Vous êtes ici :

Le populisme : un projet transformateur ?

Interview de Federico tarragoni

chercheur et sociologue

<< la principale vertu du populisme est qu’il prend très au sérieux l'utopie égalitaire que l’on place dans la démocratie, ce qui l'amène à critiquer les démocraties telle qu'elles existent aujourd'hui, en tant que systèmes de pouvoir très élitistes et caractérisés par une aristocratie élective. Mais le citoyen qui fait le choix du populisme n’entend pas seulement être bien représenté, il adhère à un projet transformateur >>.

Maître de conférences en sociologie à l’Université Paris 7 Diderot (Laboratoire du changement social et politique – LCSP), Federico Tarragoni a consacré sa thèse de doctorat au concept de populisme et à sa fécondité pour penser l’actualité politique latino-américaine. Ses travaux portent depuis lors sur la question révolutionnaire, les formes de politisation populaire, la problématique de l’émancipation et le populisme. Il a publié L’énigme révolutionnaire aux éditions Prairies Ordinaires (2016). En septembre 2018, il publiera Faut-il renoncer au populisme ? Un essai sur la démocratie en Europe aux éditions La Découverte, dans la collection « L’horizon des possibles »

Réalisée par :

Date : 28/11/2016

Pourquoi avoir choisi de mener des recherches sur le populisme ?

Il y a 10 ans, l’Amérique latine était le théâtre de nouvelles révolutions plébéiennes et d’un tournant à gauche. Je m’interrogeais : pourquoi qualifier de néo-populiste une partie de cette gauche, et une autre de progressiste ? Ce partage opéré par Jorge Castañeda, ancien ministre des affaires étrangères mexicain, avait été repris tel quel par les médias français. Finalement il y avait une bonne gauche, populaire mais pragmatique  — chilienne ou brésilienne par exemple —et une mauvaise gauche, trop populaire donc tribunicienne en quelque sorte — le chavisme au Venezuela et ses dérivés en Equateur et en Bolivie. Face à ce partage normatif, je voulais mener la réflexion de façon scientifique, et tenais aussi à comprendre l'imbrication étroite entre populisme et révolution. Pourquoi assistait-on à des révolutions seulement dans les pays dits néo-populistes — « révolution bolivarienne » au Venezuela, « révolution indigène » d'Evo Morales en Bolivie, « révolution citoyenne » en Equateur — alors que dans les pays de l’aile « progressiste » du tournant à gauche on assistait à des transitions, c’est à dire des changements de la majorité au pouvoir mais sans bouleversement des institutions et changement de la Constitution ?

Comment avez-vous mené votre recherche ?

Je me suis rendu au Venezuela en 2007, et j’ai commencé par quelques mois de terrain. Alors que je comptais travailler sur les comités révolutionnaires institués par le gouvernement Chávez dans une visée de protection de la révolution, j’ai constaté que ces comités avaient disparu et avaient été « remplacés » par des comités participatifs locaux, les Conseils communaux. Ma thèse de doctorat a porté sur les formes très diverses de politisation populaire qui se déployaient dans ces comités. De là, j'ai repris le concept de populisme, à partir de ce qu’on appelle les « populismes classiques » en Amérique latine, c’est-à-dire ces mouvements politiques arrivés au pouvoir dans les années 1950-1960, en lien étroit avec des mobilisations populaires de la classe ouvrière. Cela a donné à ces populismes des caractéristiques de gauche. Ils ont bâti par exemple des Etats providence. En Amérique latine, les populismes ont été majoritairement plébéiens et progressistes.

J’ai l’impression que le populisme est une notion que l’on a du mal à saisir. Que recouvre ce terme ?

il existe trois champs d’usage du concept de populisme, qu’il faut soigneusement distinguer : le populisme plébéien, le populisme nationaliste-xénophobe et la démagogie

Oui, une partie de mon travail a cherché justement à clarifier ce qu'est une idéologie ou un type de mobilisation populiste, pour sortir de la confusion dans laquelle nous baignons. Le populisme, à la différence des autres idéologies politiques comme le socialisme ou le libéralisme, n'a pas eu son grand théoricien politique, il n'a pas eu son Locke comme pour le libéralisme, son Marx, son Proudhon ou son Bakounine comme pour le socialisme, le communisme ou l'anarchisme. Au fond il existe trois champs d’usage du concept de populisme, qu’il faut soigneusement distinguer : le populisme plébéien, le populisme nationaliste-xénophobe et la démagogie. Je considère, quant à moi, que le seul champ d’usage scientifiquement pertinent, du moins si on regarde de près l’histoire des mouvements populistes dans le monde, est le premier. Les deux autres, systématiquement évoqués et confondus dans les médias, renvoient à des erreurs de compréhension et d’analyse. Le populisme nationaliste-xénophobe n’est pas un populisme du tout ; on devrait plutôt l’appeler fascisme, en lien à une tradition idéologique qui permet de mieux le situer (et de mieux le combattre). La démagogie, quant à elle, c’est la démagogie : qu’apporte l’appellatif de populisme à un concept qui désigne très bien ce qu’il veut dire ? Les mots sont très importants, car en confondant dans un concept de plus en plus flou des phénomènes qui n’ont strictement rien à voir entre eux, on s’empêche de saisir la spécificité de ceux qu’il conviendrait effectivement d’analyser comme des populismes. 

Comment définissez-vous ce populisme plébéien ?

Il s’agit d’un populisme souvent progressiste au départ, devenu dans certains cas autoritaire lorsque le personnalisme du leader charismatique a pris le dessus sur les mouvements populaires qui l’ont porté

Il s’agit d’un populisme souvent progressiste au départ, devenu dans certains cas autoritaire lorsque le personnalisme du leader charismatique a pris le dessus sur les mouvements populaires qui l’ont porté. Ce populisme plébéien connaît trois moments historiques clés. Le premier en Russie dans les années 1840-1880 autour des Narodniki (les « démocrates »), mouvement des classes moyennes éduquées (l’intelligentsia composée de médecins, instituteurs, cadets, etc.) qui souhaitent mieux connaitre la paysannerie pour donner aux moujiks une conscience politique et les amener à se révolter contre le Tsar. Le mouvement vise la démocratisation sociale, il s’agit d’amener à terme la paysannerie à accomplir la démocratie, ce qui le rend d'ailleurs très antipathique à Marx. Cette tentative meurt dans les années 1880 faute d'avoir pu constituer un véritable mouvement paysan.

Le populisme plébéien prend une forme très différente à la fin du XIXème siècle aux Etats-Unis, dans le People's Party, qui cette fois dispose d’une véritable base sociale, celle des petits fermiers, une sorte de paysannerie indépendante qui a accédé à la propriété tout au long du XIXème siècle. On sait à quel point la petite propriété terrienne est importante dans l'imaginaire politique américain : la liberté repose toujours sur la propriété. Or la petite propriété est menacée tout au long de la deuxième moitié du XIXème siècle par le capitalisme financier qui grandit, et dont les contradictions exploseront lors de la Grande crise. Des porte-paroles de cette paysannerie indépendante ruinée vont constituer le People's Party qui demande finalement des droits civiques, l'élargissement du droit de vote aux femmes et surtout des droits sociaux liés à ce qu'ils appellent la « socialisation de la monnaie ». Ils entendent se réapproprier au fond une politique économique productive par opposition à la politique spéculative qui fait les intérêts de Wall Street et de la finance.

Le troisième moment clef, ce sont les populismes latino-américains, à partir des années 1940. Quatre expériences phares en sont le gétulisme brésilien avec l'Estado Novo de Getúlio Vargas, le cardenisme mexicain de Lázaro Cárdenas, le velasquisme équatorien avec José-Maria Velasco Ibarra, et, bien sûr, le péronisme argentin de Juan Domingo Perón. Mais chaque pays d'Amérique latine a connu au moins une expérience populiste entre les années 1940 et 1980. Ce qui caractérise ces quatre expériences « prototypiques » est la critique des politiques libérales mises en place à la fin du XIXème siècle, politiques qui ont rendu l'Amérique latine très dépendante des intérêts nord-américains et du capitalisme mondial, en l’exposant au retournement du cycle économique en 1929 et au tarissement de la demande internationale. Si l’Amérique latine connaît une crise sociale gigantesque dans les années 1930, c’est à cause de ces politiques d’ouverture commerciale mises en place par les élites libérales de la fin du XIXème siècle. Les populismes essaient de résoudre la crise économique et sociale, en mettant en place des politiques économiques autonomes et en élargissant les droits sociaux liés au travail, avec l’appui de mouvements ouvriers puissants. 

Quelle est la deuxième tradition du populisme ?

Celle dudit « populisme nationaliste et xénophobe ». On trouve des traces de ce pseudo-populisme à la fin du XIXème siècle, en Europe

Celle dudit « populisme nationaliste et xénophobe ». On trouve des traces de ce pseudo-populisme à la fin du XIXème siècle, en Europe, autour notamment du boulangisme français, un mouvement politique assez ambigu qui a été une matrice de ce que Pierre-André Taguieff a appelé, à partir du FN français, le national-populisme. Le boulangisme a été en effet une sorte de mélange unique de nationalisme et de plébéianisme : pour le décrire, la catégorie de national-populisme est très opératoire. Mais tout ce que cette catégorie est venue décrire au XXème siècle, relève de la pure folie ! Quelle affinité trouver entre les revendications du Général Boulanger dans les années 1880, et un siècle plus tard celles du FN de Jean-Marie Le Pen, du FPÖ (Freiheitliche Partei Österreichs) autrichien de Jörg Haider, de la Ligue Nord d’Ugo Bossi... ? La liste est d’ailleurs en passe de s’élargir… Qu’est-ce qui permet à tous ces partis et mouvements politiques de tenir ensemble derrière cette catégorie fourre-tout de « national-populisme » ? Deux choses à mon sens : la première, l’idée que le « national-populisme » constituerait un mix nouveau du style de la gauche et de la droite, et qu’il séduirait le peuple en flattant ses bas instincts xénophobes, aiguisés par une mondialisation malheureuse. La deuxième, l’idée que le populisme n’est qu’une manière de s’adresser aux laissés pour compte et d’en appeler au peuple. Or, tant l’une que l’autre sont fausses. L’une : le dépassement du clivage droite-gauche est, certes, un type de communication politique qui a le vent en poupe aujourd’hui, mais cela ne veut pas dire qu’on assiste vraiment aujourd’hui à une indistinction idéologique croissante des messages et des programmes. Et d’ailleurs prendre le peuple pour une masse xénophobe d’ignorants est pour le moins méprisant ; sans compter le « racisme de l’intelligence » qui apparaît lorsqu’on met les classes populaires derrière ce « peuple » vague. L’autre : le populisme est bien plus qu’un style de communication. C’est un type de mobilisation politique, solidaire d’une idéologie spécifique, que je considère, par mes propres analyses, bien ancrée à gauche du spectre politique. 

Pour bien vous comprendre, sur quelles bases situez-vous un mouvement à gauche ou à droite ?

Un mouvement de gauche va dans le sens de l'élargissement de la démocratie, il élargit l’accès aux droits sociaux aux non-inclus de la démocratie, en ce sens il est progressiste, alors qu’un mouvement de droite à l’inverse est régressif sur le plan des droits, y compris lorsqu'il se dit proche des exclus de la démocratie, parce qu’il sert finalement les intérêts des classes dominantes

La démagogie serait la troisième tradition du populisme ?

Pour moi, cet usage du « populisme » est le plus idiot de tous : le mot démagogie, depuis Platon et Aristote, désigne parfaitement l’abus rhétorique des soi-disant « populistes », consistant à promettre sans se donner les moyens de réaliser

Oui, des hommes politiques sont aujourd’hui qualifiés de populistes lorsqu’ils se situent dans la séduction, la démagogie, l’illusion, l’overpromising. Carlos Menem en Argentine, Carlos Salinas de Gortari au Mexique, Collor de Mello au Brésil, Silvio Berlusconi en Italie, Nicolas Sarkozy en France…, la liste est ici aussi potentiellement inépuisable. D’ailleurs, le plus intéressant c’est que cette acception du populisme, qui la confond avec la démagogie, tend à s’exporter au-delà de la politique : ainsi on a pu parler de « populisme pénal », en désignant une forme de laxisme des institutions juridiques qui rimerait avec la « démagogie ». J’ai même entendu, il y a quelque jours, quelqu’un parler de « populisme pédagogique » : autre mot pour dire ce qu’on désignait naguère par « prof démago »... Pour moi, cet usage du « populisme » est le plus idiot de tous : le mot démagogie, depuis Platon et Aristote, désigne parfaitement l’abus rhétorique des soi-disant « populistes », consistant à promettre sans se donner les moyens de réaliser, à séduire et flatter les bas instincts, à ne pas suivre les règles « policées » de la communication politique. Mais, à suivre ce critère de définition du « populisme » l’immense majorité de nos leaders européens actuels serait en cause…

Quels sont les principaux théoriciens de chacun de ces trois courants ?

Dans la première tradition, qui est pour moi la seule véritable tradition populiste, le principal penseur a été l’historien italien Franco Venturi, à partir d’un travail sur le populisme russe. Il est l’un des seuls à avoir un peu systématisé la philosophie du populisme. Vous trouvez également les grands sociologues ou historiens anglo-saxons comme Margaret Canovan, Edward Castleton, Lawrence Goodwyn, et la sociologie politique latino-américaine, avec des auteurs qui ont travaillé sur le péronisme, comme Emilio de Ípola ou Juan Carlos Portantiero. Le deuxième « courant » est investi par la science politique française (Pierre Rosanvallon, Pierre-André Taguieff, « inventeur » du concept de national-populisme dans les années 1980…). Le troisième est dominé par des essayistes. Chaque année, des bouquins apparaissent sur les rayons des librairies sur des thématiques comme « la pente fatale du populisme », « la menace du populisme », « la pathologie du populisme »…

Dans quelles catégories se situent le Mouvement 5 étoiles de Beppe Grillo en Italie ? Donald Trump ? Les partis Syriza en Grèce et Podemos en Espagne ?

Le mouvement Cinque Stelle me semble être un populisme plébéien en passe de devenir fasciste. Dans le parti et dans son électorat, coexistent actuellement deux lignes, une plus proche du populisme plébéien, portée par exemple par la Maire de Turin, l’autre philo-fasciste, xénophobe et autoritaire, autour de Grillo et Casaleggio. Quant à Donald Trump, il n’est pas populiste, il est tout simplement démagogue. Chez Trump, vous ne trouvez aucun discours d'élargissement des droits et de radicalisation de la démocratie, c’est plutôt un discours de restriction des droits, notamment ceux des immigrés et des femmes. Syriza et Podemos s’inscrivent sans conteste dans la lignée du populisme plébéien.

Le national-populisme est-il la forme la plus courante du populisme aujourd’hui, en tout cas en Europe ?

qu’elle est majoritaire. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on tend à avoir un usage extrêmement péjoratif de la notion de « populisme » (...) c’est la primauté des uns dans notre actualité politique qui « salit » le concept

Oui, disons qu’elle est majoritaire. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on tend à avoir un usage extrêmement péjoratif de la notion de « populisme » : même si dans la catégorie de « national-populisme » on placera des mouvements de la droite xénophobe, qui rebutent les utilisateurs du concept, et d’autres mouvements non suspects de ce point de vue (comme Podemos ou le Front de gauche), c’est la primauté des uns dans notre actualité politique qui « salit » le concept. Et en même temps il y a eu tout un travail, fait par des politistes et des commentateurs politiques, pour faire passer l’idée que le populisme était plutôt une affaire de nationalistes xénophobes. Dans les années 1990, lorsque surgissent ces partis « nouveaux », outsiders, incompréhensibles avec le prisme classique social-démocratie vs conservatisme, les spécialistes disent : « Vous voyez, c’est nouveau, c’est le populisme ! ». Ce faisant, ils ont placé le populisme à droite, quitte ensuite, lorsque des mouvements de gauche sont nés dans la foulée de la crise sociale post-2008, à les y mettre également. Tant qu’on en appelle au peuple et aux pauvres, on est populiste ! Ce travail a renvoyé aux oubliettes l’histoire transnationale du populisme, tout en validant l’idée d’une menace populiste, commune aujourd’hui à tous les radicalismes, tant de gauche que de droite.

Dès lors qu’il est question de populisme dans les médias, il est souvent question d’une menace. Quelle est sa nature ?

Ce que défend le Front de gauche ou Podemos est une démocratie radicalisée, dans laquelle les inégalités seraient réduites, la participation populaire revitalisée, les droits sociaux reconstruits. C’est normal que cela fasse peur à ceux qui tiennent à leurs libertés « économiques »…

La menace, comme toute menace, n’est jamais qualifiée en propre, autrement, elle perd sa dimension de fantasme, de danger presque indéfinissable. La menace c’est essentiellement la déstabilisation de la démocratie représentative telle que nous la connaissons. Ceux qui soutiennent que le populisme est « trans-idéologique », et qu’il fait des victimes tant à gauche qu’à droite, disent la chose suivante : « élisez un populiste et vous verrez qu’il va affaiblir la démocratie, dans son équilibre fragile de pouvoirs. Il va créer un exécutif très fort, restreindre les libertés, imposer un projet de société, voire nous transformer en régime totalitaire ». C’est cela la menace : et en effet, il faut reconnaître que la démocratie à laquelle aspirent les « authentiques » populistes, ceux de gauche, est plus radicale que l’actuelle démocratie représentative bi-partisane, dans laquelle les partis majoritaires s’alternent au pouvoir, en menant des politiques publiques souvent similaires… Ce que défend le Front de gauche ou Podemos est une démocratie radicalisée, dans laquelle les inégalités seraient réduites, la participation populaire revitalisée, les droits sociaux reconstruits. C’est normal que cela fasse peur à ceux qui tiennent à leurs libertés « économiques »…

Reconnaissez-vous néanmoins que les populismes puissent constituer une menace dès lors qu’ils arrivent au pouvoir ?

Mon travail vise justement à réhabiliter le populisme en tant que tradition politique ayant une histoire, et qui peut même constituer une alternative pour la gauche aujourd’hui, ce sur quoi je reviendrai. Et comme toutes les traditions politiques, elle a ses propres contradictions, qui se manifestent lorsque les populistes parviennent au pouvoir.

Comme toute tradition politique (libéralisme, socialisme…), le populisme a ses contradictions. Le libéralisme est une politique de la liberté qui produit de l'exclusion chez ceux qui n'ont pas les moyens de faire valoir cette liberté ; le socialisme est une politique de l’égalité qui secrète, comme on l’a vu dans les socialismes réels, une caste au pouvoir… Mon travail vise justement à réhabiliter le populisme en tant que tradition politique ayant une histoire, et qui peut même constituer une alternative pour la gauche aujourd’hui, ce sur quoi je reviendrai. Et comme toutes les traditions politiques, elle a ses propres contradictions, qui se manifestent lorsque les populistes parviennent au pouvoir.

Le premier danger du populisme est l’écart qui se creuse entre des porte-paroles et le peuple. Même si ce danger est propre à la démocratie représentative, il devient patent dans les mouvements populistes qui souhaitent parler au nom du peuple, porter ses droits au cœur même de la scène politique.

Une deuxième série de problèmes ressort de l’étude des populismes en Amérique latine. Ici le porte-parole pourvoit un discours politique aux exclus pour que ceux-ci puissent se penser en tant que peuple et en retour, le peuple donne son adhésion au processus enclenché par le porte-parole, légitimé en tant que leader charismatique. Pour que les gens se disent « tiens, cet homme ou cette femme nous dit qui nous sommes, ce que nous devons revendiquer, ce que nous devons faire pour avancer », il faut en effet lui attacher des qualités extraordinaires. Mais le charisme, en se routinisant, peut devenir du personnalisme, et le personnalisme peut générer une dérive autoritaire, c'est-à-dire un déséquilibre des pouvoirs entre l'exécutif, le judiciaire et le législatif, associé à une remise en cause des contre-pouvoirs (médiatiques notamment). Le troisième danger est que tous les populismes au pouvoir aspirent à étatiser le peuple, c’est-à-dire à pénétrer, avec la structure étatique, dans l’organisation populaire. C’est la contradiction la plus insidieuse du populisme, qui peut le faire dégénérer en corporativisme fasciste : le populisme dit en effet aux exclus « constituez-vous en peuple », c’est-à-dire « montez des mouvements populaires puissants et autonomes ». Mais, une fois que ceux-ci sont constitués, il souhaite les contrôler. 

Etatiser le peuple, que voulez-vous dire ?

C’est le danger fondamental, qui, poussé à la limite, débouche sur un système fasciste, un système dans lequel le leader aspire à être le représentant de la totalité du peuple

Les conseils populaires vénézuéliens dont je parlais au début de l'entretien le montrent parfaitement. Au début, ils avaient une double fonction, d'un côté ils étaient des caisses de résonance de la voix populaire, des lieux dans lesquels on participe et on accède en quelque sorte au politique, et de l’autre côté, des dispositifs de police idéologique par le biais desquels l'Etat contrôle le peuple. C’est le danger fondamental, qui, poussé à la limite, débouche sur un système fasciste, un système dans lequel le leader aspire à être le représentant de la totalité du peuple. Conséquences : exit la pluralité, exit d'autres options idéologiques et politiques que celle du parti au pouvoir. Vous avez donc ces trois dangers : une asymétrie qui devient criante et paradoxale entre le porte-parole au pouvoir et le peuple dans la rue, le personnalisme qui peut devenir autoritaire, et le danger d'une étatisation à terme du peuple.

Dans le populisme, trouve-t-on forcément un leader charismatique ?

Pour qu'on puisse parler de leadership charismatique, il faut aussi et surtout, et c’est ce qu’on n’a pas vraiment retenu de la définition de Max Weber, une dimension révolutionnaire dans le projet politique. Le charisme est toujours révolutionnaire !

Oui, mais ici il faut bien distinguer le leadership charismatique de la fonction tribunicienne et de la démagogie. Max Weber nous a donné un cadre sociologique rigoureux pour penser, non pas le charisme des individus, mais la relation charismatique, c'est-à-dire cette relation qui produit une adhésion chez ceux qui identifient des qualités extraordinaires dans le chef. En ce sens, Charles de Gaulle est charismatique, Perón est charismatique... Pour qu'on puisse parler de leadership charismatique, il faut aussi et surtout, et c’est ce qu’on n’a pas vraiment retenu de la définition de Max Weber, une dimension révolutionnaire dans le projet politique. Le charisme est toujours révolutionnaire ! Il n'y a pas de charisme qui ne soit pas lié à une volonté de transformation radicale de la société, que cette révolution soit progressiste ou réactionnaire. Je donne mon accord à ce leader, je lui donne mon vote, je participe, je me mobilise dans la rue pour le défendre, puisqu'il porte un projet de transformation radicale de la société dans lequel je m'identifie et qui donne sens à mon existence ! Enfin toujours selon Max Weber, le projet de transformation radicale de la société porté par le leader suscite chez les dominés — dominés sociaux, symboliques ou économiques - une métanoïa, une transformation intérieure qui les amène à se dire : finalement j'ai envie de participer à ce processus parce qu’il m'appelle intérieurement

Un leader charismatique n’est donc pas forcément un tribun ?

Un tribun c'est Jaurès, Maurras, Mélenchon, c’est-à-dire un orateur brillant qui conflictualise l'espace public en situant d'un côté les bons, de l'autre les méchants, mais habilement, sans que sa vision soit forcement manichéenne. Ces tribuns peuvent porter une idéologie révolutionnaire, anti-révolutionnaire, voire réactionnaire. Mais pour qu’ils deviennent « charismatiques », il faut qu’ils créent avec les « représentés » la relation dont je parlais tout à l’heure.

Comment naît le projet porté par le mouvement populiste ?

Il naît de deux processus qui s'entremêlent : une critique de la démocratie et/ou de la République, dès lors qu’elle trahit ses promesses intégratrices, égalisatrices, démocratiques, qu’elle sert l’intérêt d’une élite, des classes dominantes, des puissants ; et l’apparition dans l’espace social de mouvements populaires, qui, quelle que soit leur base sociale (classes populaires inférieures, classes moyennes, voire classes supérieures en voie de déclassement comme c'est le cas de nombreux précaires aujourd'hui), demandent un élargissement des droits et une « démocratisation » de la démocratie. 

L’adhésion populiste a-t-elle pour point de départ une déception ?

lorsque la démocratie représentative en vient à représenter les intérêts des classes dominantes, il peut apparaître une contestation populiste

Oui, en tout cas c'est ce qui s'est passé à la fin du XIXème aux Etats-Unis, en Amérique latine entre les années 1940-60, et c’est ce qui se produit quand de nouveaux mouvements sociaux et des partis contestataires — le mouvement des précaires en Grèce puis Syriza, les Indignados espagnols et Podemos, 99 %, Occupy Wall Street, le Front de gauche français… — ont contesté les abus des élites. Le philosophe politique argentin récemment disparu Ernesto Laclau le disait de façon très juste dans son livre La Raison populiste (Seuil, 2008) : lorsque la démocratie représentative en vient à représenter les intérêts des classes dominantes, il peut apparaître une contestation populiste, qui en réalité revient à la source même de la démocratie représentative : elle fait surgir un peuple qui va critiquer la relation de représentation telle qu’elle est, critiquer l’aristocratisation des représentants et chercher à « démocratiser » la démocratie représentative en y adjoignant des compléments de démocratie directe. Le populisme prend au sérieux la relation de représentation et revient aux fondamentaux de la démocratie représentative, tout en utilisant aussi des principes de démocratie directe. Il emprunte aux deux traditions. Pour résumer ma pensée, je dirai que la principale vertu du populisme est qu’il prend très au sérieux l'utopie égalitaire que l’on place dans la démocratie, ce qui l'amène à critiquer les démocraties telle qu'elles existent aujourd'hui, en tant que systèmes de pouvoir très élitistes et caractérisés par une aristocratie élective. Mais le citoyen qui fait le choix du populisme n’entend pas seulement être bien représenté, il adhère à un projet transformateur.

Par exemple ?

A supposer — cela reste très hypothétique — que Podemos gagne les élections et obtienne la présidence du Conseil, une tension va se générer entre démocratie représentative et démocratie directe, entre État et mouvements populaires

C’est le cas lorsque les Indignados en Espagne ont déployé des dispositifs de démocratie directe sur la place de la Puerta del Sol à Madrid, ou lorsque le mouvement Nuit Debout s’est installé sur la place de la République à Paris. A supposer — cela reste très hypothétique — que Podemos gagne les élections et obtienne la présidence du Conseil, une tension va se générer entre démocratie représentative et démocratie directe, entre État et mouvements populaires. Podemos en est tout à fait conscient ! Son secrétaire général Pablo Iglesias Turrión a déclaré que son mouvement portait le programme d’une transformation révolutionnaire de la société, un programme qui agrège une multiplicité de causes : la cause des femmes, la cause du précariat, la cause des immigrés, etc. Mais en même temps a-t-il prévenu, sachez que si nous arrivons au pouvoir, nous vous trahirons certainement, puisque nous serons dans d'autres mécanismes politiques que ceux de la mobilisation de la rue. Il vous faudra nous critiquer, continuer à être dans la rue cette fois contre nous, pour nous rappeler ce qu’était notre programme populiste initial. C’est extrêmement intéressant du point de vue démocratique. Les mouvements populaires qui supportaient Podemos au début critiquent déjà l'élitisation de Podemos au sein de la coalition au pouvoir, et la trahison de son programme. 

Cela pose la question de la pérennité de ces mouvements une fois arrivés au pouvoir, puisque les représentants risquent de perdre ce lien particulier avec les groupes mobilisés qui les ont portés

ce lien soit tend à se défaire dès lors que la base populaire critique le populisme au pouvoir, soit prend la forme d’un parti très fort (...)Lorsqu'ils ne le peuvent plus, lorsque le populisme perd le lien avec les mouvements populaires, il meurt, il devient un autoritarisme, un fascisme, ou s'auto-détruit

Si l’on regarde les populismes latino-américains, ce lien soit tend à se défaire dès lors que la base populaire critique le populisme au pouvoir, soit prend la forme d’un parti très fort, tel le PRI (Parti Révolutionnaire Institutionnel) au Mexique. Dans ce cas, le parti révolutionnaire institutionnalise la révolution, il est tellement présent dans tout le corps social, que finalement le lien va de soi. Pour garder le lien entre le projet politique porté au sein de l'Etat et les mouvements populaires, les partis populistes sont obligés de communiquer, de contrôler a minima les médias, et surtout de faire en sorte que les institutions étatiques disposent de relais au sein même de la société civile. Cela peut produire des tensions très fortes comme je le disais tout à l’heure, mais le populisme est dans la tension ! On reste dans le populisme tant que la perspective est celle d’une démocratie saine, tant que la relation entre mouvements populaires et représentants est forte, tant que les mouvements populaires peuvent critiquer le pouvoir. Lorsqu'ils ne le peuvent plus, lorsque le populisme perd le lien avec les mouvements populaires, il meurt, il devient un autoritarisme, un fascisme, ou s'auto-détruit

Les partis populistes critiquent l' « oligarchie » qui aurait accaparé le pouvoir ? Que signifie ce terme dans leurs discours ?

Alors que le mot élite a une acception neutre, puisqu’il désigne les classes dominantes dans différents domaines (politique, économique…), le mot oligarchie est normatif et connote négativement l'élite. L'oligarchie est le pouvoir de (trop) peu de personnes. Dès lors que les représentants du peuple deviennent une oligarchie, ils doivent être, du point de vue du populisme, critiqués par le peuple. De ce point de vue, la rhétorique anti-oligarchique est dans les discours de tous les populismes. Elle doit ensuite se traduire, dans les programmes politiques, par un élargissement de la démocratie.

Une revendication des populismes de droite aujourd’hui tourne autour du maintien des traditions nationales et locales menacées par la mondialisation, par l’immigration, …

On peut dire, pour plus de clarté, que les mouvements populaires ont été captés par une idéologie populiste, dans un premier temps, pour être fascinés par un nouveau conservatisme néolibéral ensuite. On change de projet politique : ce n’est pas le même populisme qui évolue.

Selon Dominique Reynié, les populismes de droite en Europe jouent sur le désir de sécurité, la peur de l’immigration et défendent surtout la sauvegarde de traditions et de patrimoines matériels et immatériels, ce qui l’a amené à proposer le concept de « populisme patrimonial ». Selon son analyse — que je ne partage pas —, les populismes seraient des mouvements conservateurs, qui souhaitent avant tout conserver ce qu'on appelait au XIXème siècle le patrimoine moral et symbolique d'une nation, c'est-à-dire la langue, la civilisation, les mœurs. Stuart Hall a une analyse assez proche sur le populisme thatchérien : selon sa thèse, les mouvements populaires auraient changé de polarité politique entre les années 1960, où ils étaient plébéiens, revendiquaient des droits sociaux, le renforcement de l’Etat providence, ce qui correspondait à un Labour très socialiste, et les années 1980, où des mouvements tout aussi populaires deviennent conservateurs et se centrent sur la tradition, avec une Margaret Thatcher qui arrive au pouvoir. Certes, dans les deux cas on a affaire à des mouvements populaires, mais pourquoi supposer que le populisme de gauche serait devenu un populisme de droite ? On peut dire, pour plus de clarté, que les mouvements populaires ont été captés par une idéologie populiste, dans un premier temps, pour être fascinés par un nouveau conservatisme néolibéral ensuite. On change de projet politique : ce n’est pas le même populisme qui évolue.

Vous ne reconnaissez comme populisme que le populisme plébéien de gauche et rangez le populisme de droite dans la catégorie du nationalisme ou du fascisme. Mais pourquoi donner finalement à l’avance un contenu aux revendications populaires qui donnent lieu aux populismes ? Les revendications ne peuvent-elle pas changer, en fonction des contextes ? Est-ce parce que vous êtes de gauche que vous valorisez ce populisme ?

le concept est loin d’être défini de façon univoque : certains insistent sur le style rhétorique des populistes, d’autres sur le rapport à la tradition, moi j’insiste sur le rapport à la démocratie

Evidemment tout chercheur entretenant un relation axiologique avec son objet, on pourrait dire qu’étant de gauche, je tends à valoriser ce populisme-là. Mais il ne s'agit pas uniquement de ça. Lorsque les revendications populaires renvoient à la protection du patrimoine, moral et symbolique de la nation (la langue, les mœurs, les traditions, les coutumes…), un concept existe et convient parfaitement, celui du nationalisme. Les nationalismes se sont basés également sur des mouvements populaires, c’est bien connu. Ce n’est pas uniquement la présence de mouvements populaires qui donne lieu au populisme : c’est un type spécifique de mobilisation politique, dans laquelle l’opposition peuple-élite joue dans l’élargissement de la démocratie, non dans sa restriction aux frontières de l’État nation. C’est ma définition, je vous l’accorde, et il y en a d’autres. Mais vous conviendrez que le concept est loin d’être défini de façon univoque : certains insistent sur le style rhétorique des populistes, d’autres sur le rapport à la tradition, moi j’insiste sur le rapport à la démocratie. Donc je ne donne pas un contenu « à l’avance » aux mouvements populaires : je dis simplement que lorsque ceux-ci sont unifiés par une idéologie démocratico-radicale, on a affaire à du populisme. Et uniquement dans ce cas là. S’ils sont unifiés par une idéologie nationaliste, on est dans le nationalisme, et ainsi de suite. Plaçons le populisme à côté des autres idéologies politiques que nous connaissons et étudions-le : n’en faisons pas une idéologie exceptionnelle !

Les mouvements qualifiés de populistes revendiquent que les nations puissent mener des politiques souveraines, ce qui nourrit la critique de la Commission européenne par exemple. Quel est le lien entre le populisme et la souveraineté nationale ?

Aujourd’hui en Europe, mener des politiques souveraines, de souveraineté monétaire et budgétaire, c'est exactement ce que veulent mettre en place des mouvements comme Syriza, Podemos, le Mouvement 5 étoiles et le Front de gauche

En Amérique latine, le populisme au pouvoir a pensé la souveraineté sur la base d’une critique de l'impérialisme, ce qui lui a donné une dimension éminemment internationaliste : Perón appelait à recouvrir la souveraineté de l’Argentine contre l'impérialisme des Etats-Unis et des pays occidentaux, non pas en opposant les citoyens argentins aux immigrés ou au reste du monde, mais en défendant les opprimés en Amérique latine et dans le tiers monde face aux puissances impérialistes. La figure de l'ouvrier argentin — le descamisado — a été reliée aux opprimés de l'Amérique latine en lutte, du Moyen-Orient, d’Afrique... Un discours similaire est né d’ailleurs chez Nasser en Egypte, à la même époque. Pour assurer la souveraineté nationale, le gouvernement a mené des politiques économiques d'industrialisation substitutive des importations, ainsi que des politiques de souveraineté monétaire. Lorsque Perón arrive au pouvoir, il nationalise la plupart des entreprises alors américaines ou espagnoles (transports, banques, biens d'intérêts stratégiques, télécommunications…) et met la Banque centrale au service de l’industrialisation, de manière à renforcer l'autonomie productive du pays.

Aujourd’hui en Europe, mener des politiques souveraines, de souveraineté monétaire et budgétaire, c'est exactement ce que veulent mettre en place des mouvements comme Syriza, Podemos, le Mouvement 5 étoiles et le Front de gauche. Que demandent-ils ? Des politiques économiques keynésiennes, en finir avec la règle d’or des déficits publics limités à 3% du PIB, davantage de manœuvre sur les politiques monétaires nationales… Ici il y a une énorme confusion dans le débat public entre « souveraineté budgétaire et monétaire » et « souverainisme national » : ces mouvements défendent des politiques économiques souveraines (quitte à constituer à moyen terme un nouveau bloc de gauche capable d’infléchir la politique économique de la BCE ), mais sans être politiquement souverainistes. Comment le seraient-ils alors qu’ils défendent l’idée d’un « peuple européen » opprimé par le capitalisme néolibéral ? Ces mouvements sont européistes, mais l’Europe économique ne leur convient pas. On a la même impression en écoutant le discours de Mélenchon : Mélenchon parle toujours de la France, de la « patrie » à réveiller de sa léthargie. Mais il n’est pas nationaliste ! Il utilise le mot « patrie » dans une acception très symbolique et inclusive, comme synonyme des Lumières : il s’insurge contre le projet de Marine Le Pen qui vise à diviser le peuple français, en abolissant sa différence interne, en restituant la France aux Français de souche ! Et il défend l’idée d’une réappropriation de la souveraineté en matière économique et budgétaire, mais sans fermer les frontières nationales ou sortir de l’UE. Il souhaite renégocier les Traités économiques, ce n’est pas la même chose !

Dès lors que les populismes de droite et de gauche souhaitent la mise en place de politiques économiques souveraines, qu’est-ce qui les différencie fondamentalement ?

Leur définition du peuple est cosmopolitique, elle s'oppose à la définition nationale du peuple portée par le Front National en France ou la Ligue Nord en Italie, un peuple-ethnos défini en opposition aux étrangers menaçants.

La différence est dans leur définition du peuple. Syriza, Podemos, le Mouvement 5 étoiles et le Front de gauche appellent à changer les politiques économiques au niveau européen pour mieux défendre les intérêts du peuple européen, des précaires… Leur définition du peuple est cosmopolitique, elle s'oppose à la définition nationale du peuple portée par le Front National en France ou la Ligue Nord en Italie, un peuple-ethnos défini en opposition aux étrangers menaçants. Il ne suffit pas de dire que les populismes critiquent la mondialisation néolibérale. Il existe une version de droite de cette critique qui postule en gros que le migrant ou l’immigré nous vole notre travail. Il existe aussi, heureusement, une version de gauche qui estime que le problème n'est pas l'immigré — puisque l'immigré est un travailleur comme nous, un sans-droit comme nous —, mais le capitalisme, les politiques austéritaires, le néo-libéralisme. Dans les nouveaux mouvements populaires — Nuit Debout, les Indignés, etc. — cela donne lieu à une vision cosmopolitique du peuple.

L'innovation politique est-elle du côté de ces mouvements populistes ? De multiples partis semblent en effet être des ovnis politiques, comme le parti Pirate en Islande…

Il y a davantage d'innovation du côté des populismes de gauche, qui n’avaient jamais existé en Europe

Oui, le renouvellement des idéologies se situe essentiellement de ce côté là, parce que les mouvements nationalistes comme le Front National, la Ligue Nord ou le FPÖ autrichien sont somme toute assez proches de l'Action française de la fin du XIXème siècle (dimension sociale, définition du peuple comme nation, opposition à un excès de démocratie qui amènerait à faire fi de la patrie). Il y a davantage d'innovation du côté des populismes de gauche, qui n’avaient jamais existé en Europe. Ils sont le résultat aujourd'hui de la mort des partis communistes depuis la chute du mur de Berlin et donc de la fin de l'alternative communiste à gauche d’une part, et du virage de la gauche au pouvoir qui est devenue sociale-libérale à partir des années 1980 en Europe. Résultat : il ne reste plus rien à la gauche de la gauche, et plus rien à gauche non plus dans la mesure où les partis de gauche mènent peu ou prou des politiques de droite. Finalement le populisme plébéien en Europe est une sorte de renaissance de la gauche après les partis communistes, qui s’inspire des tournants à gauche latino-américains. Et ce n’est pas anodin, en ce sens, que Chavez constitue une source d’inspiration majeure de tous les partis et mouvements que j’ai cités… L'autre voie de la renaissance de la gauche est, bien sûr, l’écologie.

Quelle leçon les partis dits de gouvernement pourraient tirer de la montée des populismes ?

Au fond, la même leçon que les partis démocrates occidentaux ont tirée de l'existence d’une alternative communiste entre 1945 et 1989. Quelles leçons tirait par exemple la Démocratie chrétienne italienne quand le Parti Communiste Italien réalisait plus de 30% des suffrages, dans les années 1970 ? Qu'il fallait éviter à tout prix de mener une politique d'apparatchik, totalement déconnectée de la société civile et des conditions de vie du travailleur, qu’il fallait moraliser la vie publique et ne pas passer par une « oligarchie » déconnectée du réel...