Vous êtes ici :

Co-produire une politique publique, l'exemple du traitement public des discriminations

Interview de Olivier NOËL

Olivier NOËL
sociologue, chercheur à l'ISCRA-CORHIS

<< Les lois ne suffisent pas, il faut des dispositifs de reconnaissance ambitieux, qui articulent le vécu des personnes concernées, la connaissance, et les institutions. >>.

Entretien réalisé le cadre du chantier sur la redéfinition de la relation entre les élus et les citoyens : participation, empowerment, contribution, activation.

Entretien avec Olivier NOËL, sociologue, chercheur à l'ISCRA-CORHIS, responsable du Master « Intermédiation et Développement Social : projets, innovation, démocratie et territoires » à l'université Paul Valéry Montpellier.

La relation entre les élus et les citoyens peut prendre plusieurs formes. La co-production en est une particulière qui met en évidence l’intérêt de la triangulation entre les premières personnes concernées, celles qui sont en position de décider et les intermédiaires qui font le lien. Olivier Noel est l’un de ces intermédiaires et il nous livre son analyse à travers les exemples de différents dispositifs auxquels il a participé sur le thème des discriminations.

Réalisée par :

Date : 09/12/2014

Votre travail se fonde sur les notions de participation, de co-construction, d’empowerment. En quoi intéresse-t-il la puissance publique?

Je travaille sur le terrain des politiques publiques de lutte contre les discriminations depuis les années 1990, dans une démarche de sociologie politique, de compréhension de l’action publique. Il s’agit à la fois d’observer les effets de l’action publique sur les acteurs de terrain et d’observer l’intérêt de ce que mettent en place ces acteurs pour l’efficacité de l’action publique. L’efficacité est un des enjeux de la co-construction de l’action publique, elle permet de gagner beaucoup de temps : en matière de lutte contre les discriminations, il s’est écoulé vingt ans entre les premières prises de conscience et la mise en place de dispositifs pertinents. Et le problème est loin d'être résolu.

Sur le terrain, vous travaillez notamment avec des collectifs qui vous sollicitent pour développer leur « pouvoir d’agir ». Comment ont commencé ces collaborations et en quoi consistent-elles ?

Ces collectifs m’ont sollicité, à un moment de leurs propres réflexions. Ils ont pensé que mon travail pouvait leur être utile, ils ont voulu en savoir plus. Pour donner un exemple précis, le collectif de jeunes « Vivre ensemble l’égalité », à Lormont, avait le projet d’organiser, avec le centre social, un forum public sur les problèmes de discrimination. Ils voulaient inviter certaines institutions auxquelles ils sont confrontés : la police, l’école, les acteurs de l’emploi… Ils ont découvert mes écrits sur l’usage politique du terme de « victimisation », terme qui étouffe souvent la reconnaissance des processus discriminatoires. Et ils m’ont sollicité, avec d’autres chercheurs, pour réfléchir sur cette difficulté à faire reconnaitre leur vécu face à des discours qui les renvoie régulièrement à une idée d’« exagération », à « leur responsabilité », etc. Le principe était le même dans une autre expérience, au Blanc-Mesnil, auprès de femmes portant le foulard confrontées à l’interdiction, au motif d’une certaine conception de la laïcité, d’accompagner leurs enfants en sorties scolaires.
Le travail se construit ensuite au fur et à mesure, sur la compréhension de situations auxquelles ces personnes sont confrontées, avec pour règle que les premiers concernés sont aux commandes du dispositif. En tant que non concerné par les discriminations, je peux être un allié, mais pas au cœur du projet. Si on travaille à développer le pouvoir d’agir, il est fondamental que les personnes concernées prennent en charge les problèmes auxquels elles sont confrontées. Personne ne leur dit ce qu’elles doivent faire, ce qui est une façon, française, jacobine, trop classique, de raisonner et de travailler.

Quelle est, justement, la place de ces « premiers concernés » dans ce processus de travail ?

On a tendance à postuler que les élites sont détentrices de savoir, plus dotées en capacité de compréhension, et sur cette question-là, on se rend compte que ce n’est pas le cas.

La rencontre se déploie autour d’une démarche de connaissance réciproque. Les personnes concernées sont dans un processus d’élaboration de leurs propres savoirs, qui sont des savoirs d’usage, d’expériences sur des points précis que le chercheur ne peut pas connaitre sans eux. Les situations qu’ils exposent sont parfois littéralement incroyables pour ceux qui ne les ont pas vécues. Il y a donc aussi un travail de vérification, de validation, de recoupement de témoignages, non pas pour les remettre en cause, mais pour rester dans une posture de connaissance, de recherche. Si l’on parvient à construire une relation d’intimité, de proximité, de confidentialité, de confiance, les personnes se livrent progressivement et dévoilent une réalité des discriminations qui en général n’a jamais été travaillée. La production de la connaissance passe par ce processus de reconnaissance.
En regard, le savoir universitaire, distancié, est un levier important pour développer le pouvoir d’agir. Il donne une meilleure maitrise des codes langagiers, des outils de lecture des situations. On part donc de faits qu’ils apportent, qui sont avérés, puis on travaille sur les enjeux dont ces faits sont les symptômes, puis sur la manière dont ils peuvent être rendus publics, puis sur ce que ces faits deviennent une fois qu’ils sont publics, etc…
Ces personnes sont des « surdouées » de la question des discriminations. La moindre notion que l’on énonce fait sens pour eux tout de suite. Ils s’en saisissent immédiatement. J’ai fais des séminaires auprès d’élites politiques, administratives, élus ou énarques, préfets… il leur faut beaucoup de temps pour comprendre. Dans la compréhension de ce que peut-être une discrimination, comment elle peut être vécue, ses conséquences, eux sont plutôt les « sous-doués ». C’est un enseignement fondamental pour moi. On a tendance à postuler que les élites sont détentrices de savoir, plus dotées en capacité de compréhension, et sur cette question-là, on se rend compte que ce n’est pas le cas.

Ce travail peut-il ensuite dépasser le cadre très local dans lequel il se construit ?

Bien sur. Ce partage de connaissance doit s’étendre à une communauté plus large. Les jeunes ont mis en place un forum en mai 2011, qui a réuni 300 personnes, dont certains représentants des institutions. Ils ont réalisé un documentaire, intitulé « Vivre ensemble l’égalité », qui montre bien ce partage de connaissances.
Les membres de ces collectifs interviennent régulièrement dans des formations : des cours sur les discriminations, des formations à destination de la police, des personnels des centres sociaux, des missions locales… Les auditeurs peuvent être surpris de voir arriver des jeunes de 17-20 ans, qui vont animer seuls pendant 3 heures un cours sur les discriminations par exemple, mais ils sont finalement très satisfaits. Sans être universitaires, les membres de ces collectifs ont progressivement élaboré une démarche pédagogique. Ils se retrouvent en capacité de former des gens, de produire et de transmettre des connaissances et des questionnements nouveaux.

Question triviale peut-être, êtes-vous rémunéré pour faire cela ?

Non. Étant rémunéré par l’université, je considère que cela fait partie de mon travail, au titre du service public. Cela a d’ailleurs compté dans notre relation : les personnes discriminées ont souvent le sentiment que d’autres se nourrissent de leurs problèmes. On entend fréquemment qu’il y a « ceux qui vivent les discriminations », et « ceux qui en vivent ». Les jeunes de Lormont avaient très peu de moyens au départ, mais c’est intéressant de voir que plus le projet avançait, plus les institutions venaient proposer des financements.

Comment réagissent les institutions, justement, devant ce type de projets ?

Ce travail est différemment accueilli. D’un coté, il a reçu un soutien énorme d’institutions luttant depuis des années pour un traitement public des discriminations. Elles y ont vu enfin quelque chose qui fonctionnait, qui était d’une efficacité redoutable pour faire avancer ce problème, dans un contexte où beaucoup d’argent a été dépensé sans résultats. Le chef de service en charge de la « lutte contre les discriminations » au Commissariat général à l’égalité des territoires nous a, par exemple, soutenu jusqu’au bout. D’un autre coté, d’autres acteurs institutionnels sont méfiants, se demandent si ces jeunes ne sont pas manipulés, si on peut leur faire confiance…

Certaines institutions font-elles directement appel à vous ? L

a commande passe d’avantage par des réseaux de professionnels, qui sont en questionnement sur les manières de développer du pouvoir d’agir, ou par les chargés de mission, les directeurs des centres sociaux et des collectivités. Les expériences de participation que j’ai menées peuvent leur servir de base de réflexion. C’est le cas avec la fédération des centres sociaux et l’Inter-Réseaux du Développement Social Urbain. Je travaille également avec les conseillers référent des missions locales, dans la région PACA, sur la mise en place d’ateliers participatifs autour de la question des discriminations. Les institutions sont plus prudentes. Elles ont une injonction institutionnelle à développer ces démarches, mais ne s’y engagent pas - de mon point de vue - très franchement.

Peut-être ne connaissent-elles pas assez ce qui peut être mis en place ?

La méconnaissance vient essentiellement d’un manque de formation longue des professionnels

Absolument. Lors du travail avec les Missions locales de PACA, c’est seulement au terme de la première année que que le regard des financeurs a changé. Le compte rendu d’activité s’est fait en présence des jeunes qui témoignaient directement du fonctionnement et de l’intérêt du dispositif. Les institutions ont réalisé que ce travail pouvait répondre pleinement aux injonctions à mettre les jeunes au coeur du dispositif, qui leurs sont faites dans le cadre de la politique de la ville. Ils découvraient que ces ateliers étaient pertinents et, surtout, que les jeunes pouvaient être acteurs du dispositif et non de simples bénéficiaires.
La méconnaissance vient essentiellement d’un manque de formation longue des professionnels. Il faut du temps pour développer des postures professionnelles favorisant le pouvoir d’agir : privilégier les pratiques d’écoute, être dans des rapports sociaux plus égalitaires avec les habitants. En formation, cette posture se construit par une réflexion sur les normes et les valeurs, par une valorisation de l’expertise des professionnels, et par le développement de dispositions pratiques. Sans ce travail profond de posture, les milliers d’outils qui existent ne sont pas mis en pratique.
Pour les professionnels, les démarche participatives sont une grande source de satisfaction et de motivation. Ils retrouvent un sens à leur métier dans l’expérience très concrète de la rencontre, le sentiment de pouvoir construire ensemble, d’avoir enfin du répondant face à leurs propositions.

Si je me fais l’avocat du diable, est-ce qu’on ne fait pas faire à ces collectifs le travail des institutions ? Est-ce qu’on n’encourage pas une démission de l'État ?

je comprends, mais si on ne fait pas ce travail, les institutions ne le feront pas de toute façon.

je comprends, mais si on ne fait pas ce travail, les institutions ne le feront pas de toute façon. Si l’énoncé n’est pas construit par le bas, il ne le sera pas du tout. Il faut ce processus d’énonciation ascendant, permettant aux personnes concernées de contraindre des institutions à prendre en charge des problèmes qu’elles ne veulent pas voir. Les innombrables travaux de chercheurs sont insuffisants pour interpeller les pouvoirs publics.

C’est assez paradoxal : cette démarche qui semble vouloir s’affranchir des institutions est aussi un appel, un acte de foi dans les institutions ?

Il faut savoir accepter, dans de tels processus, d'être bousculé, remis en cause.

On sait très bien que l’enjeu des questions de discriminations, c’est la reconnaissance. Et cette reconnaissance passe par les institutions. Lorsqu’un professeur, ou un policier vient écouter les jeunes, ils ont un sentiment de reconnaissance, de validation de leur vécu. Les lois ne suffisent pas, il faut des « dispositifs de reconnaissance » ambitieux, qui articulent le vécu des personnes concernées, la connaissance, et les institutions.
Les divers intermédiaires, professionnels, associatifs, ont cette « fonction ascendante », de mise en relation des personnes concernées avec celles qui sont en position de décider. Une fois que les premiers concernés prennent la parole, les proofessionnels doivent savoir s’effacer, repérer le moment où ils sont moins compétent qu’eux pour argumenter, convaincre, témoigner.
Ces positions d’intermédiaires sont délicates, mais absolument nécessaires pour tisser le lien entre populations et institutions. Le rôle des intermédiaires est d’accepter les expressions les plus radicales, les manières de formuler déstabilisantes, mais qui correspondent parfois le plus justement au vécu des personnes. Certains professionnels considèrent que les personnes qu’ils rencontrent parlent d’une manière inacceptable, posent des problèmes qui n’en sont pas, bref, que ces personnes ne leur conviennent pas. Mais c’est justement leur rôle de construire une action à partir la parole des habitants. Pas en étant forcément d’accord, mais en s’appuyant sur ce qu’ils disent pour construire un projet social. À eux de permettre que ces énonciations soit comprises, de travailler à leur politisation, et non de les censurer.
La situation serait bien pire si il n’y avait pas d’interpellation ! Il faut savoir accepter, dans de tels processus, d'être bousculé, remis en cause. Tant qu’il y a de la vivacité, de la vie politique, du conflit, il y a de l’espoir, et on peut construire des énonciations plus explicites, dont le politique va pouvoir se saisir pour construire des projets. Au contraire, quand il n’y a plus d’interpellation c’est terminé. La colère devient révoltes urbaines, dont la dimension politique est beaucoup plus obscure et délicate à saisir pour le politique. Le risque est grand de voir des gens qui veulent changer les choses, totalement désespérés, tomber dans les bras de ceux qui les instrumentalisent à souhait, et qui les encourageront au contraire à couper complètement les ponts avec les institutions. Les différents intermédiaires créent un continuum entre ces différents espaces sociaux en reconnaissant les énoncés de chacun, pour viser ensuite des actions pratiques. Malheureusement, les professionnels sont souvent inquiets de s’engager dans ce type de démarches.

Une des peurs des institutions est la peur du communautarisme, la peur d’être envahi par des intérêts particuliers…

Oui, on suppose régulièrement qu’il doit y avoir « quelqu'un » derrière les prises de parole, « qu’ils sont manipulés »… C’est une peur de la démocratie, voire parfois une haine. Les collectifs avec lesquels j’ai travaillé faisait plutôt preuve d’une farouche autonomie. « Communautarisme » comme « victimisation » sont des termes visant à décrédibiliser ce type de démarches. Depuis une dizaine d’années que je travaille de cette façon là, j’ai bien pris conscience, dans les rapports sociaux, d'être « un majoritaire ». C’est à dire un homme, blanc, avec toute la vision de la société qui va avec. On oublie un peu vite ce communautarisme des élites, qui se vit et se définit comme un universel. Même les savoirs que l’on peut produire sont déterminés, inconsciemment, par nos conditions sociales, de genre, de race. Par opposition, le communautarisme des minorités sera présenté comme un danger pour le commun. Si l’on veut construire concrètement un universel qui ne soit pas celui de quelques uns, il faut relever le défi d’articuler, de combiner les différentes communautés.

Un autre sujet d’inquiétude, c’est celui de l’incompétence des citoyens face à des problèmes complexes, juridiques, techniques…

Dans le domaine que je connais, celui des problèmes sociaux, les personnes directement concernées sont souvent plus compétentes que d’autres. La démocratie postule l’égalité, chacun est réputé compétent pour intervenir dans la vie publique. Cela n’empêche pas que les professionnels qui accompagnent les personnes concernées aient également des compétences propres. Mais ils doivent venir en appui de leur énonciation, et pas le contraire.
On reproche souvent aux habitants de ne savoir s’intéresser qu’à des micro-problèmes. Mais ce n’est qu’une question d’échelle. Il faut y voir les formulations locales de questions d’intérêt général, pas des petits problèmes personnels. Ce que vivent ici les quelques jeunes d’un collectif, c’est en fait ce que vivent tous les jeunes sur tous les territoires.

Pour finir, que pourrait faire une institution, par exemple une métropole, pour encourager ce type de démarches ?

Enfin, une institution peut surtout sécuriser les positions des professionnels qui s’engagent dans ces démarches

Il faut peut-être d’abord porter la plus grande attention aux intermédiaires, justement. Dans la politique que je connais le mieux, la lutte contre les discriminations, on a gâché des fortunes pour rien. On a payé à prix d’or des cabinets de consultants pour des diagnostics et des formations souvent inutiles. Des acteurs uniquement motivés par des questions pécuniaires ferment volontiers les yeux sur les questions dérangeantes. Ils s’en remettent à des technologies de la participation, qui peuvent paraitre rassurantes, mais qui tiennent les gens à distance, qui dépolitisent les débats. À terme, c’est terrible pour l’efficacité et la crédibilité de l’action publique. Cela fait fuir ceux qui voulaient s’engager, que le moindre échec replonge dans la conviction que « ça ne sert à rien ». Et les extrémistes sont alors prêts à les cueillir. Il y a une urgence politique à dessiner des possibles.
De nombreux acteurs sur les territoires ont une expertise, une connaissance fine de ces questions. Mais ce sont de petites structures, qui ne sont pas équipés pour occuper un marché, prospecter… C’est peut-être aussi parce qu’il n’y plus d’argent dans les caisses qu’on se tourne vers les gens aujourd'hui.
Enfin, une institution peut surtout sécuriser les positions des professionnels qui s’engagent dans ces démarches, et qui se retrouvent trop souvent face à un paradoxe : ils ont l’impression de faire ce qu’on leur demande et pourtant de manquer de soutiens, voire de subir des pressions dissuasives. Ceux qui mettent en œuvre ce qui est promis dans les programmes électoraux, ou les ordres de mission, se retrouvent sous le feu des critiques de leur hiérarchie. Sauf à avoir la fibre vraiment militante, ils hésitent à prendre des coups pour rien. Il faut donc clarifier et garantir le mandat de ces professionnels. Ces aspirations à changer de méthodes, à construire une société plus démocratique se développent. Le point de vue des premiers concernés est plus pris en compte, mais les institutions ne sont pas encore très à l’aise avec ça. On est au milieu du gué.