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Projet de design sur la biodiversité en milieu urbain

Interview de Victoria SOSOLIC

Diplômée en Design-espace-environnement

<< L'intention dans le fait d'en-sauvager la ville est d'apporter ce potentiel de surgissement dans un lieu qui ne laisse souvent place qu'à des événements mécanisés et secs. >>.

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Date : 29/08/2011

Entretien réalisé en août 2011 par Sylvie Mauris-Demourioux
 

Au travers de son projet de design sur la biodiversité en milieu urbain, Victoria Sosolic propose l’en-sauvagement d’une trémie routière de la rue Garibaldi à Lyon. Ce projet s’est accompagné d’une réflexion philosophique sur la place de la nature en ville, sur les modes de cohabitation entre le sauvage et l’urbain et « la possibilité d’une architecture du sauvage ».

 

Pourquoi vous êtes-vous intéressée au thème de la biodiversité en ville ?

En arrivant à Lyon, j’ai constaté deux choses : d’une part la présence dans la ville de grandes poches vertes, comme les grands parcs, les jardins partagés, qui sont autant d’ilôts dans le tissu urbain et, d’autre part, une réelle dynamique en faveur de la biodiversité. Je pense plus particulièrement aux projets d’aménagement des berges du Rhône et maintenant de la Saône. Ces aménagements permettent de désenclaver ces poches vertes en jouant le rôle de corridors biologiques pour la faune et la flore, très présentes en milieu urbain. Dans une certaine mesure, on peut considérer que toute une partie de l’écosystème semble bénéficier du développement économique et social moderne mais pâtit aussi des dégâts qu’il a causés. Certaines races de pigeons, qui nichaient auparavant sur les falaises, ont maintenant élu domicile en ville, puisqu’elles y sont nourries et logées sans effort, les abeilles sauvages s’installent elles aussi en ville à cause des polluants répandus sur les champs en zone rurale, le faucon pèlerin niche dans des immeubles possédant la hauteur qui lui est nécessaire, les martinets, qui ont des pattes trop courtes pour se poser et qui doivent atterrir directement dans leurs nids, ont trouvé le dessous des toits des bâtiments parfaitement adapté à leur morphologie…
La biodiversité est un sujet très installé et souvent un axe fort de la communication des villes qui l’abordent essentiellement sous l’angle du végétal. Pourtant, de manière générale, la flore et surtout la faune spontanées en milieu urbain dérangent, coûtent cher, voire nuisent au bon fonctionnement des espaces et des activités humaines. La population se plaint régulièrement au service vétérinaire de la ville des problèmes rencontrés, qui lutte pourtant à coups de grillages, de produits chimiques et de personnel. La cité n’est pas conçue pour accueillir deux entités que sont la nature spontanée et l’activité urbaine. Cependant, le concept de développement durable, la transformation progressive des modes de vies urbains vers des pratiques moins énergivores, le besoin de nature sont autant d’éléments qui créent un véritable socle pour une pensée intégrant l’animal autonome et autochtone dans nos espaces de vie, bref, la vie sauvage en pleine ville. Sans doute s’agit-il de lui donner une autre possibilité d’exister tant spatialement que symboliquement dans la ville.
 

N’y-a-t-il pas déjà une évolution forte en ce sens avec le développement des friches et des nouvelles pratiques paysagistes ?

C’est vrai qu’il y a une évolution. Le parc-paysagé, bien que tourné en direction de l’activité humaine, est aussi un véritable effort pour décentrer l’attention, la porter ailleurs qu’en direction de l’homme. Par ailleurs, depuis une quinzaine d’années, le jardin urbain tend vers une forme d’appropriation spontanée des espaces délaissés, ou en tout cas, de son vocabulaire formel, notamment sous l’influence de la pensée de Gilles Clément et de son idée de Tiers-paysage. Le Tiers-paysage désigne les lieux où la nature reprend ses droits : friches, délaissés urbains ou ruraux, bords de routes, de voie ferré, talus…Il met en lumière une autre catégorie d’espaces indécis, difficiles à nommer car dépourvus de fonction. Des fragments dispersés sans logique formelle, avec pour seul point commun le fait de constituer un espace refuge pour la biodiversité. Le Tiers-paysage correspond à un vocabulaire très sauvage relativement à nos codes humains, parce qu’il s’implante de façon anarchique, mais aussi très urbain dans la mesure où il perpétue la juxtaposition des êtres, effective dans le maillage urbain régulier, et qu’il s’implante dans des typologies de lieux récurrentes. Reste qu’il ne se crée pas véritablement d’empiétement puisque cette biodiversité habite une partie du territoire lorsque les précédents habitants sont partis. Le Tiers paysage se construit sur des ruines de civilisation et non, par la civilisation. Les plantes vagabondes transforment le biotope urbain en faveur de la biodiversité mais n’influent guère sur l’environnement en terme d’ambiance. Ces lieux ne sont pas sauvages spatialement parlant mais biologiquement parlant. Nous ne traversons pas les espaces en friche, nous glissons à côté. Ils sont privés du monde, ne se pratiquent pas, ne se regardent pas vraiment. L’organisation sauvage urbaine n’a pas d’image. Il semble donc impossible d’entrer en contact avec elle par le regard. Se pose alors la question : comment faire progresser l’en-sauvagement de nos modes de fonctionnement ?
 

En-sauvager l’homme ? Mais pour que le sauvage reste sauvage, ne faut-il pas justement que l’homme en soit exclu ?

La nature est une conception humaine. Le sauvage en est une image idéalisée, puis artificialisée dans une mise en forme correspondant à des canons culturels à l’exemple du jardin romantique. De nos jours, le sauvage n’est plus une nature inconnue peuplée d’êtres effrayants voire surnaturels mais correspond à une série de mécanismes qui lient biologiquement les êtres entre eux. Les valeurs d’unité autour de l’humanité sont remplacées par une valeur de diversité. L’homme est un maillon indispensable à la chaîne biologique. Il est compris dans le paysage au même titre qu’une autre espèce animale. Le sauvage est avant toute chose l’expression d’une forme particulière de liberté. Il faut que la faune et la flore échappent à l’organisation habituelle de la ville et pour cela, ces espèces n’ont qu’à suivre leur propre organisation. C’est en cela que l’écologique est sauvage. Plus que sa façon de s’installer dans l’espace, ce qui est brutal, dans le sauvage, surgit dans une rencontre avec nous. Le sauvage nous confronte. Toutefois, il n’est pas nécessaire d’être confronté à un sauvage très sauvage ou très impressionnant. Ainsi, un très petit événement peut être sauvage parce qu’échappant à la loi. L’intention dans le fait d’en-sauvager la ville est d’apporter ce potentiel de surgissement dans un lieu qui ne laisse souvent place qu’à des événements mécanisés et secs. En ce sens, le sauvage peut engendrer une meilleure qualité de vie urbaine parce qu’il engendre des expériences esthétiques merveilleuses, issues de ce surgissement. Le grand spectacle du jardin Romantique est dépassé au profit de petits événements. Ce nouveau rapport esthétique à la nature déplace le regard que nous portons sur elle. Il se crée un changement non seulement spatial mais aussi culturel et intellectuel dans l’expérience de la nature sauvage. L’expérience esthétique “verte” (terme proposé par Loïc Fel dans « L’Esthétique Verte ») tient du merveilleux car elle ne suppose plus d’intermédiaire artificiel codifié (parc, forêt, réserve naturelle) entre l’homme et la nature dans laquelle il est compris. Elle engage un rapport direct du sujet au milieu. Le jardin merveilleux n’est ni à côté de moi, ni le jardin dans lequel je suis, il est le jardin dont je suis.

 

Mieux prendre en compte la biodiversité en milieu urbain permettrait de réintégrer le merveilleux ? Est-ce une dimension que devrait avoir la ville ?

Je pense que nous avons besoin de merveilleux pour renouveler nos espaces symboliques, leur éviter de s’assécher. Pour le psychanalyste Donald Woods Winnicott, l’être humain doit passer par l’expérience du merveilleux pour accéder au monde symbolique. La nature, en refusant une place préconçue mais en surgissant à tout moment sous forme de relations entre les espèces et les espaces, crée des bouleversements du corps qui interrogent notre rapport au sacré et au monde symbolique. Si cette biodiversité doit s’installer dans un parc, il n’y a pas un grand intérêt esthétique et formel pour la ville, dans la mesure où il sera un cosmos à part à contempler. Prenons l’exemple d’un parc classique comme celui de la Tête d’Or. Il possède différents espaces juxtaposés, très circonscrits, comme les grandes serres tropicales, la fosse aux daims, le petit morceau de continent africain reconstitué. La nature sauvage-de-parc raconte une histoire grâce à son image, mais reste maîtrisé dans sa façon d’habiter l’espace puisque les animaux sont en cage. L’animal est comme muséifié, attendu. Or, l’émerveillement ne se situe pas dans le sauvage lui-même, mais entre le sauvage et le sujet. Il est convoqué par le jeu, par une pratique, par la surprise, l’inattendu. Il ne s’agit pas pour le passant d’être aux aguets, mais simplement d’être ouvert à la rencontre d’une altérité en pleine ville.

 

Comment cette approche de la biodiversité peut-elle amener de réelles transformations de l’infrastructure de nos villes ?

Ce n’est plus d’abord et seulement l’être humain qu’il faut intégrer dans la conception des villes mais plutôt un système, symbiose de différentes puissances : la puissance dévorante des animaux, germinatoire des végétaux et culturelle des humains. L’urbaniste, l’architecte, le designer doivent réfléchir à une mise en présence et à une mise en relation de différents protagonistes, penser aux actions, déplacements, temporalités qui concourent à l’habitabilité ou la non-habitabilité d’un lieu. Il ne s’agit pas de regarder l’autre dans un rapport observateur-observé, il s’agit de comprendre et de se laisser imprégner de l’altérité que nous oppose la nature pour évoluer dans nos pratiques spatiales. C’est une invitation à réfléchir l’espace urbain, non plus à partir des nécessités humaines, mais à partir de celles de tout l’écosystème qui s’y développe. Si l’on part du mode de déplacement des animaux, il faut prendre en compte leur besoin de se nourrir régulièrement tout au long de leur parcours. Par lien de causalité, si l’espace est traversé par des lapins, la voie de circulation piétonne ou cycliste devra comprendre des herbacés et une végétation arbustive pour qu’ils puissent à la fois se protéger des dangers qui leur incombent et manger. L’en-sauvagement de la ville doit convoquer un “aller-vers” et non plus un “être avec”. Il doit y avoir une communication entre les citadins et le sauvage, un vocabulaire commun. On ne se déplace plus uniquement pour soi, par rapport à un but à atteindre, on se déplace en fonction des autres. Il est vrai que certaines concessions sont à envisager. Il faut amoindrir la notion de rentabilité et de vitesse, inviter le citadin à cheminer dans la ville plutôt que de la parcourir sans cesse. Le travail d’en-sauvagement de la ville doit se diriger vers l’introduction habile du naturel dans l’artificiel et inversement. Le sauvage s’apparente alors davantage à des formes d’occupation de l’espace par chevauchement, immersion ou imbrication. Le designer doit donc être particulièrement attentif à tout ce qui fait frontière, privilégier la transition, le passage plutôt que l’objet définitif. La nature pourrait être un “seuil mobile” dans la ville, une ouverture des possibles en fonction du moment où on la trouve.

 

De quelle manière vous proposez-vous d’en-sauvager la ville de Lyon ?

Mon projet propose l’en-sauvagement d’une trémie routière de la rue Garibaldi. Cette rue connecte directement le parc de la Tête d’Or à l’ancienne caserne du Sergent Blandan qui va être réhabilitée en parc d’ici 2013-2014. Ces espaces verts et bâtis accueillent aujourd’hui une biodiversité florissante : lapins de garenne, rhinolophes (une espèce de chauve-souris), hérissons ou encore martinets qui nichent dans les façades des bâtiments de la rue Garibaldi. J’ai commencé à réfléchir à un mouvement possible de la faune entre ces deux sites et à la manière de faire cohabiter la biodiversité déjà présente avec une grande agglomération en activité. La rue Garibaldi va voir son nombre de voie de circulation réduit à deux ou trois voies et les trémies de circulations devraient disparaître selon le projet défendu par la ville de Lyon. Or, la destruction d’un bâtiment est une pratique extrêmement énergivore et traumatique car elle emmène avec elle les symboles de toute une époque du quartier. Bien que conçue pour la voiture, la trémie peut se révéler favorable à l’implantation de différentes espèces. Au lieu de détruire les dalles qui constituent ces passages souterrains, pourquoi ne pas profiter de cette typologie pour accompagner les mouvements de la faune et la flore présentes ? La faune autochtone ne s’arrête pas là où le parc s’arrête. Pourquoi ne pas envisager une fuite du parc par la rue et mélanger ce vivier aux humains qui vivent ou traversent les espaces proches ? J’ai travaillé sur la trémie routière située au niveau de la rue Paul Bert. C’est un site favorable à une expérimentation de poche de biodiversité qui pourrait se propager à toute la rue dans un second temps. Au nord, l’espace est ensoleillé et bénéficie de la présence d’un square, tandis que le sud est plus ombragé, humide et enclavé avec la présence d’un parking, de hauts platanes et des immeubles élevés.

 

Quelles transformations imaginez-vous ?

J’ai imaginé différents degrés d’en-sauvagement. Un degré maximum d’en-sauvagement au fond de la trémie constituerait le premier socle de réception de la faune et de la flore spontanées urbaines. Le tapis végétal permet aussi de limiter les ilôts de chaleur urbains. En surface, j’ai imaginé des constructions, trois objets fréquents en milieu urbain, une passerelle, un bassin et un garde-corps, pour permettre la vie urbaine des animaux sauvages et des citadins. La rue reste praticable pour les humains mais le fond de la trémie pourrait constituer ce que Gilles Clément appelle une « page blanche », un endroit qui n’est pas utilisé par l’humanité, qui établit un contact visuel et olfactif avec le passant mais n’est pas une invitation à descendre.

 

Quelles considérations ont guidées votre réflexion ?

Je suis partie à la fois des usages humains de la ville, passer, traverser, se protéger, flâner, et des besoins ou difficultés des animaux présents dans ces différents lieux. Je me suis intéressée aux petites espèces ignorées ou en souffrance et à leur mode de vie : nicher, hiberner, atterrir, se baigner, se nourrir, grimper, etc.

En ville, les oiseaux de petite taille manquent de points d’eau accessibles et sûrs, sans prédateurs. Les chauves-souris, elles, ont besoin de réserves de nourriture facilement accessibles notamment en hiver, si elles sortent de leur hibernation. J’ai donc conçu un garde-corps plus haut que la norme possédant une épaisseur qui peut abriter les rampants, comme le hérisson, et le long duquel coule un filet d’eau. Ce filet sert de baignoire à oiseaux puis irrigue la trémie en contrebas en formant une petite flaque à insectes, elle-même réserve de nourriture pour les chauves-souris. Cette eau permet d’abreuver aussi les hérissons ou les écureuils de passage.

Côté matériaux, je pars de ce que les animaux aiment en milieu urbain et j’essaie d’apporter ce qui leur manque. Les rhinolophes sont nombreux à habiter dans les anciens baraquements de la caserne Sergent Blandan qui vont être détruits. Pour hiberner, elles affectionnent les grandes cavités minérales comme les crevasses en milieu naturel, mais en milieu urbain, elles s’installent souvent sous les ponts en béton où elles meurent de froid dès que la température extérieure passe sous les -3 degrés Celsius. J’ai donc imaginé un bassin suspendu en béton recouvert d’ardoise à l’intérieur et à l’extérieur qui servirait de dortoir. La poche d’eau courante du bassin permet de tempérer l’air à l’intérieur de la crevasse.

La passerelle, quant à elle, permet aux passants de traverser la trémie et accueille à son sommet une mini-maternité à chauves-souris. Leur reproduction se fait l’été dans un environnement boisé et chaud. Elles ont tendance à s’installer dans les charpentes des églises, des granges… La passerelle est entièrement conçue en tenant compte du besoin des rhinolophes : des bois ronds croisés constituent les reprises d’effort de l’édifice, de petites cavités en béton jouent le rôle de couveuses... Une autre cavité avec une ouverture un peu plus grande en sous-face sert aussi de nichoirs à martinet noirs.

 

Vous disiez avoir choisi ce terme d’en-sauvagement par l’idée de propagation qu’il contient, comment envisagez-vous cette propagation ?

Effectivement, comment créer le lien entre les parcs et les poches ponctuelles comme la trémie ? Au départ, l’en-sauvagement passerait par de très petites structures s’inspirant des bacs à fleurs suspendus aux réverbères avec des systèmes d’arrosage intégrés déjà présents à Lyon. On peut imaginer un dispositif semblable pour les oiseaux avec un petit bassin, des arbustes à- baies… C’est une métamorphose douce de la ville. L’en-sauvagement ne cherche pas à transformer les êtres, il va davantage vers une transfiguration consentie. L’idéal sur le long terme serait d’arriver à créer une véritable connexion verte entre les deux parcs et à intégrer des espèces animales plus grosses et proches de l’homme comme les moutons ou les daims. Pourquoi ne pas imaginer des bergers urbains menant des transhumances afin de brouter la végétation spontanée du corridor et des trémies ? Favoriser la biodiversité peut aussi nous amener à revenir à certains usages moins énergivores.

Projets de bichoirs urbains

 

Votre projet est-il réalisable ?
Dans sa totalité, le projet actuel est plutôt un manifeste. La première difficulté à résoudre serait la question de la circulation et des engorgements routiers. Cependant, le projet peut correspondre aux stratégies de développement de la ville en matière de mobilité et la volonté de développer les modes doux, silencieux et propres comme le tramway, le vélo ou encore la marche. Je pense qu’il est tout à fait possible de tenter une expérimentation avec certains éléments comme la création de la passerelle, ou à plus petite échelle, les lampadaires nichoirs…. Ce projet, au-delà de l’urgence écologique,  cherche des pistes pour enrichir l’existence des villes et de leurs habitants. 

  Maquettes : bassin et passerelle