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Conquête spatiale et progrès des savoirs

Interview de Yannick d'ESCATHA

Yannick d’ESCATHA, ancien président du CNES
Ancien président du Centre national d'études spatiales (CNES)

<< Comprendre pourquoi et comment Mars est devenue une planète gelée nous aidera à répondre aux questions qui concernent le changement climatique terrestre >>.

En 1968, les astronautes d’Apollo 8 filmaient le premier lever de Terre depuis l’horizon lunaire. Mais c’est surtout avec l’alunissage d’Armstrong que la prise de conscience d’être sur une planète fragile, finie s’est imposée. Et depuis ?  L’aventure spatiale continue : exploration de l’Univers, nouvel eldorado des services et poste de surveillance de la Terre. Notre quotidien est déjà grandement amélioré par les satellites ; il se peut que l’avenir d’une Terre habitable en dépende. Pour Yannick d’Escatha, ancien président du Centre national d’études spatiales, l’espace porte l’espoir qu’il faut garder en la science et en l’homme.

Entretien réalisé pour la revue M3 n°6 .

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Date : 01/12/2013

Quels sont aujourd’hui les principaux enjeux de la recherche spatiale ?
La France est une puissance spatiale accomplie, qui dispose de la pleine maîtrise de l’espace. Premier partenaire de la Nasa devant la Russie, elle représente 40 % de l’industrie et de la recherche européennes. Nous avons une expertise de longue date, une excellence et une légitimité bien établies. Cela nous permet d’être très présents dans les principales problématiques actuelles. Les télescopes orbitaux ont ouvert une révolution en révélant un Univers tel que nous n’avions jamais pu le voir depuis la Terre à cause de l’atmosphère, qui absorbe les rayonnements. Hubble est américain mais beaucoup de télescopes sont nés en Europe, comme Herschel et Planck, deux satellites de l’Agence spatiale européenne lancés par Ariane. Tout récemment, ils nous ont livré une vue du cosmos très peu de temps après le big bang, des informations capitales pour comprendre la structure et l’évolution de l’Univers. Rappelons que seulement 5 % de la masse de l’Univers sont connus et 1 % est visible !
Le questionnement sur l’origine de la vie a été renouvelé grâce à l’exploration de la planète Mars. On sait désormais qu’elle a été chaude et humide par le passé et si rien ne permet de dire que la vie y est apparue, c’est du domaine du possible. Comprendre pourquoi et comment Mars est devenue une planète gelée nous aidera à répondre aux questions qui concernent le changement climatique terrestre. Cette exploration se fait grâce à des satellites et à des robots, domaine où la recherche française a un grand rôle. Le laser analyseur ChemCam, un des éléments indispensables à Curiosity, le robot américain qui explore Mars, a été fabriqué par le Cnes. La recherche d’exoplanètes et en particulier, de planètes similaires à la Terre appartenant à d’autres étoiles de  notre galaxie, est prometteuse. La première a été découverte par le télescope Corot du Cnes, mis en orbite deux ans avant Kepler, son concurrent américain. Aujourd’hui, les grands navigateurs, les explorateurs des temps modernes, ce sont les robots qui partent à l’aventure et à la découverte de l’espace…
La recherche spatiale joue aussi un rôle déterminant pour la physique, puisque de nombreuses expériences fondamentales ne peuvent se faire qu’en apesanteur. Microscope, un petit satellite du Cnes de 150 kilos, permet des travaux dont l’enjeu n’est rien de moins que la validation ou l’invalidation du modèle de la physique tel qu’il a été développé par Einstein ! La connaissance du Soleil grâce aux satellites est aussi un domaine très important, car il a un impact sur la Terre, bombardée en permanence de ses rayonnements. Pour comprendre le climat, on a besoin de mieux connaître le Soleil. De même, le progrès des connaissances permettra de mieux se prémunir contre les impacts des éruptions solaires, qui peuvent avoir une incidence sur les réseaux électriques.
Enfin, nous sommes allés sur la Lune et nous irons sur Mars. Constantin Tsiolkovski (1857 – 1935), l’un des pères de l’astronautique russe, disait : « La Terre est le berceau de l’humanité, mais qui a envie de passer toute sa vie dans son berceau ? » Certains pensent que nous sommes à trente ans d’un vol habité sur Mars. Je n’y crois pas technologiquement. L’important — et le véritable tournant — réside dans le fait que cette aventure sera collective et mondiale. Les Américains sont allés seuls sur la Lune mais ils ont renoncé à aller seuls sur Mars. C’es l’affaire de l’humanité toute entière, qui sort de son berceau pour explorer de nouvelles frontières.

 

Et quels effets la recherche spatiale a-t-elle sur notre quotidien ?
Paradoxalement, l’espace a permis de découvrir la Terre ! Grâce aux satellites, nous pouvons observer et mesurer, sur tout le globe terrestre et à tout instant, ses caractéristiques physiques, chimiques, thermodynamiques, biologiques. L’Aqua-Train, par exemple, est une suite de cinq satellites très rapprochés qui effectuent des mesures en permanence. Trois ont été construits par la Nasa, et les deux autres, Calipso et Parasol, par le Cnes. Grâce à ces instruments, nous avons pu cartographier les courants marins. Nous avons accès à la hauteur des océans et des vagues grâce aux satellites Jason (Cnes / Nasa), à l’état des cultures et des forêts grâce à d’autres outils. Les chercheurs disposent de données impossibles à recueillir depuis le sol. L’espace offre la seule façon de voir la Terre globalement en faisant de la science, c’est-à-dire d’observer, de mesurer, d’établir des modèles permettant de prévoir et donc de maîtriser notre planète. Nous ne pouvons pas espérer maîtriser le réchauffement climatique sans les mesures fournies par les satellites. À ce titre, l’espace est l’avenir de l’humanité. Non pas que nous devions embarquer pour une autre planète mais parce qu’il offre un moyen indispensable, et même le seul, de garder la Terre habitable pour les générations futures.

 

L’une des premières applications de l’espace à la Terre est donc l’observation ?
Oui. Ramenées à la vie quotidienne, ces mesures rendent possible les prévisions météo, grâce aux satellites MeteoSat, par exemple. La France a été la première en Europe à les développer et dispose d’une belle avance dans ce domaine avec les sondeurs atmosphériques infra-rouge Iasi. Une autre application est l’océanographie et la surveillance maritime. Avec Jason, nous avons très bien vu la vague du tsunami de 2004 : 50 cm de haut, voyageant à 700 km / h. Il serait possible d’envisager un système de satellites de surveillance plus complet et couplé à des alertes afin de prévenir les catastrophes et sauver les populations. Nous pouvons aussi mieux piloter l’agriculture et faire des économies au moyen d’analyses précises de l’état des plantations et de leurs besoins en eau, combinées aux prévisions météo, par exemple. On pourrait aider les pêcheurs à trouver les bancs de poissons grâce à la mesure de la couleur et de la température des océans, détecter les incendies de forêt et guider les pompiers et les secours en cas de catastrophe naturelle, gérer les crues… J’aspire à une Terre qui aurait autour d’elle tous ces petits « anges gardiens » pour la protéger, nous prévenir, nous aider à la garder habitable !

 

Quels sont les autres domaines d’application que l’observation de la Terre ?
En premier lieu, la collecte de données et la localisation. On connaît le système Argos (Nasa /Cnes) et ses balises de détresse ; on connaît moins Cospas- Sarsat, le système mondial de recherche et sauvetage. Fondé par quatre pays, la France, les États-Unis, le Canada et la Russie, il est utilisé lors de naufrages ou de crashs et a permis de sauver 33 000 vies humaines en trente ans. Le Cnes, par exemple, a inventé des outils pour anticiper le développement des épidémies de dengue, de chikungunya et de bien d’autres maladies et permettre la mise en place des mesures sanitaires préventives nécessaires. Deux autres grandes applications de l’espace sont la sécurité (contrôle des frontières et des trafics, gestion des crises) et la défense (renseignements, détection, pilotage de drones). Les télécommunications sont également consommatrices de technologies issues de la recherche spatiale : télévision, téléphone et l’Internet très haut débit par satellite pour desservir des zones très isolées, pour lequel le Cnes développe aujourd’hui une filière industrielle. Sans compter la navigation, aujourd’hui par GPS — le système américain — et à partir de 2015, par Galileo, un sytème européen.

 

Ces outils, devenus indispensables à nos modes de vie urbains, mobiles et hyper connectés, de même qu’à la ville intelligente, sont donc aussi utiles à l’aménagement et à l’équilibre des territoires ?
Le très haut débit, par exemple, permet de pallier une fracture d’accès au numérique entre les territoires. L’éducation ou la médecine à distance sont très intéressants. L’Inde, puissance spatiale, les développe pour apporter santé et éducation dans des zones où elle n’a pas les moyens de le faire en présentiel. Les outils satellitaires permettent aussi une gestion équilibrée des territoires et de leur aménagement, grâce aux modèles numériques de terrains à trois dimensions : où place-t-on les antennes de téléphone pour être le plus efficace ? Comment repère- t-on les zones inondables ?

 

Ces évolutions posent la question de la dimension économique et commerciale du secteur spatial.
Un vrai changement est en cours. La première étape était de lancer des masses importantes dans l’espace. Aujourd’hui, l’objectif est de concevoir des engins peu onéreux pour répondre aux besoins des États et des citoyens ou des consommateurs, c’est-à-dire du marché. Si l’on considère l’ensemble de la chaîne de valeur, le secteur spatial est très rentable, avec un retour sur investissement d’un facteur 20, soit l’un des plus élevés qui soit. Lorsque l’on investit un euro dans un satellite, on récolte vingt euros dans l’économie. Pourquoi ? Parce qu’une fois le satellite dans l’espace, on peut vendre des terminaux, des données, des logiciels, des contenus, des services opérationnels avec des PME innovantes et créatrices d’emplois. L’économie en recherche de croissance peut en trouver dans le spatial.

 

L’espace a toujours fait rêver dans une vision prométhéenne de la science. Nos difficultés face aux changements climatiques ont-elles transformé ce type de représentation ?
Le changement climatique a été découvert récemment, notamment l’effet anthropique et le constat qu’en rejetant du CO2, l’homme transformait sans le savoir le climat de sa planète. La science (et notamment, la recherche spatiale, avec les données apportées par les satellites) a fait cette découverte. La science est aussi la seule capable de nous sortir de ce péril. Grâce aux connaissances sur le fonctionnement de la Terre, elle pourra, je l’espère, nous permettre de maîtriser ce phénomène alarmant. Selon que l’élévation moyenne de la température sera de 2 °C ou de 4 °C, nous nous adapterons ou pas. Or que font les sociétés humaines face à cette alerte lancée par la science ? Pas grand-chose. Plutôt que de se défier de celle-ci, elles devraient se mobiliser. Un des grands enjeux contemporains de la science est de parvenir à se faire entendre sur le réchauffement climatique et sur les solutions nécessaires à la maîtrise du phénomène. Plutôt que de mettre la science en accusation, il faut, je crois, la faire progresser et s’appuyer sur elle pour détecter et résoudre les problèmes.

 

Cet imaginaire négatif d’une science dont on se défie est donc injustifié ?
La défiance est réelle. Je suis triste et inquiet d’assister à ce qu’il faut bien appeler des poussées d’obscurantisme. Certes, les problèmes viennent parfois de la science elle-même, parce qu’elle peut être mal utilisée. Les chercheurs sont des hommes, donc faillibles, et l’éthique doit être une dimension importante de la recherche et du progrès. Mais nous avons besoin de science car sans elle, nous ne nous en sortirons pas. La vie elle-même engendre des inconvénients et comporte des risques. Lorsque la science, comme le reste, présente des inconvénients ou des risques, il lui revient d’inventer des parades et des solutions. Je pense à la gestion des déchets radioactifs, à la chimie, aux OGM ou aux nanotechnologies. La science, c’est-à-dire la connaissance, est le seul espoir de survie de l’être humain. Nous serons bientôt neuf milliards face à des problèmes de climat, d’alimentation, d’eau potable, d’énergie, de santé, d’environnement. Nous avons absolument besoin de la science et de la connaissance, évidemment utilisées avec sagesse, si nous voulons que cette planète reste habitable pour les générations futures.

 

Le besoin de réflexion éthique pose la question du pilotage de la science et de son articulation avec les citoyens. Autrement dit, la question de la démocratie technique.
La science doit être pilotée, ne serait-ce que pour des questions de budget ! Nous n’avons pas les moyens de tout faire ni d’être excellents partout. Il faut donc opérer des choix, toujours compliqués et même, douloureux. Mais les chercheurs savent s’adapter et changer de sujet plusieurs fois au cours de leur carrière. Les activités scientifiques doivent être managées, mais la créativité et l’invention ne se décrètent pas ! Pour ce qui concerne la démocratie technique, il faut savoir que le débat est constitutif de la méthode scientifique. Sans débat, pas de science ; et le débat, c’est la démocratie.

 

Le débat est vif entre pairs. La demande serait qu’il s’ouvre au citoyen, qui n’a pas un jugement d’expert.
La difficulté ne vient pas du manque de volonté des scientifiques mais plutôt du manque d’intérêt de la société pour le débat scientifique. Beaucoup de progrès ont été faits dès lors que la science est descendue de son piédestal et que les scientifiques ont trouvé le moyen de débattre de manière compréhensible avec la société. Dans ces conditions le public s’intéresse à la science.
Pour moi, il n’y a pas d’opposition entre démocratie et science dans la mesure où la science est démocratique dans sa nature même, qui est le débat, l’honnêteté et la diffusion de la connaissance à tous. Il reste à organiser ce débat de telle sorte que tout le monde puisse y prendre part. Le Cnes fait des efforts de diffusion de la culture scientifique, par exemple avec le Salon du Bourget, mais surtout dans le lien noué avec les enseignants. Nous en formons 1 000 par an à l’espace et nous leur fournissons des kits pédagogiques pour qu’ils puissent les utiliser en math, en physique, en sciences de la vie et de la Terre. Cela permet de toucher 100 000 jeunes par an. L’idée est de stimuler l’attrait et l’intérêt pour la science. Nous voulons la démythifier, montrer combien elle peut être ludique et passionnante, de façon à ce que les jeunes aient envie de s’orienter vers les carrières scientifiques et techniques.