Vous êtes ici :

Vers de nouveaux modèles territoriaux d'innovation

Interview de Raphaël BESSON

Raphaël Besson - Agence Villes Innovations
Agence Villes Innovations

<< Les Systèmes Urbains Cognitifs (SUC) apparaissent comme des supports privilégiés d'attractivité et de développement d'activités innovantes. Ils jouent un rôle majeur dans la création de start-ups technologiques >>.

Raphaël Besson a exercé pendant plusieurs années les responsabilités de chargé d’études en économie urbaine au sein d’un cabinet d’architecte-urbaniste (INterland, Lyon, Paris) et de chef de projet Living Lab au Centre de Culture Scientifique, Technique et Industriel de Grenoble (La Casemate). A cette occasion, il a été responsable du salon EXPERIMENTA « Arts-Sciences», au sein de l’Atelier Arts-Sciences. Rattaché au laboratoire Pacte, ses travaux de recherche portent sur le développement économique des territoires, les systèmes d’innovation ouverts et la question des villes innovantes et créatives. Il a forgé au cours de sa thèse la notion de Systèmes Urbains Cognitifs, à travers l’étude de grands projets urbains situés à Buenos Aires, Barcelone et Grenoble. En 2013 il fonde Villes Innovations, une agence localisée à Madrid et Grenoble et spécialisée sur les thématiques de la ville innovante et créative.

Dans cette interview, Raphaël Besson nous livre un regard analytique et critique sur l’émergence de nouveaux modèles territoriaux d’innovation qu’il désigne du terme de Systèmes Urbains Cognitifs pour nous aider à mieux penser ce qui se joue dans la relation entre l’innovation et le territoire. Il nous livre en conclusion sa vision de ce que pourrait et devrait être selon lui une ville innovante et créative. 

Réalisée par :

Tag(s) :

Date : 16/06/2014

Vos travaux de recherche vous ont conduit à proposer un nouveau modèle territorial d’innovation que vous appelez Système Urbain Cognitif (SUC). Pouvez-vous définir ce que vous entendez par ce terme ?

Les Systèmes Urbains Cognitifs sont des espaces urbains compris en 100 et 300 ha, essentiellement développés par la puissance publique, qui cherchent non seulement à attirer les talents et les activités innovantes, mais aussi à jouer un rôle actif dans les processus créatifs et d’innovations. Les Systèmes Urbains Cognitifs cherchent au fond à dépasser le modèle des technopoles, ces anciennes zones interdites dédiées à l’innovation et actuellement en perte d’attractivité. Tout l’enjeu des SUC c’est de créer les conditions d’une innovation ouverte au tissu social et économique des villes, une ouverture sensée stimuler la créativité.

Une autre particularité des SUC est qu’ils ne sont pas positionnés sur un secteur d’activité ou une thématique scientifique ou technologique précise. Leur spécificité réside dans leur capacité à hybrider les sciences, les technologies et les filières d’activités à l’image du quartier 22@ à Barcelone 1 positionné sur les TIC, la santé et les biotechnologies, l’audiovisuel, le design, les énergies et l’environnement.

Lorsque j’ai commencé à observer ces espaces urbains, j’ai étudié la littérature consacrée à l’économie territoriale, des clusters aux milieux innovateurs, et à la sociologie urbaine et je me suis rendu compte que les notions étaient soit trop larges (régions apprenantes, villes créatives…), soit insuffisamment systémiques (l’axe d’entrée étant soit sociologique ou économique). Et les analyses omettaient une dimension pourtant essentielle des SUC…, la dimension spatiale ! Les espaces publics des SUC et l’architecture même des bâtiments sont totalement intégrés dans la réflexion sur les processus créatifs et innovants. On demande aux architectes et urbanistes en charge de la conception des SUC de redoubler d’ingéniosité pour aménager des espaces suffisamment denses, mixtes ou récréatifs et ainsi attirer la « classe  créative » chère à Richard Florida. Ces espaces doivent être également ouverts, ludiques et modulables pour stimuler les interactions informelles, et générer une atmosphère créative, propre à libérer les imaginaires et l’innovation ascendante. Enfin, les Systèmes Urbains Cognitifs transforment leurs propres espaces publics en de véritables laboratoires d’expérimentation des nouvelles technologies. A Barcelone, le projet 22@ met le quartier de Poblenou à disposition des  entreprises et des laboratoires, pour tester en situation réelle la performance de technologies en phase de pré-commercialisation. Des capteurs sont par exemple installés sur des lampadaires qui détectent la présence de passants, sur des poubelles afin d’identifier leur niveau de charge et optimiser la collecte des ordures, ou encore sur des places de parking pour que les conducteurs identifient immédiatement les places disponibles.
C’est d’ailleurs ce dernier exemple, 22@ à Barcelone, qui m’a conduit à m’intéresser à ce modèle territorial d’innovation. Barcelone est un cas extrêmement intéressant dans la mesure où dès les années 90, cette collectivité s’est interrogée sur la manière dont une ville pouvait agir et tirer son épingle du jeu dans une économie fondée sur la connaissance. Cette réflexion a vu naître le projet 22@Barcelona, un modèle qui a été largement diffusé à travers le monde, avec le développement d’une trentaine de projets en Europe et en Amérique du nord, avec par exemple le Quartier de la Création à Nantes, le projet GIANT/ Presqu’île à Grenoble ou le Quartier de l’innovation à Montréal. Le phénomène se développe actuellement en Asie et en Amérique Latine, comme c’est le cas à Buenos Aires avec les districts technologiques et du design.

 

Qu’est-ce qui différencie un SUC d’un technopôle ?

C’est en premier lieu la capacité des SUC à s’ouvrir aux acteurs « informels » de l’innovation comme les habitants, les utilisateurs des innovations ou les artistes. Les modèles des technopôles, mais aussi des campus universitaires, et plus récemment des clusters ou des pôles de compétitivité font largement reposer les innovations sur les universités, les centres de recherche ou les entreprises. Ces modèles n’évoquent que très superficiellement les dynamiques urbaines et les autres forces créatives qui existent au sein des  villes.

C’est aussi et surtout l’urbanité des SUC qui les différencie des technopôles. Avec les SUC, on reste dans une logique de concentration des activités innovantes, mais l’on observe aussi l’introduction de logements, de commerces, de cafétérias, de restaurants, d’équipements dédiés aux loisirs, au sport à la culture. Au fond, la production de connaissances nouvelles au sein des SUC se conçoit moins dans des « lieux de retraite ou des abris protecteurs » (pour citer l’économiste François Perroux) que dans des espaces ouverts et dotés de toute une série d’aménités urbaines. Et l’innovation se conçoit moins dans des lieux solennels, comme la Bibliothèque centrale, le Grand Amphithéâtre ou le Laboratoire de recherche que dans des espaces informels et dédiés à la vie communautaire. Les cafétérias, les espaces publics, les lieux de restauration, les espaces de détente et de loisirs apparaissent désormais comme des lieux hautement stratégiques pour penser les processus créatifs.

Les technopôles sont quant à elles assez pauvres du point de vue des aménités urbaines. Au sein de ces espaces, tout se passe comme si la connaissance et l’innovation devaient se gagner au prix d’un renoncement quotidien à la ville, à sa diversité sociale ou fonctionnelle et à l’intensité de sa vie culturelle. On est au fond assez proche de la pensée insulaire caractéristique des monastères au Moyen-Âge. Ces espaces de connaissance et d’innovation étaient alors auto-suffisants et largement coupés des « tourments » de la vie sociale et urbaine. C’était au sein du cloître que devait se transmettre en toute autonomie la connaissance et la « vérité absolue ».

Or les technopoles sont aujourd’hui confrontées à un réel problème d’attractivité. Leurs responsables prennent conscience de l’importance de proposer un cadre de vie agréable pour attirer les chercheurs et les talents, mais aussi favoriser les processus créatifs eux-mêmes. Car l’épanouissement de la créativité nécessite aussi des moments de détente, des espaces informels de rencontres, des lieux où s’inventent des nouvelles manières d’être et de faire… bref tout ce qui constitue l’urbanité. Dès lors on voit des technopôles comme Inovalée (l’ancienne ZIRST de Meylan), Sophia Antipolis ou Saclay à Paris s’ouvrir progressivement à la ville, en densifiant et en introduisant une dose de mixité fonctionnelle.

Une autre raison de l’importance de l’urbanité des SUC est liée à leur capacité à capter les financements dédiés à l’innovation. La force des SUC est de s’inscrire en ville dans le cadre d’un  projet de développement scientifique, économique, mais aussi urbain, social et culturel. Toute la rhétorique des SUC est de dire que les innovations produites en leur sein  auront nécessairement des effets positifs pour le tissu socio-économique local. Cette hypothèse joue bien évidemment un rôle essentiel dans leur capacité à capter des financements publics… Le projet GIANT par exemple, à travers le CPER (Contrat de Projet État-Région), l’Opération campus et les différents Investissements d’avenir a réussi à accaparer une quantité exceptionnelle d’investissements publics, à hauteur (et selon mes calculs) de 600 millions d’euros ! Chose que la technopôle Inovallée n’aurait à mon sens jamais réussi à faire, en raison notamment de son contexte péri-urbain.

 

Mais dans les faits, est-ce que l’urbanité qui caractérise les SUC joue un rôle dans la diffusion des innovations ?

L’urbanité joue un rôle indéniable dans la production d’innovations. Les SUC que j’ai étudiés dans ma thèse jouent un rôle de « lieu-aimant » vis-à-vis d’entreprises innovantes, de centres de recherche et d’universités. Et l’urbanité des SUC est un des facteurs majeurs d’attractivité, car elle répond aux besoins des activités innovantes, tant du point de vue des aménités urbaines que de la qualité architecturale des espaces productifs et de recherche. Par ailleurs, cette urbanité joue un facteur essentiel dans la construction d’une image de marque, qui permet d’attirer ou de rassurer des clients et des investisseurs potentiels. L’urbanité des SUC créé également un milieu favorable aux proximités et à l’échange d’informations tacites. Les SUC créent des « micro-proximités » (« moins de cinq minutes à pied ») qui s’avèrent essentielles dans les phases de production d’innovations. Certains ensembles architecturaux sont particulièrement plébiscités par les chercheurs et développeurs de start-ups que j’ai pu interroger. C’est le cas par exemple du Centres Glòries sur 22@ à Barcelone ou du centre métropolitain du design à Buenos Aires. Ces bâtiments proposent une diversité d’espaces de rencontres et de travail qui sont ouverts et facilement adaptables en fonction des projets.

Je suis en revanche beaucoup plus sceptique sur la capacité des SUC à diffuser les innovations au reste du tissu social et économique des villes. Les SUC sont imprégnés de l’illusion selon laquelle les technologies seraient aptes à stimuler par elles-mêmes, l’innovation et la créativité, et le développement socio-économique, urbain et durable des villes. Or la ville technicisée engendre une série de problématiques importantes.

D’un point de vue spatial, et bien que la qualité urbaine des SUC soit largement supérieure à celle des technopôles, j’ai pu constater toute la difficulté des SUC à « faire ville » ou en tout cas à créer un modèle urbain réellement innovant. J’ai bien au contraire observé une tendance à la standardisation des lieux et des espaces. Que l’on soit  à Buenos Aires, Grenoble ou Barcelone, on retrouve au fond le même type d’espaces et d’architectures. Avec par exemple un travail systématique et minutieux des architectes sur l’enveloppe des bâtiments. L’architecture des SUC doit exprimer la dimension technologique des projets et au fond rendre visible l’immatérialité des activités de la nouvelle économie. Le meilleur exemple possible est certainement le Media Tic Building sur 22@, dont la structure externe constitue une métaphore des réseaux numériques du web.  Au final, et selon les personnes que j’ai enquêtées, les SUC sont « des espaces agréables pour travailler, mais certainement pas pour vivre ! ». Il y a donc à mon sens une illusion technologiste qui s’imaginerait que les innovations liées par exemple aux capteurs ou à la réalité augmentée, seraient aptes à faire ville et à produire un urbanisme innovant par elles-mêmes.

D’autant que les habitants ne sont pas nécessairement ouverts aux innovations technologiques, dès lors qu’elles ne sont pas mises en perspective au regard de finalités sociales, culturelles ou environnementales. Les Systèmes Urbains Cognitifs font face à certaines critiques de la part d’une frange de la population. Sont questionnés l’apport des technologies dans l’amélioration du bien-être, les risques d’instrumentalisation des habitants et les menaces faites aux libertés individuelles. Les dangers liés à la santé (ondes, bio et nanotechnologies) sont plus rarement évoqués. Sur 22@ et sur les districts de Buenos Aires, on observe des phénomènes de gentrification difficilement maîtrisables. Le développement des SUC a pour effet d’augmenter les prix de l’immobilier et le coût de la vie en général, incitant au départ des résidents issus de la classe ouvrière ou défavorisée. On voit bien que ces dispositifs sont loin d’atteindre les objectifs initialement fixés, comme celui de développer des emplois pour tous, et en particulier des emplois peu qualifiés. Enfin, sur le plan de l’attractivité, il faut aussi faire la part des choses entre l’arrivée de nouvelles activités sur les SUC et le déménagement d’activités qui étaient déjà présentes sur le territoire…

 

La performance des SUC en matière de développement économique est donc selon vous exagérée. Quels sont les éléments d’évaluation qui vous permettent de le dire ?

Les SUC apparaissent comme des supports privilégiés d’attractivité et de développement d’activités innovantes. Ils jouent un rôle majeur dans la création de start-ups technologiques. L’incubateur d’entreprises Glòries à 22@, le programme INCUBA du Centre métropolitain du design à Buenos Aires ou encore le Bâtiment de Haute Technologie de Grenoble, enregistrent tous des chiffres records en termes de création de start-ups développées à la suite d’innovations créées au sein des SUC. Par contre, la capacité des SUC à diffuser les innovations technologiques dans le tissu économique local est beaucoup moins évidente.

Le nombre d’entreprises accompagnées reste extrêmement réduit. A l’exception d’un cas évident sur Grenoble (celui de la société iséroise RYB qui a développé des « canalisations communicantes » grâce aux technologies de type RFID du CEA-LETI), j’ai eu toutes les peines du monde à identifier des projets où les innovations liées aux TIC, au design, aux nanotechnologies ont réellement permis de développer des filières traditionnelles comme la logistique, la mécanique, le textile ou encore la papeterie. Au fond ces expériences ne bénéficient pas de la masse critique suffisante pour impacter significativement l’économie métropolitaine.

Un autre phénomène m’a particulièrement marqué… une part importante des start-up développées au sein des SUC a tendance à se faire racheter par des grands groupes, souvent américains. A Barcelone par exemple, deux start-up phares issues de l’incubateur Glòries ont été récemment rachetées, entraînant la suppression de centaine de postes. C’est le cas de la société Gigle Networks, rachetée en 2010 par la multinationale nord-américaine Broadcom Corporation, leader mondial dans l’industrie des semi-conducteurs. La start-up Lipotec, spécialisée dans le secteur des biotechnologies a quant à elle été rachetée en 2012 par la société américaine Lubrizol. Et l’on observe le même type de phénomène sur GIANT ou le district technologique de Buenos Aires ! A mon sens, il est urgent que la puissance publique arrête de se satisfaire d’un système qui crée des start-ups, mais qui ne dépassent jamais le seuil des 50 salariés. Certes, un tel mécanisme crée des innovations technologiques, mais à des coûts considérables pour la collectivité (avec en France par exemple le Crédit impôt recherche ou le développement d’infrastructures éducatives et de recherche). D’autant que ces innovations sont souvent industrialisées ailleurs, avec pour conséquence la création d’emplois … mais à l’étranger ! Pour répondre en partie à ce phénomène, les collectivités doivent développer des politiques économiques de long terme, et surtout prendre conscience des stratégies de certains des « traders de l’innovation », dont l’objectif est de créer de nouvelles start-ups, et de les revendre rapidement avec un maximum de plus-value.

 

Vous parlez d’innovation ouverte comme un modèle d’innovation qui associe, en plus des laboratoires de recherche et des entreprises, les acteurs informels, « non légitimes » de l’innovation comme par exemple les usagers ou les artistes. Est-ce que les SUC que vous avez étudiés parviennent vraiment à mettre en œuvre des démarches d’innovation ouverte ?

Mettre en place une démarche d’innovation réellement ouverte, en impliquant étroitement la société civile, les utilisateurs ou les artistes est un exercice passionnant, mais extrêmement long et complexe à développer. Sur GIANT, le MINATEC IDEAs Lab (MIL) et l’Atelier Arts-Sciences3  tentent d’organiser les rencontres improbables entre des chercheurs, des artistes, des designers et des ingénieurs. Et quelques exemples de réussite peuvent être évoqués. C’est le cas notamment des sessions d’innovation ouverte organisées au MIL dans le domaine des technologies liées à la capture de mouvement. Ces expériences ont permis de développer de nombreuses idées d’utilisations : écrans tactiles et interactifs des smartphones, aide au maintien à domicile des personnes âgées ou handicapées, etc. En 2007, le MIL s’est associé à l’Atelier Arts Sciences, pour imaginer des applications artistiques autour du dernier capteur de mouvement miniaturisé du CEA / LETI. L’expérience intitulée « Virus–Antivirus » a rassemblé pendant plusieurs mois des équipes de danseurs, des chorégraphes et des chercheurs du CEA spécialistes en traitement de l’information. Cette résidence a permis aux artistes de s’inspirer des techniques de captation de mouvement pour les détourner et les mettre en scène dans le cadre d’une création chorégraphique présentée à la Maison de la Culture de  Grenoble. Inversement, le regard décalé voire critique des artistes a permis d’ouvrir de nouveaux défis technologiques et axes de recherche aux scientifiques. Ces expériences d’innovation ouverte ont également participé à la création de la start-up Movea, une entreprise en fort développement et qui emploie aujourd’hui une cinquantaine de salariés. Un dernier exemple de réussite concerne l’utilisation de ces technologies de capture de mouvement par le beatboxer Ezra. Ce musicien a demandé aux ingénieurs du CEA et aux designers de l’ENSCI4  de concevoir un gant interactif  lui permettant de modeler la matière sonore par simple pression des doigts. Ce gant a été exposé et testé lors du dernier salon EXPERIMENTA. Il bénéficie de perspectives de développement et de valorisation extrêmement intéressantes.

Mais attention ces différents cas de réussite, s’ils sont intéressants, sont aussi très médiatisés. Les expériences d’innovation ouverte sont encore rares, et sont extrêmement difficiles à mettre en œuvre… Les chercheurs et les scientifiques qui s’intéressent à ce type de démarches se comptent sur les doigts de la main et les milieux culturels et artistiques sont souvent réticents à travailler avec le CEA ou avec le monde économique. Les expériences « arts-sciences » me semblent davantage jouer un rôle de médiation scientifique auprès du grand public, qu’une fonction réelle de stimulation des processus d’innovation et de création.

 

Vous invitez à dépasser le principe de diffusion des innovations, et à parler plutôt d’interactions entre technologies et tissu socio-économique. Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par là ?

L’écueil majeur des SUC est de se construire sur un fort déterminisme technologique. Les SUC font l’hypothèse qu’il suffirait de diffuser les innovations technologiques au tissu socio-économique local pour générer des effets vertueux pour l’ensemble de la société. Or comme on l’a vu précédemment la greffe a du mal à prendre. Dès lors à la question de la diffusion des innovations technologiques clés en main au tissu socioéconomique des villes, il me semble préférable d’envisager celle des interactions entre les innovations sociales, économiques, urbaines, environnementales et technologiques.

Barcelone a récemment pris conscience de la nécessité de sortir de ce déterminisme technologique. La municipalité a parfaitement compris des limites urbaines, sociales et économiques de son projet 22@Urban Lab. Les retours des habitants sur les technologies testées dans l’espace public de Poblenou sont extrêmement rares et lorsqu’ils existent, les retours sont souvent négatifs. D’où l’enjeu de co-produire les innovations urbaines avec les habitants. Et Barcelone est encore une fois en train d’inventer un nouveau modèle, un modèle cette fois interactionniste. La municipalité développe le projet Fab City, en lien avec le Fab Lab de Barcelone et la IAAC5 . A travers ce projet il s’agit en fait de renverser la logique, en partant non pas des technologies, mais des besoins et des aspirations des habitants des différents quartiers de Barcelone. Les technologies comme les capteurs, les TIC ou les machines numériques des Fab Labs (imprimantes 3D, découpeuses lasers, découpeuses vinyles) sont ici réduites à de simples outils au service du développement social, environnemental, économique ou culturel des quartiers. La municipalité fait ici l’hypothèse que les innovations technologiques seront d’autant plus riches qu’elles seront co-produites, c’est à dire utilisées et détournées par les habitants. Il s’agit ainsi d’ouvrir le champ des possibles et in fine les processus d’innovations et de création de valeur.

Ensuite, je me demande si la logique de « pôle » d’innovation est encore pertinente pour mettre en œuvre cette dimension interactionniste. Bien sûr, l’investissement dans des infrastructures concentrées et mutualisées reste extrêmement important, tant les coûts liés à l’innovation sont considérables (les salles blanches ou le moindre microscope de nouvelle génération coûte plusieurs millions d’euros). Mais cette logique de polarisation demande à être complétée par une approche plus diffuse et micro locale de l’innovation au sein des différents quartiers des villes.

Madrid constitue de ce pont de vue un exemple extrêmement intéressant. On observe la présence de plus de 200 espaces de co-working (Utopicus, Hub Madrid), ainsi que le développement de très nombreux espaces d’innovation ouverte, comme le  Media Lab Prado, le centre d’art collaboratif Matadero, le Campo de la Cebada ou le Centre social autogéré de Lavapiés, dénommé « La Tabacalera » (une ancienne fabrique de tabac). Ces micro-lieux de co-créativité occupent tous une fonction spécifique (création sociétale, artistique, numérique…), qui fait sens à l’échelle des quartiers. Pour moi Madrid est l’idéal-type d’une nouvelle génération de lieux d’innovation qui ne font pas l’objet d’une stratégie de planification de la municipalité mais sont plutôt le fruit d’un élan spontané porté par des citoyens ordinaires, et des personnes souvent très diplômées qui essaient de réinventer des modèles sociétaux et des manières d’innover pour faire face à des situations souvent précaires du fait de la crise économique qui secoue le pays. 

 

Le projet Fab City à Barcelone et ces micro-lieux dédiés à la créativité à Madrid, préfigurent-ils au fond l’émergence de nouveaux SUC ?

Vous avez parfaitement raison. Ces projets constituent à mon avis des Systèmes Urbains Cognitifs de type 2. Ces SUC de « nouvelle génération » se développent sous la forme de Tiers Lieux, une notion forgée en 1989 par le sociologue Ray Oldenburg. Cette notion se développe actuellement de manière essentiellement empirique à travers des projets de coworking spaces, des Living Labs6  et enfin de Fab Labs7 . Or il me semble que les Tiers Lieux ne sont pas réductibles à ces différentes entités. Leur spécificité réside dans leur capacité à les articuler et à intégrer les trois dimensions essentielles de l’innovation : la dimension spatiale des co-working spaces, la dimension sociétale des Living Labs6 et la dimension productive des Fab Labs 7 (en lien avec leurs capacités de prototypage rapide).   

Ces Tiers Lieux se distinguent des SUC de type 1 sur trois points. Au niveau spatial, les Tiers Lieux se développent de manière diffuse à l’échelle des villes et non plus de manière concentrée sur des sites urbains de quelques centaines d’hectares. D’un point de vue sociétal, les Tiers Lieux interrogent systématiquement le détournement des innovations au regard de finalités sociales, urbaines, culturelles ou environnementales plus larges, ainsi que la co-production des innovations par les habitants et les utilisateurs. Enfin les Tiers Lieux réintroduisent la dimension productive en lien avec les capacités de prototypage rapide des Fab Labs, une dimension étrangement absente de la conception des SUC de type 1. Or cet aspect est essentiel, dans la mesure où progressivement les acteurs de l’innovation prennent conscience des interactions entre d’une part les capacités de prototypage et de production pré-industrielle et les capacités de production cognitive et d’innovations. La France a malheureusement dans les années 80 et 90 crut à la déconnexion de ces deux dimensions…

 

Vous abordez dans vos travaux la question des finalités de l’innovation, en insistant sur le fait qu’il faut dépasser une lecture « technologique» et « économiste» de l’innovation. Pourquoi est-ce important selon vous de reposer la question des finalités ?

Pourquoi innover ? Pourquoi être plus créatif ? Augmenter l’attractivité et la compétitivité des territoires ? Faire des villes de gigantesques « show room » de test de nouvelles solutions technologiques ? Renforcer les liens sociaux ? Mieux satisfaire les besoins et les aspirations qui s’expriment dans la société ? Améliorer le bien-être des habitants ? Répondre au préalable à ces questions est, en réalité, fondamental. Il s’agit d’identifier des problématiques mobilisatrices pour impliquer le plus grand nombre d’acteurs et de communautés et favoriser les initiatives ascendantes. En développant des objectifs stimulants et connectés aux réalités sociales et urbaines locales, on peut faire l’hypothèse que les dynamiques d’innovation seront d’autant plus riches.

Par exemple il me semble bien plus pertinent de partir d’une thématique comme celle du « rêve » pour innover dans la ville (et je dis çà au hasard), plutôt que d’un outil technologique comme un capteur, qui j’avoue ne m’inspire absolument pas ! Et peut-être que ces fameux capteurs s’avéreront extrêmement utiles à un moment donné du processus, en fonction des scénarios imaginés et co-construits par les habitants, les ingénieurs, les urbanistes, les personnes âgées etc.

Grenoble a réussi à se forger l’image d’une ville scientifique, performante sur le plan de l’innovation, mais à vous entendre, elle ne parvient pas véritablement à transformer son espace urbain et social en s’appuyant sur les innovations qu’elle produit.

Je pense en effet qu’il y a un déséquilibre, voire une déconnexion qui s’est créée entre d’une part l’obsession du développement technologique et de l’innovation scientifique et d’autre part une vision prospective d’un développement urbain intégré. Les travaux de l’économiste Magali Talandier montrent la perte d’attractivité de Grenoble qui est certes très puissante sur le plan de la recherche et des innovations technologiques mais qui présente des signes de fragilité inquiétants en termes de développement territorial. Que ce soit au niveau de la croissance des emplois, de la croissance démographique, de l’attractivité migratoire et de l’évolution des revenus par habitant, l’aire urbaine de Grenoble fait systématiquement moins bien que la moyenne des quinze aires urbaines de taille comparable !

Le modèle technopolitain grenoblois est à bout de souffle et devrait à mon sens s’inspirer du modèle nantais et de sa représentation de ce qu’est une ville créative. Alors certes, Grenoble est considérée par le magazine américain Forbes comme la 5ème ville la plus innovante au monde… mais ce magazine a une conception terriblement restrictive de ce qu’est l’innovation. Pour établir son palmarès le magazine Forbes se base sur le ratio du nombre de brevets déposés pour 10 000 habitants ! Avec un tel critère, il est fort à parier que Berlin doit se retrouver en queue de peloton des villes innovantes !  

Pour illustrer mon propos, j’ai eu l’occasion de travailler sur la réhabilitation de la Villeneuve et je me suis amusé à dresser un parallèle entre le projet Villeneuve et le projet GIANT. Il est frappant de voir à quel point les discours sur ces deux projets, à des époques différentes, sont en réalité très similaires… invention de la ville du futur, mixité fonctionnelle et sociale, variété des équipements publics, création de zones d’emplois intégrées au quartier, etc. Mais avec une différence de taille : le projet Villeneuve dans les années 60/70 était obnubilé par la question de l’innovation sociale, le projet GIANT par celle de l’innovation technologique.… Dès lors et plutôt que de démolir une partie des galeries de l'Arlequin, il me semblait plus pertinent de faire de la Villeneuve un laboratoire ouvert d’innovation positionné sur la thématique de l’éco-rénovation des Grands Ensembles, une question d’intérêt national, puisqu’elle ne concerne pas moins d’une centaine de Grands Ensembles en France. D’autant que l’agglomération grenobloise fait figure de leader en termes d’innovations dans les champs de  l’éco-construction et de l’éco-rénovation. Le projet de réhabilitation de la Villeneuve était en réalité une opportunité hautement symbolique de réconcilier la « ville des ingénieurs » et la société grenobloise en général… Autant vous dire que cette idée a été balayée d’un revers de main et s’est heurtée à de fortes résistances des deux côtés… (rires) !

 

Dès lors comment faire de Grenoble une ville plus créative et plus innovante ? Ou plus exactement, votre travail sur les SUC vous permet-il de répondre à la question « Qu’est-ce qu’une ville innovante et créative » ?

Et bien pas totalement… en ce sens qu’il n’existe pas de  « recettes miracles », des facteurs objectifs qu’il suffirait d’appliquer pour créer ex nihilo une ville innovante et créative. N’en déplaise à Richard Florida, la formule des « 3T » de « Technology », « Talent » et « Tolerance », qu’il suffirait d’appliquer pour créer une ville créative, et bien cette formule a été très largement critiquée à travers le monde. Dès lors, et lorsque l’on s’interroge sur la question des villes innovantes et créatives, il me semble plus pertinent d’avoir à l’esprit un certain nombre de processus et de mécanismes.

A mon avis, une ville créative et innovante est une ville qui est capable d’hybrider et de réinventer en permanence les rapports entre arts, sciences et société. Et pour penser ces rapports, la ville en elle-même (sa conception, son fonctionnement, ses espaces publics) me semble constituer un terrain d’expérimentation privilégié. C’est aussi une ville qui s’interroge sur la notion de sérendipité, c’est à dire l’aléa, le hasard; une ville qui au fond accompagne et valorise les dynamiques ascendantes, et qui dépasse les logiques de concentration, de programmation et de planification des espaces créatifs et innovants. C’est une ville qui « rend possible » et par conséquent qui accepte qu’apparaissent en son sein des pratiques et des initiatives inattendues.

 

Auriez-vous des exemples ou des projets concrets pour illustrer votre conception des villes innovantes et créatives ?

Sur le volet arts, sciences et société, je pense au Living Lab du salon EXPERIMENTA que j’anime pour le compte de la Casemate, le Centre de culture scientifique, technique et industriel de Grenoble. EXPERIMENTA est un salon arts-sciences qui a lieu chaque année au mois d’octobre et qui est organisé par l’Hexagone de Meylan, le CEA et la Casemate. La particularité du Living Lab d’EXPERIMENTA est qu’il permet au public de tester des prototypes arts-sciences, afin d’en évaluer la portée sociale, artistique, urbaine ou environnementale. Les visiteurs répondent à une série de questions, qui sont analysées en temps réel et ensuite débattues lors d’ateliers de restitution. En 2013, les débats ont été organisés autour des thématiques de la ville numérique, des objets interactifs et des expériences immersives.
En 2014, EXPERIMENTA aura lieu du 9 au 11 octobre à la Maison Minatec. En plus d’évaluer les dispositifs présentés, les visiteurs seront incités à co-produire les innovations des ingénieurs, artistes et designers, autour des thématiques de la création sonore et des énergies du futur. Deux séminaires prospectifs seront organisés le samedi 11 après midi dans l’auditorium de la Maison Minatec. Le premier portera sur le rôle des Tiers Lieux dans la fabrique des villes et le second débattra des résultats du Living Lab d’EXPERIMENTA.
Ce Living Lab est un cas intéressant, mais il faudrait je pense aller beaucoup plus loin en créant à Grenoble un Living Lab urbain. C’est ce que je tente de développer avec la ville de Madrid, dans le cadre du Media Lab Prado. Je travaille avec des architectes madrilènes sur un projet de structure itinérante de co-production urbaine, que nous avons intitulé « La Movida »… en référence au mouvement culturel et créatif intense qui a touché Madrid dans les années 80.  La « Movida » devra permettre de répondre de manière rapide, efficace et éphémère à des projets de développement et de rénovation urbaine, mais aussi à des aspirations, des problèmes et des besoins qui émergeraient de la part d’habitants, qu’ils soient situés au cœur de Madrid, dans les périphéries de la ville, dans l’espace public d’une gare, d’un musée ou localisés sur des espaces publics vacants ou en chantier. La « Movida » sera une structure nomade et facile à installer et démonter. La dimension artistique de son architecture permettra de créer une situation urbaine improbable, avec l’idée de créer un contexte favorable à l’imaginaire. La « Movida » comprendra des espaces dédiés à la co-créativité et au prototypage rapide. Un premier prototype sera présenté à Madrid début octobre et peut être également à l’occasion du salon EXPERIMENTA 2014.

1- 22@ est un projet urbain situé dans le quartier industriel de Poblenou et qui se veut un quartier spécialisé dans l’innovation et la connaissance. L’un des fondements de 22@ repose sur l’idée d’attirer les entreprises et les activités innovantes grâce aux aménités urbaines.

 2- Ce centre d’innovation ouvert a été fondé en 2003 par le CEA, STMicroelectronics et France Télécom, rejoints dans un second temps par les universités Pierre Mendès France et Stendhal.
-3- L’Atelier Arts-Sciences réunit l’Hexagone de Meylan, le CEA et le CCSTI de Grenoble-La Casemate
 4- Ecole nationale supérieure de création industrielle.
 5- Institue for Advanced Architecture of Catalonia (IAAC).
 6- Les Living Labs sont définis comme des environnements ouverts d’innovation en grandeur réelle, où les utilisateurs participent au test et à la co-production des innovations.
 7- Les Fab Labs se définissent comme des plateformes ouvertes de prototypage rapide, comprenant une série de machines à commande numériques.