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Les marques publiques : levier de notoriété et renouvellement de la relation aux usagers

Interview de Benoît Heilbrunn

Benoît Heilbrunn
Benoît Heilbrunn© DR
Professeur au département Marketing à ESCP Europe et spécialiste des stratégies de marque.

<< La fonction essentielle d’une marque dans un espace démocratique est donc la reconnaissance >>.

Propos recueillis dans le cadre d’une réflexion sur les outils du marketing public et le développement des stratégies de marques publiques.

Réalisée par :

Date : 29/06/2015

Les marques traversent tous les champs sociaux. En plus d’identifier des produits, des offres, des services, ce sont devenues des vecteurs de sens et d’idéologie. Pouvez-vous nous décrypter les principes sous-jacents qui animent les marques ?

le travail d’une marque est de rendre visible l’invisible

Les marques traversent effectivement tous les champs, avec cependant plus ou moins de pertinence. Toutefois, contrairement à ce qu’on pourrait penser, la marque n’a pas en premier lieu une fonction économique mais une fonction de marquage qui consiste à marquer un territoire physique et symbolique. C’est un signe anthropologique et culturel, inventé dans l’antiquité par les artisans dans le but d’identifier la source des produits. Elle est donc liée à une forme d’auctorialité, c'est-à-dire à une logique de construction d’un émetteur, d’une source d’autorité. La marque a aussi une fonction de différenciation : alors que les produits et les objets ont tendance à se banaliser, la marque permet de les différencier. C’est un opérateur de différenciation perceptuelle, qui vise à montrer des différences qui ne sont pas forcément réelles ou perceptibles. Autrement dit, le travail d’une marque est de rendre visible l’invisible.

Comment intervient-elle entre l’émetteur et le récepteur ?

Les marques fortes sont des marques qui s’étendent

La marque est une interface. C’est un dispositif de médiation symbolique, entre une organisation et ses publics. Pour comprendre la marque comme système culturel  et conventionnel, on peut faire l’analogie avec le modèle trifonctionnel de Georges Dumézil : les marques, comme les sociétés, sont structurées autour de trois fonctions :  la fonction de souveraineté, la fonction guerrière et la fonction de reproduction. La première étape est d’asseoir une souveraineté pour la marque : quel est l’émetteur ou l’auteur ? Quelle est sa légitimité ? Ensuite, une marque a une fonction éminemment guerrière, c’est le fait de défendre un territoire. Cela est en fait l’apanage du marketing.
Enfin, une fonction de reproduction amène, elle, à penser la marque dans le temps et dans l’espace, et à penser son potentiel d’extension. Les marques fortes sont des marques qui s’étendent - ce qu’on appelle le stretching1- l’idée étant d’aller vers une extension qui fasse sens pour l’usager et pour l’entreprise. C’est un point important d’évaluation d’une marque.
Par exemple, quand la marque Geox s’est mise à vendre des vêtements en plus des chaussures, cela avait un sens pour l’usager parce que pour les marques de mode,
l’accessorisation est une tendance naturelle : elles tendent à proposer un « total
look », c'est-à-dire la possibilité de s’habiller complètement avec une seule marque.

Peut-on retracer la généalogie de l’essor des marques telles qu’on les connaît ?

La fidélité à la marque renvoie d’ailleurs d’abord à l’idée de reproductibilité plutôt qu’à celle de l’attachement

Les marques sont devenues très puissantes au XIXe siècle suite aux trois temps convergents que furent les révolutions industrielle, commerciale, et politique.
D’abord, la révolution industrielle a fait advenir la capacité pour une organisation à reproduire un produit et donc une expérience. Elle a conduit à une société hyper industrielle dont le propre est l’hyper labellisation et la standardisation d’une expérience liée à la consommation d’un bien, que celui-ci soit un produit ou un service. Avec cet avènement, la première fonction d’une marque fut d’assurer la même expérience d’une fois sur l’autre. La fidélité à la marque renvoie d’ailleurs d’abord à l’idée de reproductibilité plutôt qu’à celle de l’attachement. Si l’on reprend les analyses éclairantes de Max Weber, cette notion de reproductibilité de l’expérience produit néanmoins nécessairement du désenchantement. En d’autres termes, l’économie des marques a substitué une société de la prévisibilité, et du contrôle à une société guidée par la poésie, la magie et la surprise.
Le deuxième moment correspond à la révolution commerciale qui a consacré les grands magasins, tels que Le bon marché ou Harrods, et le déploiement de l’économie du libre-service. L’accessibilité directe à la marchandise est devenue un phénomène très important qui a progressivement supplanté l’interface humaine. La marque a alors servi à remplacer une médiation humaine par une médiation symbolique. Le vendeur a été relayé par des éléments symboliques, comme le nom, le packaging, et ou encore les personnages de marques. L’économie des marques s’est ainsi structurée autour de cette incarnation de la marchandise. C’est même ce qu’on a appelé le « vendeur silencieux » (expression de Vance Packard, célèbre sociologue américain), c’est à dire un dispositif de médiation qui a eu pour fonction d’assurer une logique de séduction, et de captation esthétique de l’attention. Cette captation, fondée sur un modèle de captation érotique, a correspondu à l’érotisation de la marchandise (d’où plus tard également l’apparition des pin-up, des stars, des égéries, etc. construites par l’industrie cinématographique). La marque symbolise l’équation entre la captation d’une valeur libidinale, et la valeur économique. Pour ainsi dire, il s’agit aussi d’un dispositif de manipulation symbolique, au sens propre et comme au sens figuré car la marque a pour rôle de redonner la main à l’émetteur sur le distributeur, dans le cadre de ce rapport de force inédit entre les entreprises fabricantes, et les intermédiaires commerciaux. Les industriels ont créé les marques au XIXe pour reprendre la main sur le marché.
Troisième moment, la révolution politique et l’avènement d’un système démocratique, qui a remplacé un système verticalisé de relations sociales (dans lequel les individus ont leur place dans l’ordre social selon leur naissance) par un ordre social a priori horizontal. Ce système aristocratique a laissé place à un système démocratique fondé désormais sur un désir de reconnaissance de chaque individu, induisant pour lui une nouvelle problématique, celle de la quête de l’identité individuelle. Celle-ci se manifestant à travers une recherche de performance identitaire : à l’individu de montrer qui il est, qui il n’est pas, et de déployer une identité. De façon analogue, le capitalisme a alimenté cette fiction selon laquelle on existe en forgeant son identité, celleci se déployant essentiellement sous la forme d’une performance consommatrice. Autrement dit, consommer sert à se fabriquer une identité, à manager son image, soit en la réparant, soit en la renforçant, soit en la modifiant. La fonction essentielle d’une marque dans un espace démocratique est donc la reconnaissance : signifier aux autres et à moi-même que je suis quelqu’un.

Comment peut-on expliquer ce phénomène de plus en plus répandu d’adhésion à des marques phares (de type Apple, Nespresso…) ? Qu’est ce qui justifie ce besoin de se reconnaître dans des marques ?

Une marque ne se réduit pas à un logo mais génère une relation.

La marque s’inscrit incontestablement dans une dynamique, elle est vivante. Une marque ne se réduit pas à un logo mais génère une relation. Avec le capitalisme, la nature de la relation qui était essentiellement utilitaire et transactionnelle s’est esthétisée. On a petit à petit fait monter en puissance des attributs esthétiques dans le choix des marchandises qui ont déporté le regard de l’utilité vers des fonctions davantage émotionnelles. À cette esthétisation de la marchandise s’est ajoutée une logique de personnalisation des marques. Alors que la marque a longtemps été pensé comme une empreinte mentale censée lier un objet marchand à un imaginaire, la marque a été progressivement pensée comme un partenaire à partir des années 2000. C’est pourquoi l’on projette sans difficulté des attributs humains comme l’identité, la personnalité, le charisme, etc., sur les marques.
Cette anthropomorphisation des marques explique aussi en partie la dimension communautaire que certaines marques sont capables de catalyser. Certaines marques suscitent en effet de la part de leurs clients des logiques de fidélisation exclusive et d’attachement qui mettent en évidence l’existence d’une véritable communauté (réelle ou virtuelle) liée à la marque. Il me semble que les communautés de clients générées par des marques font en partie écho au phénomène d’émergence de la figure de l’amateur : celui qui aime et qui aime partager. En effet, ces communautés résultent d’une reconfiguration de clients autour d’une marque sur la base de l’amour de la marque et de la connaissance fine du produit. Elles s’inscrivent souvent dans un contexte croissant d’économie circulaire et participative, où l’amateur contribue aussi à l’expansion et la notoriété de la marque. L’amateur est celui qui est doté d’une expertise et qui va essayer d’accroître le cercle d’influence et d’acheteurs de marque auprès de personnes avec lesquels il partage un ethos et une connaissance de l’univers en question. C’est une nouvelle forme d’amicalité qui prend racine dans les salons parisiens du XVIIIe siècle alors que se déploie la figure éclairée de l’amateur d’art.
Par ailleurs, notre rapport aux marques est de nature addictologique dans la mesure où la marque renvoie à ce que les grecs appelaient le « pharmakon », c'est-à-dire ce qui est à la fois le poison et le remède. C’est le poison, parce que la marque, et ce qu’elle représente, instille un problème et le dramatise autant qu’elle devient le remède en le résolvant. La notion de pharmakon permet de comprendre cette pulsion vers la marchandise qui est le moteur même du capitalisme. Cette addictologie repose sur une logique de décommodification. Rappelons en effet que la fonction d’une marque est de « décomodifier » une marchandise, c'est-à-dire de faire porter le regard sur d’autres aspects que celui de la commodité afin de créer et de capturer de la valeur économique. Ainsi, les marques désutilisarisent les biens et les marchandises en leur donnant du sens à travers des récits et des codes. Autrement dit, un individu n’achète presque jamais un produits mais des codes et des récits qui lui sont associés via la marque. Il faut pour ce faire que la marque dramatise un non-événement et qu’elle produise du récit.
La marque n’existe donc pas simplement à travers des codes mais aussi à travers une narration. La marque est essentiellement une puissance narrative. Pour le dire autrement, les grandes marques racontent des grandes histoires. Par exemple, Burberry s’est repositionné avec un récit autour de la britannicité. Avant, Burberry vendait des imperméables. Aujourd’hui, elle est devenue une marque de « lifestyle » : elle emblématise toutes les facettes et les contradictions de la britannicité.

Pour résumer, la marque est un vecteur de création de désir. Comment se saisir du désir ? Y a-t-il une « recette » pour penser une stratégie de marque qui fonctionne ?

Très souvent le désir n’est pas dans l’objet mais renvoie comme en miroir au désir de l’autre

Un premier levier est d’avoir un objet aspirationnel ou qui ait une forte charge émotionnelle. Cependant, ces objets n’existent pratiquement pas en soi, hormis peutêtre dans l’univers du luxe où certaines marques ont des produits qui sont en propre l’objet de désir. Très souvent le désir n’est pas dans l’objet mais renvoie comme en miroir au désir de l’autre. Le marketing s’est d’ailleurs construit sur l’idée d’une triangulation du désir. On ne désire pas des objets mais le désir de l’autre comme l’a montré René Girard. Schématiquement, pour créer du désir il faut d’abord faire ad6 venir de la souffrance - ce que j’appelle une morale de l’inconfort - en dramatisant des problèmes de la vie quotidienne à travers des mécanismes narratifs (inspirés notamment des ressorts de la tragédie grecque). Il s’agit de répondre à ce que le marketing appelle un consumer insight2.
Le capitalisme ne cesse d’invoquer le « well-being » [bien-être], ou d’enjoindre au « happiness » [bonheur], des états incompatibles avec l’accélération propre à la société d’hyper consommation. Comme l’a montré Pascal Bruckner, les gens sont de plus en plus culpabilisés du fait de ne pas être heureux ; le droit au bonheur s’est mué en un devoir de bonheur. En montrant ce décalage permanent entre ce qu’un individu devrait être et ce qu’il est, cela crée de la souffrance, et la souffrance c’est ce qui soutient la demande et donc le marché. Pour ainsi dire, les marques nous parlent très rarement de l’objet, elles nous parlent de notre relation aux autres. La question de la reconnaissance est utilisée par les marques sous la forme d’une compétition symbolique entre les individus. Cette compétition nécessite de proposer autre chose que de simples commodités en passant au produit, au service, voire à l’expérience. Cela constitue un chemin de création de valeur qui renvoie au mécanisme dit de « premiumisation3 ». Toutefois, ce modèle peut poser question lorsqu’il est transposé au domaine public, où les marques doivent représenter l’idée du bien commun.

Le développement de marques publiques est devenu de plus en plus manifeste avec la montée en puissance de ce qu’on appelle désormais le branding territorial. Les villes - et territoires associés - s’inscrivent dans des logiques de différenciation et cherchent à développer leur notoriété et leur attractivité par la création de marques et d’images fortes. À ce titre, quel regard portez-vous sur ces stratégies de marketing territorial ? Quel intérêt y a-t-il à « marquer » un territoire ?

Dans une certaine mesure, une marque urbaine poursuit les mêmes objectifs que des marques dites commerciales - attirer des investisseurs, des entreprises, des salariés...

La stratégie de marquage d’un territoire est consubstantielle à l’idée de marque. De fait, une marque, dans sa fonction de souveraineté et sa fonction guerrière, vise toujours à marquer un territoire symbolique. Avec le branding territorial, il s’agit de surcroît d’un territoire physique. Aussi, une marque urbaine a pour but d’articuler un marquage symbolique avec un marquage territorial et répond de ce fait aux fonctions marketing que sont l’attraction, la séduction et la captation esthétique. Dans une certaine mesure, une marque urbaine poursuit les mêmes objectifs que des marques dites commerciales - attirer des investisseurs, des entreprises, des salariés, etc. - et s’inscrit dans des logiques marketing de différenciation et d’identification.
Il existe toutefois une distinction importante entre ce qu’on appelle le « branding » et ce qu’on appelle le « badging ». Le branding, c’est le fait qu’une marque s’appuie sur une vision de son marché de référence pour concevoir et développer sa stratégie alors que le badging renvoie aux éléments visibles et figuratifs de la marque (identité visuelle et logo). Les grandes marques sont des dispositifs qui ont proposé une nouvelle vision de leur univers. Apple a totalement changé notre rapport à l’ordinateur, à la musique, au téléphone… Pour qu’il y ait une marque, il doit y avoir une vision, qui elle-même s’appuie sur des croyances et des convictions et revendique des principes. Par exemple, la marque Armani s’est construite pour défendre une forme d’universalisation de l’élégance qui est devenue une élégance cosmopolite, alors qu’au début c’était une élégance milanaise. Ce qui est fondateur dans une marque, ce sont les valeurs. Chaque produit Bic, que ce soit un stylo, un briquet, ou un rasoir est universel, ingénieux, bon marché et rend service. Voici donc les valeurs de Bic. On ne parle pas ici des principes qu’on affiche sur un site web mais bien d’un principe actif et directeur, qui ne se réduit pas à un principe communicationnel. Pour moi, la valeur fait partie du domaine de l’implicite. C’est ensuite à la marque de faire advenir ses valeurs, selon ce procédé sémiotique consistant à rendre visible l‘invisible. Pour résumer, la meilleure métaphore de la marque est celle de l’iceberg : la partie visible fait écho aux éléments figuratifs de la marque (son identité visuelle) et la partie cachée renvoie à une architecture de valeurs et un fond idéologique.

Pour un territoire, comment opérer ce choix de valeurs ?

L’enjeu est de fabriquer un récit à partir d’une identité tout en actant que cette identité n’est pas statique

Un territoire doit se tourner vers le branding et non pas se limiter au badging, et ne pas réduire la marque à un site, des plaquettes, un logo et des couleurs ou encore des produits dérivés. D’un côté, un territoire peut faire valoir des éléments significatifs de l’action publique et les rendre saillants aux citoyens, tels que les grands investissements selon un principe de marketing du politique. De l’autre, la conception d’une marque urbaine nécessite de se poser la question de l’identité culturelle et territoriale de la ville, et de penser une communication en accord avec une stratégie définie.
Cette stratégie s’appuie sur un fond qui est nécessairement idéologique. Toutefois, une des difficultés est de définir l’identité d’un lieu sans entrer dans une vision substantielle de l’identité. Comme le dit Paul Ricoeur, l’identité est narrative. L’enjeu est de fabriquer un récit à partir d’une identité tout en actant que cette identité n’est pas statique mais qu’elle est dynamique. Le fait d’ancrer l’identité dans des éléments figuratifs risque de la figer et de limiter sa puissance idéologique. Ce récit doit donc faire l’objet d’une négociation. On parle souvent d’I Love NY ou d’I Amsterdam, qui excellent dans la propagation d’une unité de communication - ce qu’on appelle une marque virale. Cependant la marque urbaine ne doit pas faire l’économie de la dimension relationnelle et partenariale qui lui incombe. Des marques très fortes sur le plan figuratif, telle qu’OnlyLyon avec le visuel du lion, qui ancre le territoire dans un objet, doit faire attention à ne pas occulter les principes sous-jacents.

Peut-on imaginer du branding territorial sans marque ?

Une marque demande du temps

La marque n’a pas fonction à tout marquer. D’ailleurs, il me semble important d’opposer ce qu’on appelle un « trade mark », c'est-à-dire un nom de marque déposé et protégé juridiquement, d’une marque stratégique. Pour la collectivité, la question est de savoir s’il est pertinent de transformer des « trademarks » en marques, sachant qu’il faut par la suite développer une méthodologie et penser la marque dans la durée. Une marque demande du temps. Apple a mis une génération avant d’être une marque capable d’asseoir un discours reconnu et porteur. De plus, tous les éléments marquants d’un territoire n’ont pas besoin d’être rigidifiés ou codifiés, certains parlent d’eux-mêmes ! A contrario, si l’on s’inscrit dans une stratégie de marketing du politique - un marketing dit « politicien » -, il faut alors assurer un marquage qui montre la visibilité spectaculaire de l’action publique, comme l’a fait Paris par exemple, avec Jacques Chirac, et son idée des motocrottes. Cette stratégie marketing revient à montrer avec des objets fortement visibles et saillants que la collectivité agit sur un problème concret. Il s’agit de rendre visible une action publique… qui est en fait quasi inexistante dans les faits.

Parallèlement au marketing territorial, on assiste au développement de plus en plus de marques publiques, soit pour identifier des institutions, prestations ou services existants, soit pour accompagner le lancement de nouveaux services - à l’instar de Velo’v. Qu’est ce qui justifie, selon vous, cette ouverture du secteur public à décliner ses propres marques de services publics ?

la marque Ameli.fr personnifie la relation entre l’institution et ses usagers

On constate d’abord une évolution de la notion de citoyen vers une notion d’usager, voire d’apparition de la figure de l’« usager - client ». Ensuite, l’économie des marques est poreuse. L’objectif est de casser les frontières symboliques et d’aller conquérir tous les espaces, y compris l’espace public symbolique. Pour le secteur public, ces nouvelles marques permettent d’investir une relation, de revendiquer une prestation, de montrer une valeur ajoutée et encore une fois de donner des signes d’identification et de reconnaissance à cet usager-client. A mon sens, cela correspond aussi à une réflexion sur la notion d’émetteur, qui a commencé dans les années 90 avec l’avènement du logo de l’État, décidé par Lionel Jospin. Face à la pauvreté symbolique de l’héraldique de la France jusqu’alors limité au seul emblème officiel (le drapeau tricolore), le nouveau logo a intégré l’emblème de la Marianne au drapeau afin de renforcer l’identification de l’émetteur. Il s’agit pour moi d’une mutation de l’État, où cette grande puissance abstraite qui a pour objet de promouvoir le bien commun est désormais rentrée dans une logique de segmentation et de relation, nécessitant d’identifier un émetteur et un récepteur.
Un exemple de réussite d’une marque publique, qui symbolise bien cette idée de relation, est la marque Ameli.fr de l’Assurance Maladie. Si la Caisse primaire d’assurance maladie n’évoque pas un univers particulièrement positif - on est dans le secteur de la santé et du remboursement des soins -, la marque Ameli.fr personnifie la relation entre l’institution et ses usagers et symbolise un lien de l’ordre de l’affectif, qui adoucit les problématiques traitées

Une marque publique fonctionne-t-elle nécessairement sur les mêmes ressorts qu’une marque privée ?

il existe une différence fondamentale qui est que dans le cas d’une marque publique, il n’y a pas de désir de captation économique

Certains ressorts sont communs mais il existe une différence fondamentale qui est que dans le cas d’une marque publique, il n’y a pas de désir de captation économique. La différence se situe entre d’un côté une logique marchande de premiumisation et de captation de valeur économique, et de l’autre un cadre de structuration de la relation. En termes structurel, c’est très proche, mais la marque publique revendique les fonctions anthropologiques de souveraineté, de différenciation et de reproduction alors que la marque marchande revêt nécessairement une dimension économique de captation de valeur. Mais encore une fois, dans le privé comme dans le public, la marque n’est pas le logo. Le public doit s’efforcer de gérer ses marques selon les principes du branding afin d’inscrire son action dans un mécanisme de long terme permettant de structurer les relations.

À l’inverse, pourrait-on imaginer qu’un nouveau service public se dispense d’une stratégie de marque ?

Avec l’avènement du participatif et de l’économie circulaire s’opère une véritable mutation qui pourrait engendrer une relative dissolution des marques, préférant d’autres modalités relationnelles.

Aujourd’hui, la marque est à la mode. Cependant, comme disait Barthes, « la mode c’est ce qui se démode ». Avec l’avènement du participatif et de l’économie circulaire s’opère une véritable mutation qui pourrait engendrer une relative dissolution des marques, préférant d’autres modalités relationnelles. La digitalisation, tout autant que l’évolution des modes de communication font que nous ne sommes plus dans un modèle unidirectionnel classique où l’émetteur s’adresse à un récepteur, mais dans des modèles pluri-émetteurs et pluri-récepteurs, réinterrogeant le positionnement
des marques.
Rappelons que la marque est liée à la fiction-auteur, gageant un émetteur identifié et construit. L’élaboration des émetteurs publics doit par conséquent savoir s’appuyer sur des identifiants - des noms - qui eux-mêmes doivent se parer d’atours rappelant des principes et des visions.

Est-il possible qu’une marque publique nuise à l’offre qu’elle marque ?

Dans le champ de la consommation le surcodage est toujours le signe d’une déficience

La marque est fondée sur une co-construction : c’est un échange et un dialogue. Tout se construit dans le dialogue. À l’heure de l’économie participative et digitalisée, si l’on oublie cette dimension, on peut avoir des effets de retour négatifs. Dans le champ de la consommation par exemple, le surcodage est toujours le signe d’une déficience…

Qu’en est-il des marques qui sont des entités fédératives d’une pluralité d’acteurs ?

le label rassure tandis que la marque prend la parole

C’est un collectif, c'est-à-dire une caisse de résonnance. Il faut différencier la marque - un émetteur singulier - d’un label. Le label, c’est un signe transversal qui assure une certaine qualité du produit, et de son processus d’élaboration. Il existe une tentation du politique d’aller vers le label mais celui-ci ne prend pas la parole ; le label rassure tandis que la marque « prend la parole ».

Le Grand Lyon gère actuellement un portefeuille de 70 marques. Récemment, une démarche de réflexion a été menée afin de consolider et mettre en cohérence l’ensemble de ces marques. Comment penser une architecture cohérente ?

Il ne faut pas oublier la question du coût, la gestion d’une marque coûte cher !

Cela dépend d’une stratégie. Il existe toute une gamme d’architectures de marque, allant d’une posture monolithique où les produits et/ou services sont déclinés autour de la marque-mère - la marque « corporate » -, ce que font Phillips ou BMW par exemple, à un développement beaucoup plus diffus de marques fédérées autour d’une entreprise-mère, celle-ci pouvant être inconnue du grand public. Par exemple, Zara, Massimo Dutti ou encore Bershka sont les marques d’un même groupe, dont le nom n’est pas connu de ses clients.
Ensuite, il faut distinguer une marque « corporate » d’une marque commerciale. Une marque « corporate » prend la parole, avec un émetteur identifié, alors qu’une marque commerciale est uniquement dans une relation marchande. Ainsi la responsabilité sociale des entreprises (RSE) ne peut s’appliquer qu’au niveau d’une marque « corporate », et non pas au niveau d’une marque commerciale. Nestlé peut avoir une stratégie de RSE, Nesquick ne peut pas.
À ce titre, le secteur public s’inscrit d’abord dans l’affichage de marques de type « corporate », c'est-à-dire où l’on va retrouver cette notion de fiction-auteur. En se focalisant sur une seule marque, il est aussi plus facile de créer des synergies en termes de communication, et de rationalisation des ressources économiques. Il ne faut pas oublier la question du coût, la gestion d’une marque coûte cher ! Néanmoins, le développement d’un portefeuille comprenant plusieurs marques peut permettre de segmenter les offres, selon une logique marketing.
La plupart des entreprises s’oriente aujourd’hui vers des marques « corporate » avec dans certains cas des marques-filles très fortes. Veolia est un bon exemple d’un opérateur de service public qui a fait sa mutation vers une marque « corporate » avec un logo explicite et pertinent : « on vient de l’eau, et on est dans l’équilibre et la préservation de l’équilibre », déclinée ensuite en marques-filles comme Veolia Eau, VeoliaTransport, Veolia Propreté, etc. Suivant le principe d’affirmer son action dans la ville, cette entreprise se rend également visible en affichant son logo sur des objets auparavant laissés nus, à l’instar des camions poubelle. EDF est un autre exemple d’entreprise qui a su construire une image publique efficace, notamment grâce à un long travail de communication entrepris depuis 10 ans, sur le thème de l’environnement et du développement durable. Elle arrive d’ailleurs en tête d’un rapport qui établit un classement des meilleures entreprises françaises en termes de perception de leur utilité sociale.
La marque est donc tout à la fois une vision, des convictions, mais aussi des compétences; elle permet d’affirmer des savoir-faire que d’autres ne détiennent pas. Pour cela, un espace urbain a tout intérêt à faire valoir ses compétences, puisque c’est à ce niveau là qu’on peut le mieux faire advenir des valeurs.

Le secteur public a donc une carte à jouer…

une marque n’existe que si elle est liée à des engagements, une promesse et des pratiques.

Oui, il s’agit d’ailleurs d’une tendance sur laquelle les professionnels reviennent, ce qu’on appelle en marketing l’effet du « made in ». Cela renvoie au fait que certains endroits géographiques, des pays ou des villes, sont connus pour un savoir-faire, comme Romans et la chaussure. En captant ce type de compétences culturelles, on peut élaborer une plateforme de marques cohérente. Quelles sont les compétences d’une métropole ? Quelles sont les compétences d’un pays ? Voilà les véritables questions qui doivent guider la construction des stratégies de branding public. Il faut aussi se poser la question des limites du branding public. Il ne faudrait pas que le branding public soit assimilé à une forme de pollution sémiotique urbaine, de la même façon que les chaines de télévision polluent leurs programmes avec de trop nombreux messages d’auto promotion. Je pense qu’il ne faut pas négliger des actions citoyennes critiques qui s’arcboutent- avec justesse me semble-t-il- contre l’ensemble des stratégies visuelles utilisées pour brander la sphère politique. Je citerai par exemple le livre Don’t Brand My Public Space ! (Lars Muller Publishers) qui montre très judicieusement à quel point la banalité de ces productions fait partie intégrante de la crise de représentation que traverse la politique actuelle. Les citoyens ont légitimement raison d’être lassés par une forme de pollution symbolique de l’espace public, par des signes qui illustrent si ce n’est la misère symbolique, du moins la vacuité du politique.
On voit l’effort de certaines municipalités pour prendre en compte la perception et l’avis des citoyens dans la définition d’une politique d’offre. Cela me semble aller dans le sens d’un branding public qui ne se limite pas à des effets communicationnels mais rend compte du simple fait qu’une marque n’existe que si elle est liée à des engagements, une promesse et des pratiques. La marque n’est pas un copule publicitaire, c’est une relation de fiducie qui permet de créer un lien communautaire tissé de droits ET de devoirs.

Pour finir, pensez vous qu’on puisse se passer des marques ? Peut-on même imaginer la fin des marques ?

le dialogue nécessitera toujours d’être incarné.

La marque au sens anthropologique a toujours existé. En ce sens, il n’y a pas de raison qu’elle disparaisse. En revanche, le contexte d’hypertrophie des marques liée aux sociétés hyper-industrielles et à l’hyper consommation est en train d’évoluer. La mutation de la société de consommation vers une logique pluri-acteur, avec l’apparition du consom’acteur notamment, va faire advenir de nouvelles prises de paroles. Pour autant, cette apparition de l’amateur, du consommateur bricoleur, du consommateur citoyen, n’élude pas l’idée fondamentale que toute relation doit renvoyer à des identifiants et à du récit. Les marques ont su capter ces éléments universels que sont l’identification, le récit, et les valeurs. Toutes les cultures reposent sur ces mêmes codes. D’autres médiations symboliques pourront prendre la place des marques, qui s’appelleront peut-être autrement, mais le principe de l’intermédiation symbolique et anthropologique est immuable ; autrement dit le dialogue nécessitera toujours d’être incarné.

1-Le stretching est le fait pour une marque de s’étendre avec légitimité dans un secteur d’activité nouveau.

2- À savoir la représentation plus ou moins consciente d’un besoin auquel le marketing s’efforce de répondre.

3-Le fait de faire monter en gamme un produit en le dotant notamment d’une image luxueuse.