’ouvrier qui l’utilise ? Le directeur général avait refusé que j’aborde cette question, sous prétexte que Sperian vend uniquement en BtoB, à des acheteurs, ses seuls interlocuteurs. Mais je suis passée outre, car la question était vitale pour eux, sauf qu’ils ne s’en rendaient pas compte.

La journaliste a montré dans quelles conditions les égoutiers travaillaient, comment étaient les gants avant et après leur utilisation, les mains après le travail, la pollution dans laquelle ils vivent huit heures par jour… Pour la protection de la peau et un produit aussi important que le gant, il fallait vraiment connaître les utilisateurs et non l’acheteur qui ne se rend presque jamais dans les égouts, et dont l’approche repose sur des rapports sans subtilité. Passer ce reportage en ouverture du séminaire a suscité opposition et révolution ! Le lendemain matin, tout le monde parlait des égouts. Le dernier jour du séminaire, le directeur général est venu me demander de repasser le reportage et d’enregistrer les réflexions.

 

Cela signifie qu’ils se sont connectés à leurs usagers finaux ?

Oui, ils ont mis en place une cellule spéciale qui va vers ce qu’on appelle le « end-user », notre utilisateur final. Elle enquête auprès de tous ceux qui portent leurs produits, de façon à les améliorer, à les affiner.

 

Jusqu’à quel point allez-vous justement dans l’accompagnement des projets ?

Par exemple pour Sperian Protection, nous avons accompagné l’équipe du gant pendant 8 mois : il fallait les former à une autre façon d’innover. Je me demandais à l’époque comment innover en chimie, car là, je n’y connais rien, même si cela m’intéresse énormément. J’avais assisté à une conférence d’Hervé This qui a mis au point la gastronomie moléculaire. A un moment de son exposé, il avait montré comment il effectuait ses recherches. D’un seul coup, j’avais la solution. J’ai pris contact avec lui car j’aurais souhaité qu’il vienne faire une démonstration chez Sperian. Hervé This a refusé, mais il m’a expliqué les éléments qui me manquaient. En atelier, j’ai pu montrer sa pratique de l’innovation en chimie. Ensuite ils ont pu s’en servir.

Lorsqu’une innovation est mise au point, nous mettons en place, avec Nicolas Schindler qui est mon associé et le designer polyvalent de l’équipe, un séminaire de concept global. C’est un séminaire qui permet de mettre en cohérence l’innovation trouvée, le prototype du produit et sa finalisation, le marketing associé et les principes de communication. L’entreprise gagne beaucoup de temps, plusieurs mois.

En fait, si je devais résumer, je dirais que la démarche est globale et complémentaire. C’est cette richesse, le fait d’associer prospective opérationnelle, design global et lean innovation+ ( le « + » pour la dimension humaine importante) qui permet d’avoir ces résultats. C’est aussi la pensée différente, l’ouverture d’esprit, la transversalité, l’analogie, la capacité de transfert, pour pouvoir penser et concevoir autrement. Une agilité multiforme qui permet de gagner du temps, de réduire les coûts, et d’aller beaucoup plus loin dans les innovations.

 

►► Solange Saint Arroman a publié en collaboration avec Nicolas Schindler et Bernard Frémont l’ouvrage « Agir juste... Maintenant ! Prospective Opérationnelle & Lean Innovation+ » aux éditions Le Manuscrit (2011)