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Le rôle du dialogue social territorial

Interview de ALAIN CHARVET

Aravis

<< Le premier facteur de développement des démarches de dialogue social territorial réside dans le fait que, bien souvent, une entreprise ne peut pas régler seule les problèmes de travail et d'emploi qu'elle rencontre >>.

Alain CHARVET, Chargé de mission au sein de l’équipe « Mutations et Territoires » de l’Agence Rhône-Alpes pour la valorisation de l’innovation sociale et l’amélioration des conditions de travail (ARAVIS). Il est spécialiste des questions de dialogue social territorial et dans l’entreprise.

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Date : 16/10/2013

Quelle définition peut-on donner aujourd’hui du dialogue social territorial ?

Deux grandes approches peuvent être distinguées. Au sens strict, le dialogue social territorial (DSC) désigne les démarches de dialogue engagées par les partenaires sociaux, c’est-à dire par des représentants des salariés et des dirigeants d’entreprise, à l’échelle d’un territoire (une zone d’activités, un pôle de commerces, etc.) et portant en général sur l’emploi, les conditions de travail, ou encore la formation. Cette définition met l’accent sur le fait que ce sont les partenaires sociaux qui sont à l’initiative et à la manœuvre de la démarche. Pour autant, certains mobilisent aussi l’appellation dialogue social territorial pour parler de démarches de dialogue qui associent un grand nombre d’acteurs (élus, citoyens, monde socio-économique, partenaires sociaux) dans l’objectif de coordonner le développement économique local. On pense par exemple aux comités stratégiques territoriaux (CST) qui réunissent quatre fois dans l’année, outre les partenaires sociaux, les services de l’État, Pôle emploi, le préfet, la Région, etc. pour développer une vision stratégique des questions d’emploi et de formation à l’échelle territoriale.

 

Comment expliquez-vous l’attention de plus en plus forte accordée aux démarches de dialogue social territorial ?

Le premier facteur de développement des démarches de dialogue social territorial réside dans le fait que, bien souvent, une entreprise ne peut pas régler seule les problèmes de travail et d’emploi qu’elle rencontre. Certains de ses problèmes  mettent en jeu des interdépendances avec les autres entreprises alentour. Par exemple, les partenaires sociaux du bassin d’emploi d’Oyonnax ont créé en 2010 la commission paritaire du Haut Bugey (CPHB) pour faire face à un contexte de crise, avec notamment une baisse des emplois salariés, la disparition d’établissements et une perte de parts de marché dans le secteur de la plasturgie. L’un des enjeux qui est apparu est celui du développement des compétences de l’ensemble des entreprises concernées par ce secteur. Les partenaires sociaux ont pris conscience qu’une entreprise isolée n’était pas en mesure de développer des compétences, parce que le coût serait trop élevé pour elle et parce que l’effet d’entraînement en termes d’activité suppose que l’ensemble des entreprises montent en compétence. La solution est donc de mettre en place une gestion territoriale des compétences (GTC). En résumé, on s’aperçoit que l’on gagne à s’affranchir des frontières de l’entreprise pour résoudre certains problèmes. Dès lors que les problèmes rencontrés par plusieurs entreprises suscitent le besoin de réfléchir au devenir du tissu économique local, il y a un terrain propice à l’engagement d’une démarche de dialogue social territorial.

Un autre facteur favorable est le fait que les entreprises travaillent aujourd’hui de plus en plus en réseau, au travers notamment des relations entre donneurs d’ordre et sous-traitants. Ces relations peuvent donner lieu à de nouvelles formes d’emploi et de travail comme le prêt de personnels entre entreprises. Ce nomadisme des salariés pointe les limites des modes et périmètres traditionnels de dialogue social et appelle de nouveaux espaces de régulation sociale adaptés. Il peut s’agir par exemple de faire en sorte que les salariés mis à disposition dans des entreprises utilisatrices soient représentés par les instances représentatives du personnel de cette entreprise.

 

Le dialogue social territorial est-il complémentaire ou concurrent du dialogue social qui s’établit à l’échelle nationale ou au niveau des branches et des entreprises ?

C’est une question délicate qui n’a pas fini de faire couler de l’encre. De mon point de vue, le dialogue social territorial n’a pas vocation à être concurrent des autres scènes de dialogue. Je pense d’ailleurs que ce risque de concurrence est faible dans la mesure où le dialogue social territorial ne participe que très rarement à de la négociation productrice de norme, qui reste le propre du dialogue social traditionnel. Le dialogue social territorial se distingue par le fait qu’il est d’abord un lieu de concertation autour de projets et non un processus de création de normes. Une autre spécificité du dialogue social territorial est qu’il aborde des questions plus larges que celles sur lesquelles se penche le dialogue social classique. Par exemple, les questions de gestion des ressources humaines et des compétences amènent à s’interroger sur les implications en termes de développement économique local.

 

Comment les partenaires sociaux s’organisent- ils pour dialoguer à l’échelle territoriale ?

Cela peut varier fortement d’un territoire à l’autre. Il y a chaque fois quelque chose à inventer pour définir le territoire pertinent, la composition des personnes qui se mettent autour de la table, les règles d’échange et de prise de décision, les objectifs et le calendrier de la démarche, etc. En soi, la défi nition des grands principes de la démarche est une étape essentielle et elle prend du temps. De plus, je pense que ces démarches de dialogue social territorial nécessitent l’intervention d’un tiers car celui-ci va permettre d’amortir et de désamorcer les éventuels conflits qui peuvent opposer les partenaires sociaux, notamment lorsqu’ils se renvoient mutuellement la responsabilité du problème qu’ils ont à résoudre. Le tiers permet également d’animer et de jalonner le processus de dialogue. C’est le rôle qu’a joué ARAVIS dans plusieurs cas.

 

Que produit et qu’apporte in fine le dialogue social territorial ?

C’est une vraie question. Prenons deux exemples, un qui a bien marché et un autre qui n’arrive pas à aboutir. Une réussite que l’on peut mentionner est celle de la commission paritaire de concertation du Pays de Gex. Celle-ci a été créée en 2009 par les organisations de salariés et d’employeurs des entreprises sous-traitantes du CERN. Implanté de part et d’autre de la frontière franco-suisse, ce centre d’étude nucléaire relève d’un statut d’extra territorialité et s’est doté d’un droit interne spécifique. Or, ce flou juridique a posé des problèmes croissants aux entreprises sous-traitantes qui ne savaient plus sous quelle législation elles opéraient. Cela s’est traduit par des aléas de prévention et une méconnaissance des risques ionisants. La survenue d’incidents, l’augmentation des contentieux prudhommaux, la récurrence des incertitudes sur la politique d’emploi du donneur d’ordre, ont donc poussé les partenaires sociaux du Pays de Gex à se concerter. Après débat et concertation, les représentants des employeurs et des salariés ont décidé de traiter en priorité la question de la santé-sécurité des salariés en milieu ionisant et sa prise en compte dans les appels d’offre du donneur d’ordre. Pour acquérir des connaissances indispensables à la bonne analyse des problèmes, les partenaires sociaux ont engagé une action de formation de 5 jours sur le fonctionnement du centre d’étude, les risques encourus, la comparaison entre le « droit interne », le droit français et les pratiques réelles du travail. In fine, ils ont proposé au centre d’étude des préconisations pour renforcer la politique de sécurité du centre. Il en a résulté un groupe de travail pérenne qui a procédé au toilettage complet des procédures sécurité du donneur d’ordre et des sous-traitants, la clarification des responsabilités respectives, la création d’un référentiel sécurité applicable à l’ensemble des entreprises sous-traitantes (donc pas seulement françaises) et l’obligation de mieux former leur personnel. La commission paritaire du Pays de Gex a donc permis des avancées substantielles sans passer par la case législation. Ce faisant, elle a aussi démontré que la concertation entre employeurs et représentants syndicaux renforçait leur légitimité auprès du donneur d’ordre qui a fini par accepter de travailler avec eux et d’inclure le surcoût de la sécurité dans les appels d’offre.

Un apport plus transversal du dialogue social territorial réside dans le fait qu’il permet aux représentants des employeurs et des salariés de mieux se connaître et donc de faire tomber un certain nombre d’à priori. Ce processus d’inter-connaissance se révèle non seulement utile à l’aboutissement du projet, mais à toutes les occasions de dialogue entre partenaires sociaux qui peuvent se présenter ultérieurement, dans l’entreprise ou ailleurs. Ça n’a l’air de rien mais c’est un point fondamental pour la réussite du dialogue social.

 

Et lorsque que cela n’aboutit  ?

Je peux évoquer l’exemple du centre commercial de la Part-Dieu où s’est fait jour un vrai besoin de réflexion sur les conditions de travail. Le centre commercial compte environ 2 000 salariés regroupés dans plus de 260 magasins dont 70 % ont moins de 11 salariés, avec une très faible représentation du personnel. En 2010, l’État et la Région ont financé une enquête qualitative qui a corroboré les constats établis par ailleurs par les organisations syndicales : dégradation de la sécurité des salariés, fort turn-over, précarité de certains emplois, facteurs anxiogènes liés au bruit, à la chaleur mais aussi au management et au manque de reconnaissance. À la suite de cela, les organisations syndicales ont souhaité la création d’une instance de dialogue social territorial associant les employeurs pour se concerter sur les conditions de travail des salariés. Mais elles se sont heurtées à une fin de non-recevoir de la part des employeurs. En d’autres termes, ces derniers n’ont pas reconnu qu’il y avait un vrai problème et n’ont pas mesuré leurs propres intérêts à s’engager. On comprend ici que le dialogue social territorial ne peut marcher que si l’on est deux.

 

Quels sont les principaux freins aux démarches de dialogue social territorial ?

En lien avec ce que je viens de dire, on constate que les organisations patronales, sont souvent réticentes au développement du dialogue social territorial. Pour elles, les instances nationales, les branches et les entreprises restent les lieux privilégiés du dialogue social. Le territoire n’apparaît pas pour elles comme un échelon légitime et pertinent pour produire de la norme. Alors que, le niveau de l’entreprise prend une importance particulière dans la mesure où il offre la possibilité de conclure des accords qui peuvent être en deçà de ce que la convention collective prévoit. De fait, elles sont généralement assez réticentes à l’engagement de démarches de dialogue social territorial qui apparaissent pour elles comme un facteur de complexification du paysage et de risque en termes de maîtrise de la négociation. Pour les représentants des syndicats, il n’est pas évident non plus de consacrer de l’énergie au dialogue social territorial. Il peut arriver que les salariés des entreprises dont ils dépendent les interpellent : pourquoi vas-tu passer du temps à l’extérieur alors que nous avons des problèmes dans l’entreprise ?

D’une manière générale, il faut du temps pour que les partenaires sociaux comprennent l’intérêt que peut avoir pour eux l’engagement d’une démarche de dialogue social territorial. A mes yeux, on peut presque parler de révolution culturelle. Se dire que l’entreprise d’à côté rencontre les mêmes problèmes que je rencontre dans mon entreprise et que l’on peut les affronter paritairement au niveau territorial, c’est passer à un autre niveau de réflexion. Et cela ne va pas de soi. Cela amène les organisations représentatives à se former sur ces questions : qu’est-ce que l’approche territoriale ? À quoi cela peut nous servir ? Etc.

Sur un plan plus pratique, la question du financement du dialogue social territorial se pose. Comment financer le temps et assurer les déplacements des délégués syndicaux qui sont salariés par ailleurs ? Faut-il prendre ce temps sur leurs heures de délégation, en sachant que ces heures sont normalement destinées à gérer ce qui se passe dans l’entreprise ? Ces questions sont souvent difficiles à résoudre.

 

L’apparition des missions locales, des plans locaux pour l’insertion et l’emploi (PLIE), des maisons de l’emploi (MDE), des contrats territoriaux emploi-formation(CTEF) traduit un mouvement de territorialisation des politiques de l’emploi, de l’insertion et de la formation professionnelle. Le dialogue social territorial constitue-t-il un des rouages de ces politiques ?

Ce que je peux dire c’est que les collectivités locales ont mis en place des dispositifs qui impliquent de réunir les partenaires sociaux et donc favorisent le dialogue social territorial. On peut le voir avec la Région qui s’est engagée dans une démarche de territorialisation de sa politique en matière d’emploi et de formation professionnelle. Il y a moins de dix ans les moyens étaient alloués sans réelle prise en compte des contextes territoriaux. En créant 27 zones territoriales emploi-formation (ZTEF) en 2005, la Région et l’État ont donné la possibilité aux acteurs, dont les partenaires sociaux, de s’organiser sur des territoires relativement cohérents en termes de bassin d’activité et de vie. De là découle une logique de diagnostic territorial par les acteurs concernés pour identifier les forces et faiblesses du territoire en matière d’emploi et de formation, les enjeux de développement et in fine un ensemble d’actions à mettre en œuvre. Les pouvoirs publics ne sont donc plus dans une logique de prescription générale et ils poussent les partenaires sociaux à réfléchir à l’échelle d’un territoire. J’ajoute qu’il y a aussi le projet d’expérimentation sur 4 territoires ZTEF d’avoir des représentants patronaux et salariés issus des entreprises dans les instances du territoire, plutôt que des permanents départementaux ou régionaux.

Pour le reste, je sais qu’une expérimentation est en cours au sein de la maison de l’emploi et de la formation des Pays Voironnais et sud Grésivaudan. En plus des réunions prévues dans le cadre du contrat territorial emploi formation (CTEF) Isère Centre qu’elle anime, la maison de l’Emploi prend l’initiative de réunir tous les deux mois les partenaires sociaux pour les faire plancher sur des questions liées à l’économie locale.

 

On sait que la qualité du dialogue social constitue un levier crucial du dynamisme économique de l’Allemagne et des pays scandinaves. Le dialogue social territorial n’a-t-il pas aussi un rôle à jouer dans l’anticipation des mutations économiques et la gouvernance des politiques de développement économique territorial ?

Effectivement, il y a là un enjeu très fort. Là aussi une expérimentation peut être soulignée. Elle concerne la maison de l’économie développement (MED) d’Annemasse qui a en charge le développement, l’animation et l’aménagement économique du territoire. Les responsables de la MED ont fait le constat que les projets qu’ils étaient en train de conduire concernaient directement les partenaires sociaux, mais que ces derniers n’en avaient pas connaissance et n’étaient pas impliqués dans ces projets. Ils ont estimés que ces projets gagneraient à mobiliser davantage les partenaires sociaux de façon à recueillir leur points de vue, leur expertise, leur idées, et en faire des acteurs moteurs.

D’une manière plus générale, je pense que le dialogue social territorial a un rôle à jouer dans l’organisation des activités relevant de l’économie de proximité. Bien souvent, ces activités sont marquées par le fait que la représentation des salariés est peu structurée à l’échelle des entreprises. De même, les emplois et les conditions de travail proposés par l’économie de proximité sont souvent de piètre qualité. S’il l’on veut que le développement de l’économie de proximité ne se fasse pas au détriment des salariés, le dialogue social territorial peut être une solution pour réfléchir à une amélioration de la qualité des emplois.