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Culture et mixité sociale

Interview de Zahia ZIOUANI

Portrait de Zahia Ziouani
Chef d'orchestre et Directrice Musicale de Divertimento - Chef d'orchestre principal de l'Orchestre Symphonique National d'Algérie

<< La culture est une fabuleuse opportunité de développement personnel qui permet de s'ouvrir sur divers univers, de s'autoriser des ambitions >>.

Interview réalisée dans le cadre de la démarche Grand Lyon Vision Solidaire. 

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Date : 23/10/2012

Zahia Ziouani est l’une des rares femmes chefs d’orchestre en France. Née en 1978 de parents non musiciens mais mélomanes, elle a dû se battre très tôt contre une accumulation de préjugés : femme, elle choisit un métier d’homme ; jeune, elle l’est toujours trop pour le métier de chef d’orchestre ; fille d’immigrés algériens, elle se heurte aux idées réductrices; et elle propose de la musique classique en banlieue ! Depuis ses débuts, à l’âge de huit ans au conservatoire de Pantin, jusqu’à aujourd’hui où elle dirige son propre ensemble, l’Orchestre symphonique Divertimento, composé de 80 musiciens, le chemin a été parsemé d’embûches. Mais la jeune femme a bénéficié du soutien de professeurs éclairés, et rien n’a entamé sa détermination.

L’ancienne élève du très grand chef d’orchestre roumain Sergiù Celibidache se produit actuellement aussi bien à la Cité de la Musique ou à l’Olympia qu’en banlieue parisienne, à Tremblay-en-France ou à Villiers-le-Bel. Elle est aussi directrice du conservatoire de Stains où elle centre son enseignement sur la pratique d’ensemble et d’orchestre. Chef d’orchestre principal de l’Orchestre symphonique national d’Algérie, elle se produit également dans de nombreux pays. Très sensible aux problématiques d’accès à la culture de tous, Zahia Ziouani se consacre à des projets ambitieux permettant de sensibiliser le public à la promotion de la musique symphonique.

Présentation issue de la quatrième de couverture du livre autobiographique de Zahia Ziouani La chef d'orchestre - A.Carrière, octobre 2010.

 

Vous réussissez une carrière particulièrement exemplaire. Dans quoi avez-vous puisé la force nécessaire pour travailler autant ?

Ce sont mes parents qui m’ont encouragé à suivre une formation artistique. Grâce à eux, j’ai réalisé mon rêve de devenir chef d’orchestre. Mais c’est également grâce aux professeurs du conservatoire départemental de Pantin qui m’ont encouragé et surtout qui m’ont donné confiance en moi en m’accordant leur exigence.

Devenir chef d’orchestre est difficile et plus encore pour une femme, jeune et d’origine maghrébine. A quelles résistances avez-vous été confrontée ?

L’année de terminale a été pour moi l’année d’un grand déclic. Je sortais du cocon de Pantin pour intégrer un lycée parisien prestigieux à horaires aménagés pour poursuivre ma formation musicale. Pour tous ceux qui fréquentaient le lycée, il était tout à fait surréaliste qu’une fille de Seine-Saint-Denis ait de bons résultats scolaires et visiblement certains talents en musique. J’ai alors été brutalement confrontée aux apriori, j’ai mesuré la méconnaissance des réalités de la Seine-Saint-Denis et le recours systématique aux généralités, englobant tout le monde dans une image de violence, d’échec et de délinquance.
L’envie de lutter contre les idées reçues, de montrer une image positive des gens de ce département à l’extérieur, et à l’intérieur d’inciter les gens à s’autoriser de réussir, s’est alors naturellement imposée.

Quelles sont les raisons profondes de votre engagement ?

Mes parents nous ont élevé dans un esprit d’ouverture et de solidarité. Il est important de prêter une attention à l’autre, d’aider son prochain en quelque sorte. De plus, mon parcours personnel m’a amené à réfléchir sur la conception même du métier de musicien et sur un sens de l’engagement à lui conférer. Je suis tellement heureuse d’avoir pu vivre un tel parcours que j’ai voulu m’investir pour que d’autres enfants de ce département puissent accéder à la culture. Je veux à mon tour maintenant m’accorder du temps pour transmettre aux plus jeunes. Malgré des conditions de vie parfois très difficiles, les enfants peuvent réussir si on les encourage et surtout si on leur permet de développer la confiance en eux. La culture est une fabuleuse opportunité de développement personnel qui permet de s’ouvrir sur divers univers, de s’autoriser des ambitions.

Comment conciliez-vous cet engagement avec votre métier ?

je priorise la pratique collective. Le mélange et le partage sont importants. Sinon, des phénomènes communautaires se développent car il est facile de se replier.

Ce qui est important pour l’Orchestre Divertimento c’est qu’il soit d’abord considéré pour la qualité de son travail, pas seulement pour son engagement au service de l’accès à la culture. Notre légitimité doit être fondée sur la qualité de notre projet. Nous travaillons en ce sens avec beaucoup d’exigences. De l’exigence, nous en avons aussi envers nos élèves. Dans mon enseignement, et même si la pratique individuelle est très importante, je priorise la pratique collective. Le mélange et le partage sont importants. Sinon, des phénomènes communautaires se développent car il est facile de se replier. C’est pourquoi par exemple, nous incitons les familles à se rendre aux concerts. On sépare trop souvent l’artistique de la pédagogie alors qu’en conjuguant les deux on enrichit l’un et l’autre. Je rencontre beaucoup de familles qui font d’énormes efforts pour l’éducation de leurs enfants, qui sont prêtes à se priver de vacances pour acheter un instrument ou des partitions, nous ne devons pas les décevoir.

Les populations issues de l’immigration et notamment les jeunes des quartiers ne subissent-ils pas une forme de stigmatisation et d’enfermement qui conduit aux replis communautaires ?

Les politiques culturelles développées dans ces quartiers ont souvent été pensées en fonction de ce que l’on supposait susceptible d’intéresser les gens. Et, sans leur accorder le droit de décider pour eux mêmes, on a assisté à une focalisation quasiment exclusive sur les cultures urbaines

La stigmatisation, l’enfermement ou le communautarisme sont de vastes et complexes sujets. Il existe plusieurs facteurs d’enfermement. Il est vrai que les populations de Seine-Saint-Denis se déplacent peu. Certaines familles ne vont jamais à Paris alors que dix kilomètres nous séparent. Force est de constater que les transports en commun ne facilitent pas la mobilité car s’il est facile de se rendre à Paris en début de soirée, il est plus difficile d’en revenir en fin de soirée, après un spectacle ou un concert. Avec l’Orchestre nous devons organiser les déplacements pour que les familles puissent venir aux concerts à Paris. Mais l’enfermement ne tient pas qu’au problème des transports en commun.

Les politiques culturelles développées dans ces quartiers ont souvent été pensées en fonction de ce que l’on supposait susceptible d’intéresser les gens. Et, sans leur accorder le droit de décider pour eux mêmes, on a assisté à une focalisation quasiment exclusive sur les cultures urbaines. Or, à travers les actions que nous conduisons avec l’Orchestre Divertimento au sein du bel auditorium de l’École Municipale de Musique et de Danse de Stains, je rencontre de l’adhésion, certes plus ou moins forte, mais certaine. Les gens apprécient de passer de bons moments ensemble.

Ainsi, l’enfermement peut être le fruit de décisions politiques. Les médias participent également du processus d’enfermement. Nombre d’entre eux me font souvent remarquer ô combien il est génial de diffuser un enseignement de musique classique dans une ville comme Stains qui compte près de 60% de logements sociaux. Or, de mon point de vue, c’est juste tout à fait normal et légitime. La musique classique fait partie de notre culture, du patrimoine de la France et elle doit être enseignée sur l’ensemble du territoire français. Les médias me renvoient aussi régulièrement l’image de la jeune arabe de banlieue qui a réussi. Or, je suis d’abord une professionnelle, une chef d’orchestre qui dirige son orchestre et bien d’autres. Le périphérique est aussi dans les idées !

L’enferment vient enfin du regard des autres. Des personnes sont venues me remercier de leur avoir permis de faire de la musique car  les gens les regardent autrement. Les idées reçues restent vivaces. J’ai beaucoup de difficultés à attirer à Stains un public parisien et ce malgré la qualité de nos équipements et alors que les spectacles ne sont pas différents de ceux que nous présentons à Paris. Parmi ce public, certaines personnes se déplacent aux quatre coins du monde, mais n’envisageraient en aucune façon de se rendre à Stains, pourtant à dix kilomètres seulement de Paris. Et certains font tout pour que rien ne change. Je pense notamment à ce journaliste qui a refusé de filmer un concert que nous donnions à Stains car l’auditorium était trop luxueux pour des gens d’ici. Il aurait préféré filmer des halls d’entrée d’immeuble dégradés !

Cet enfermement se traduit-il par un repli communautaire autour d’une identité sociale « banlieusarde » ou plutôt culturelle liée à l’origine des populations ?

Il me semble que les formes de repli sont plus sociales que culturelles

Il me semble que les formes de repli sont plus sociales que culturelles. Il est manifeste qu’il s’agit plutôt de milieux qui s’opposent que de communautés. Ceci dit, il existe des comportements propres à certaines communautés. Par exemple, j’incite fortement les personnes musulmanes à amener leurs enfants à l’école ou au conservatoire le jour de l’Aïd. Nous sommes dans un pays laïque et d’origine catholique ce qui explique certains jours fériés. Certes, le jour où seront décrétés de façon consensuelle des jours fériés pour d’autres religions, je me rangerai à cette idée. Mais je reste convaincue que plus on encouragera chaque communauté à célébrer ses fêtes religieuses, plus on renforcera les replis communautaires. Il est essentiel que le religieux ne prime pas sur la vie publique

Pourquoi militez-vous vivement pour un rapprochement franco algérien ?

J’appartiens à la génération qui a toujours connu l’Algérie libre et je pense sincèrement que ces deux pays ont un avenir à construire ensemble

Je me nourris de ma double culture. En France, au cours de l’histoire nous avons développé un goût affirmé pour la musique classique. C’est plus nouveau en Algérie, mais il existe un réel intérêt. Dans les concerts je tente de valoriser à la fois la musique classique et la musique traditionnelle orientale dans une démarche de découverte en deux sens. Je suis seule avec l’Orchestre à porter cette dynamique. Le gouvernement algérien n’encourage pas ce type de projet et l’Etat français n’a pas de crédit pour soutenir de telles initiatives. Mais, j’ai rencontré de nombreuses personnes heureuses de mieux connaître l’Algérie à travers la musique. J’appartiens à la génération qui a toujours connu l’Algérie libre et je pense sincèrement que ces deux pays ont un avenir à construire ensemble. Nombre de personnes de part et d’autre de la méditerranée ont envie que se développent des projets communs. Il faudra du temps, probablement parce que les générations qui ont vécu la guerre ont encore beaucoup de choses à régler et qu’elles ne sont pas prêtes à se projeter dans l’avenir. Mais, ceux qui veulent que les choses avancent n’ont pas besoin que les gouvernements leur disent ce qu’il faut faire, juste au mieux d’être encouragés, en tous cas pas empêchés.

Quels sont vos critères d’optimisme et vos critères de pessimisme pour l’avenir des quartiers d’habitat social et des populations qu’ils abritent ?

Pour les actions que je développe, on me renvoie systématiquement sur le ministère de la Ville alors qu’elles relèvent du droit commun du ministère de la culture

La progression des prises de conscience sur les enjeux de la culture et des réflexions dans le milieu musical sur la place de la culture dans les quartiers me poussent à être optimiste. Par exemple, un débat s’est engagé à Paris sur l’implantation de la nouvelle grande salle de concerts. Finalement, c’est la porte de Pantin qui a été retenue pour accueillir ce nouvel équipement ; une porte sur la Seine-Saint-Denis. J’y vois une ouverture plutôt encourageante vers de nouveaux publics, vers plus d’égalité dans l’accès à la culture.

Par contre, je suis inquiète des conséquences de la diminution des budgets pour la culture. Seules les grandes institutions sont aujourd’hui soutenues car les crédits sont concentrés sur l’essentiel. Pour les actions que je développe, on me renvoie systématiquement sur le ministère de la Ville alors qu’elles relèvent du droit commun du ministère de la culture. La musique classique est très peu présente dans les quartiers et cette présence est essentiellement aidée par les collectivités locales. Cependant ces dernières sont de plus en plus étranglées par les charges de financement qu’on leur renvoie. J’espère toutefois que la réflexion sur l’école et le temps scolaire sera aboutie et pas seulement bricolée. Des enfants perdus dans le système scolaire peuvent être en réussite dans leur pratique artistique et reprendre confiance en eux. Mais, je crains que l’on continue à prioriser l’intervention sur l’habitat alors que le mieux vivre ensemble ne passe pas seulement par le cadre de vie, mais aussi, et probablement surtout, par ce qui se passe, par ce qui se vit ensemble.

Plus largement, quels sont à vos yeux les bénéfices symboliques pour les artistes et le champ culturel ? Y trouvent-ils de nouvelles ressources, une nouvelle forme de légitimité ?

Les artistes n’ont pas forcément l’occasion de vivre ce que l’on vit lorsque l’on joue dans le département de la Seine-Saint-Denis d’une grande diversité, d’une grande mixité. Il est de notre rôle de montrer que c’est faisable et qu’effectivement il est possible de travailler autrement. Nous progressons à travers une mise en commun de compétences professionnelles de différents milieux. Je pense notamment aux compétences sociales des structures avec lesquelles on travaille. Nous avons besoin de travailler ensemble car les publics et les problématiques sont complexes. Or le travail partenarial n’est pas encore une pratique bien ancrée dans le milieu culturel. Par contre, je ne sais pas si c’est l’occasion de trouver une nouvelle forme de légitimité. Tous les artistes ont une forme de légitimité.

Connaissez-vous le travail accompli à Lyon avec différents artistes de hip-hop qui ont été invités à se professionnaliser et encouragés à présenter leurs spectacles à la maison de la danse ? Et que pensez-vous de ce processus ?

Certains opposent culture urbaine et musique classique. Je ne partage pas cette vision. J’ai également eu l’occasion de travailler avec des artistes de hip-hop curieux et très ouverts. La rencontre entre des univers esthétiques  différents peut vraiment être intéressante, comme peut l’être l’évolution d’un art. La musique classique était un art populaire qui a été de plus en plus conventionné. Quand des jeunes s’approprient de nouvelles formes artistiques, qu’ils évoluent en se frottant à d’autres disciplines, qu’ils aboutissent à des formes plus structurées et plus mélangées, c’est très positif.