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L'individualisation des droits sociaux : le point de vue d'ATD Quart Monde

Interview de Marie-Aleth Grard

Marie-Aleth Grard
Déléguée nationale d’ATD Quart Monde

<< Certaines mesures d'individualisation peuvent présenter des défauts assez pénibles, malgré leurs bonnes intentions >>.

Marie-Aleth Grard est l’une des trois délégués nationaux d’ATD Quart Monde, elle siège au Conseil Économique Social et Environnemental (CESE) où elle représente le mouvement.

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Date : 04/04/2017

À quel type de situation peut renvoyer la notion d’individualisation des droits sociaux dans la pratique et les réflexions d’ATD Quart Monde ?

Pour garder son RSA, elle doit laisser sa fille dehors…

L’individualisation des droits, pour nous, c’est vraiment quelque chose d’important. Très concrètement, ça me renvoie immédiatement à l’exemple de cette femme du Quart Monde : elle nous racontait combien il est compliqué, pour elle, de vouloir soutenir sa fille, qui est maintenant majeure, sans formation, qui ne touche aucune aide. Si elle accueille sa fille chez elle, cette maman risque mécaniquement de perdre une partie de son RSA. Pour garder son RSA, elle doit laisser sa fille dehors… Elle a déjà du mal à s’en sortir, mais si on lui enlève encore une part de ce RSA, elle ne s’en sortira plus du tout. L’individualisation des droits sociaux, pour nous, c’est un outil qui peut permettre de mieux soutenir les personnes comme cette femme et sa fille, qui ont tant de mal à vivre dignement dans notre pays. 

Est-ce que l’on peut dire que cette réflexion fait partie des combats historiques d’ATD Quart Monde ?

C’est en réfléchissant aux minima sociaux et à leur évolution, et, puisque c’est évidemment dans l’air du temps, au revenu universel, au revenu de base, que nous en sommes venus à pointer du doigt tous ces dysfonctionnements. Et que nous nous sommes rendu compte que l’individualisation pouvait vraiment être un plus pour les personnes du Quart Monde avec lesquelles nous sommes au quotidien. 

Vous seriez-donc plutôt critique des mécanismes de « familialisation » des aides sociales ?

on se rend compte qu’actuellement, les minima sociaux ne sont pas faits pour soutenir cette cellule familiale

C’est plus compliqué que cela, parce que à ATD Quart Monde, nous mettons l’accent sur l’importance de la famille, de la solidarité familiale, de cette interdépendance. Mais on se rend compte qu’actuellement, les minima sociaux ne sont pas faits pour soutenir cette cellule familiale. Tels que sont actuellement conçus les droits sociaux, autour notamment du RSA, de l’AAH, ce mécanisme de familialisation ne soutient pas la cellule familiale mais complique les volontés d’entraide entre les proches. C’est dans cette mesure que nous défendons l’individualisation.

À l’inverse, certaines mesures d’individualisation peuvent présenter des défauts assez pénibles, malgré leurs bonnes intentions. Notamment lorsqu’elles ne sont pas suffisamment bâties en concertation avec les personnes concernées elles-mêmes.

Par exemple, la ministre de la famille a mis en place quelque chose autour de l’allocation de rentrée scolaire : il s’agit de ne plus verser l’allocation de rentrée scolaire à certains parents d’enfants placés et scolarisés, mais de la mettre de côté, jusqu’à la majorité de l’enfant. L’idée est que ces jeunes bénéficient ensuite d’un petit pécule, lorsqu’ils atteignent leurs 18 ans. L’idée est sympathique a priori, mais elle aboutit à réduire encore les liens qui peuvent exister entre un enfant placé en famille d’accueil et ses parents : l’allocation permettait aux parents d’acheter « quelque chose » pour la rentrée, un cartable, de préparer la rentrée scolaire… C’est une manière de s’investir et d'être reconnu dans le lien de parentalité qui existe avec l’enfant. Sans ça, les parents se retrouvent privés de ce moment, de cette possibilité. Il y en a un certain nombre qui nous disent : « mais on nous enlève tout, en fait ». Alors l’intention est bonne, je l’entends, mais les résultats ne sont pas bons.

Donc entre individualisation et familialisation, c’est une sorte de balancier, un équilibre difficile. 

Et qu’est-ce qui peut permettre alors de trouver cet équilibre, sur quels principes est-il possible de s’appuyer ?

il faut pouvoir prendre le temps d’un vrai moment de travail, directement avec des familles du Quart Monde

C’est plutôt une question de prise en compte des réalités vécues par les personnes, et de prise en compte de leur parole. Parce que leur quotidien est tellement différent du nôtre, il y’a des choses que l’on ne peut pas deviner. Tant qu’on ne prendra pas en compte la parole de ces personnes-là, ça n’ira pas. Nous sommes parfois consultés, on l’a été sur l’allocation de rentrée scolaire. Mais il faut pouvoir prendre le temps d’un vrai moment de travail, directement avec des familles du Quart Monde.

Je le vois dans des travaux au CESE : je peux « rapporter » des paroles de familles du Quart Monde, je peux dire, raconter des histoires, des témoignages. Mais tant que ces familles ne viennent pas elles-mêmes dire les choses, devant les personnes, les choses n’évoluent pas. Nous avons fait un travail au CESE sur l’école, et nous avons travaillé, trois réunions de 3h, avec les personnes en grande pauvreté. Mes collègues, au terme de la première réunion étaient surpris, ils pensaient vraiment connaitre ces gens-là et leurs problèmes. Et au bout des trois réunions, il est intéressant de voir comment ça les a fait changer. Le travail fait ensuite, les propositions ne sont plus mêmes. On ne produit pas les mêmes textes, on n’a plus la même réflexion. On se rend compte que ces personnes ont des pensées, des idées, et qu’on peut travailler ensemble. Mais il faut du temps, parce que ces gens-là sont cassés par la vie. Il faut plus de temps.

Quel est votre regard sur certaines démarches d’individualisation ou d’universalisation des droits qui ont pu être déjà mises en place ? Je pense par exemple à l’assurance maladie universelle (PUMA), ou à la garantie Jeune. Est-ce une bonne réponse à des situations de ruptures de parcours, dans lesquelles les personnes risquent de sortir du champ de vision des politiques publiques ?

Avec la garantie jeune, ils n’ont pas le droit à l’erreur. En cas d’échec, c’est fini

L’évolution de l’assurance maladie est un peu en trompe-l’œil : l’universalisation est un plus, c’est vrai, mais le niveau de remboursement est un facteur déterminant. Là où avant on était remboursés à 80%, maintenant on l’est à 50% à peine ! Et on se rend compte que certains traitements de base ne sont plus remboursés. Il y a 10 ans, on était également remboursés facilement de traitements de base, comme l’aspirine. Ces choses-là n’existent plus du tout. Ça réduit l’effet de soutien aux personnes les plus en difficulté, souvent en mauvaise santé, dans leur quotidien de soins. L’espérance de vie des personnes en grande pauvreté, en France en 2017, c’est 55 ans.

Pour ce qui est des jeunes majeurs, l’individualisation ou l’allocation ne fait pas tout. 40% des moins de 25 ans à la rue sont des jeunes qui sortent de l’Aide Sociale à l’Enfance. Dans le système actuel, les jeunes qui ont été placés à l’ASE, pour des raisons diverses, sont mis à la rue à 18 ans. Ils sont livrés à eux-mêmes, ils n’ont rien. Ils doivent attendre leurs 25 ans pour prétendre au RSA. Et c’est un gros souci : comment font-ils ? Ils sont souvent sortis du système scolaire de façon précoce, ou bien ils en sortent à ce moment-là, par manque de soutien.

Il est donc important qu’ils aient un revenu minimum, du type RSA, pour pouvoir vivre - ou survivre, qu’ils puissent accéder à une aide au logement. Mais surtout, il faut que ce revenu minimum soit assorti d’un soutien conséquent à la formation ! Et à une formation qui mène vers l’emploi, et qui soit un soutien à leur projet personnel. Qu’on prenne vraiment le temps d’entendre leur projet personnel. La garantie jeune est une bonne idée, mais 12 ou même 18 mois, c’est trop court pour que des jeunes, qui ont souvent connu échec sur échec dans le système scolaire, choisissent et valident une formation complète. Donc il faudrait que ces jeunes, dès 18 ans, aient un minimum, assorti d’un devoir de l’état de les soutenir et de les suivre dans leurs projets de formation. Quitte à dire : « si tu ne suis pas la formation, tu perds le revenu ». Mais il faut aussi qu’ils aient le droit à l’erreur. Ce droit à l’erreur que peuvent avoir les jeunes soutenus par leur famille. Avec la garantie jeune, ils n’ont pas le droit à l’erreur. En cas d’échec, c’est fini. Or ils ont besoin de pouvoir essayer une première formation, de boulanger ou de maçon, et si ça ne le fait pas, d’en essayer une autre… 

Que pensez-vous alors des nouvelles formes d’emploi, les logiques dites « d’uberisation », dans lesquelles le rapport au travail est plus fluide, l’entrée et la sortie sont facilités ?

Ces emplois sont parfois avancés comme des solutions, effectivement. Mais il s’agit surtout de formes de précarisation du travail et des personnes. Est-ce que ceux qui imaginent ces solutions les ont imaginées un seul instant pour eux-mêmes ? Ou pour leurs proches ? Une bonne solution est une solution que l’on imagine pour soi ou pour ses proches, non ? Voilà. Je n’en dirai pas plus.

À vous écouter, il faudrait donc aller vers des aides globalement plus importantes, et moins conditionnalisées… ce serait le revenu universel, dont vous parliez ?

le montant envisagé reste faible. Et il est assorti souvent d’une suppression des droits connexes...Et là, on commence à ne plus être d’accord du tout

Au CESE, nous travaillons plus exactement sur un « revenu minimum social garanti ». C’est différent du revenu universel, il s’agit de simplifier les minima sociaux, afin de faire qu’il y ait moins de non recours, mais aussi de faire que ces minima sociaux soient mieux acceptés par le reste de la société.

Sur le revenu universel, on peut imaginer que c’est une bonne idée si cela permet aux plus pauvres de vivre dignement, réellement. Mais notre inquiétude, c’est premièrement que dans l’ensemble des projets actuels, le montant envisagé reste faible. Et il est assorti souvent d’une suppression des droits connexes (allocations familiales, allocations logement). Et là, on commence à ne plus être d’accord du tout. Les plus pauvres, avec ces choix, vont être terriblement pénalisés. Ils vont vraiment avoir encore plus de mal à s’en sortir.

Deuxièmement, nous nous questionnons sur l’importance du rapport au travail : c’est une façon fondamentale d'être reconnu dans notre société. C’est cette reconnaissance par le travail qui manque énormément aux plus pauvres. Ils ont le sentiment de ne pas être reconnus, par leurs enfants, par leurs pairs, justement parce qu’ils ne travaillent pas. Il y a un risque de voir se développer un discours stigmatisant, déjà très présent actuellement dans la bouche de beaucoup de responsables politiques : L’idée « qu’ils ne veulent plus travailler, sont assistés, ne veulent rien faire ».

Enfin, Il y a aussi un risque de rupture, de désengagement : qu’avec ce revenu, on se considère quitte. Qu’on se dise « voilà, on leur donne cette somme et maintenant on n’en n’entendra plus parler, ils ne vont plus venir nous embêter ». Un vrai risque. Ce sont 9 millions de personnes qui vivent en France sous le seuil de pauvreté… 

Et comment ce revenu universel est-il perçu par les personnes en grande pauvreté ? Vous avez mené des ateliers…

ATD Quart Monde a travaillé sur les différents projets de revenu universel avec des personnes qui vivent dans la grande pauvreté, dans des Universités populaires Quart Monde. C’est intéressant, parce qu’au départ, ils se disent que c’est une bonne idée, mais au fur et à mesure que le projet est décrit, analysé, ils se rendent compte qu’en faisant le calcul, ils ont finalement tout à perdre. Financièrement, mais ils ont aussi très peur d'être encore plus séparés du reste de la société. 

C’est donc une mesure à abandonner ?

Non, on n’a pas une position bien arrêtée, on n’est « ni pour ni contre », pour l’instant. On pense que ça doit être expérimenté. On sent que c’est une évolution de la société, qui peut être favorable… mais qui doit être bien réfléchie, en particulier avec les personnes les plus pauvres. Afin d’écarter tous ces risques, d’observer les effets économiques mais aussi sociaux, l’acceptation, le financement… Il faut expérimenter. 

Quel regard portez-vous sur les démarches de simplification du versement des minima sociaux, comme le versement automatique du RSA expérimenté en Gironde ?

Si l’administration prend en charge cette circulation, à partir d’un guichet unique, les rencontres du bénéficiaire avec les travailleurs sociaux peuvent ensuite être pleinement consacrées à l’accompagnement

Ça démarre juste, mais c’est quelque chose que l’on suit de près, des personnes d’ATD Quart Monde sont associées. C’est vraiment intéressant. On retrouve des enjeux présents dans le revenu minimum social garanti que nous défendons au CESE, comme le besoin de visibilité. Il s’agit de mettre l’accent, par exemple, sur la nécessité que les bénéficiaires aient une stabilité de revenu, au moins sur un an. Ce sont les changements de situations brutaux et répétés qui accentuent inutilement la précarité : une personne a droit trois mois à l’AAH, puis plus rien, puis le RSA, mais il y a un temps de carence, puis, si l’on travaille à temps partiel, de nouvelles démarches, etc., ça rend la vie infernale, pour des personnes qui sont en situation fragile.Ces ruptures, avec donc des périodes où les personnes ne touchent rien du tout rendent la vie quotidienne infernale aux plus défavorisés.

C’est également l’enjeux des échanges de données entre services : avec l’informatisation, on est capables aujourd'hui d’organiser la circulation d’un certain nombre de documents et d’informations, plutôt que d’imposer aux bénéficiaires de fournir souvent les mêmes documents à des guichets différents. Si l’administration prend en charge cette circulation, à partir d’un guichet unique, les rencontres du bénéficiaire avec les travailleurs sociaux peuvent ensuite être pleinement consacrées à l’accompagnement. Et non à la vérification de documents ou au remplissage de dossiers. Les obligations de conditions, de contrôles, coupent la relation d’accompagnement. Les personnes souffrent d’être sans cesse montrées du doigt, obligées de fournir tel ou tel papier, et de ne pas bénéficier de ces temps d’accompagnement. Et les travailleurs sociaux, de leur côté, ont l’impression de s’éloigner de leurs missions premières, d’être privé de la dimension relationnelle de leur métier…

À titre personnel, je pense même que l’on devrait s’appuyer sur les services fiscaux, qui disposent de données précises sur les revenus de tous et pourraient informer les services sociaux de la situation et des droits de chacun. C’est un peu ce qui est expérimenté en Gironde, et cela devrait permettre d’éviter une partie des phénomènes de non-recours aux droits. Il faut voir maintenant comment ça se passe, ce que ça donne. Toutes ces idées doivent d’abord être expérimentées à l’échelle d’un territoire, département ou région.

Les orientations des politiques sociales sont essentiellement du ressort de l'État, quel peut être le rôle d’un territoire, d’une métropole ?

La place du territoire, c’est l’accompagnement. C’est vraiment dans ce domaine que le territoire doit développer davantage de compétences, de formation de ses agents. C’est dans l’accompagnement qu’il peut permettre que les droits soient effectifs, que l’individualisation des droits soit efficace.