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La notion d’usage chez Orange

Interview de Christine DEFUANS

Portrait de Christine Defuans
Ingénieure de recherche « usages & prospective » à Orange Labs Networks and Carriers - RD (OLNC-RD)

<< La notion d’usage est une orientation spécifique que nous avons donnée à notre démarche de prospective >>.

Christine Defuans est ingénieur de recherche « usages & prospective » à Orange Labs Networks and Carriers – RD (OLNC-RD), à Sophia Antipolis (Nice). L’appellation OLNC correspond à l’ancienne division recherche et développement du groupe France Télécom1 .

Christine Defuans supervise une démarche de prospective (« Digital Enterprise 2015 ») destinée à éclairer les usages des technologies au sein des entreprises, à un horizon de 3 à 5 ans.

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Date : 20/07/2011

Quel est votre parcours ?

J’ai réalisé des études en sciences de l’information et de la communication, puis un doctorat au sein de France Télécom Recherche et Développement , sur  « La notion de client dans le conception des services de télécommunications », à une époque où l’entreprise traversait une période de bouleversements : la notion de client devenait structurante et des processus établis depuis des années se transformaient… Cela m’a décidée, et j’ai plongé dans ce terrain très intéressant, pour observer les problématiques de prise en compte du client et des usages dans la conception des services de télécommunication.

Alors que je n’avais pas encore achevée ma thèse, j’ai été recrutée au sein de la R&D d’Orange, au CNET, Centre National d'Etudes des Télécommunication, pour travailler avec la double casquette d’ergonome et de sociologue, au sein d’un laboratoire de R&D. Depuis 2005, j‘exerce mon activité à Sophia Antipolis, au début sur des activités de marketing de l’innovation et des usages, puis sur des activités de prospective de services et d’usages pour le marché des entreprises.

 

Revenons un instant à votre thèse de doctorat2. Vous faisiez ressortir, et cette analyse vaut sans doute pour l’ensemble des grandes entreprises, des évolutions importantes depuis les années 90 : présence renforcée des sciences humaines et sociales dans l'ingénierie de conception de services, contrôle plus fort du marketing sur les projets de services, notion de client qui devient un élément structurant des politiques et des discours… Pouvez-vous précisez ces tendances ?

Comme cela est décrit dans ma thèse, l’introduction de la notion de client dans la conception des services a profondément bouleversé l’entreprise. Cette notion est devenue un principe fondateur de démarches de gestion, d'organisation des activités et des ressources humaines, en particulier dans les démarches qualité, et a trouvé une inscription concrète dans les pratiques des concepteurs de services, que ce soit pour la construction de segments de marchés ou de profils de clients associés aux nouveaux services conçus, ou avec la participation des clients aux activités de conception et d'évaluation des services. La montée de cette notion est allée de pair avec des mouvements de fond comme l'essor de la psychologie et des sciences cognitives, l’idéologie de la coopération et de la concertation, et un intérêt croissant pour la dimension réflexive attachée à la personne — on parlait de « réémergence du sujet » —, dans l’entreprise comme dans les travaux universitaires. Cela a impulsé le développement de diverses formes d'expertises, ainsi qu'une diversification des méthodologies liées à la prise en compte du client ou des usages des services dans les activités de conception.

L'introduction de cette notion de client a également favorisé une transformation progressive des représentations de l'individu-client dans l'entreprise, grâce notamment à une intégration des acquis de la sociologie des usages, et a conduit à un renforcement de l'ergonomie et du marketing. Il a été reconnu à l'individu-client des caractéristiques (créatif, expert, réflexif, mais aussi consommateur exigeant) qui ont favorisé son implication dans les activités de l'entreprise. Ces caractéristiques ont impacté également les formes de segmentation des marchés. Sur le plan de l’innovation, elles ont donné lieu à de nouvelles façons de la concevoir, en accordant au social une place plus importante, d'où l'émergence par exemple du syntagme « innovation ascendante » ou du terme « innovacteur », ou encore de schémas d’innovation qui s'appuient sur les démarches participatives, expérimentations de services ou méthodes de co-conception qui promeuvent une implication très précoce des clients dans le processus.
Tout cela accroît le rapport de dépendance entre l'entreprise et ses clients, l’entreprise cherchant l'adhésion des individus à son projet, en renforçant le lien établit avec le client-consommateur, comme l’indiquent par exemple les stratégies de fidélisation ou de construction de la confiance.

Enfin, l'évolution de l'orientation client de France Télécom a diffusé un discours dans l’ensemble des entreprises du groupe qui a eu comme effet de favoriser une plus grande communication autour des problématiques clients. Jusque dans les années 90, les activités au sein du groupe France Télécom étaient relativement isolées, entre le marketing, la R&D très orientée vers la technique, et des équipes d’ergonomes et de sociologues qui travaillaient dans un pool commun sur les usages et l’acceptation de la technique.

 

Cette transformation a-t-elle été bien acceptée ?

Ce n’était pas une transformation naturelle. Elle a impliqué que des personnes discutent sur des questions ou avec des compétences qu’elles ne connaissaient pas ou peu ; des conflits de frontières sont apparus, des résistances parfois. Les sociologues et les ergonomes pouvaient se sentir relativement mal considérés par la filière technique, et inversement la technique avait le sentiment d’être trop orientée par des disciplines peu légitimes à ses yeux. Cela a été une première étape, et un énorme changement culturel à France Télécom, à la R&D en particulier.

Une des manières de faire évoluer l’entreprise a été d’intégrer des ergonomes et des représentants des scienceséconomiques et sociales dans les services, pour accompagner chaque équipe projet. Cela n’a pas été le cas pour toutes les activités, cela ne s’est pas toujours bien passé, mais il est certain que ce choix a favorisé la multidisciplinarité dans le design des services. Aujourd’hui, à France Télécom, les notions de client et d’usages sont bien mieux intégrées dans les mentalités et dans les processus d’innovation que par le passé. Ce changement est à dimensions multiples, avec un aspect culturel, un aspect organisationnel, un aspect de management, un aspect de communication également. L’acculturation du personnel déjà en place a été très forte.

La formation des ingénieurs s’est aussi transformée dans cette période. Leurs formations intègrent désormais les notions de client et d’usage, c’est fondamental. Au niveau du marketing, nous avons assisté à un assouplissement de la façon de travailler avec la R&D. Marketing et R&D, jusque-là relativement cloisonnés, ont appris à travailler ensemble de manière moins hiérarchique.

 

Pouvez-vous préciser le lien qui existe entre l’innovation, la R&D, et le marketing ?

L’innovation est aujourd’hui partagée par l’ensemble des fonctions du groupe. Elles participent toutes à la génération d’idées pour les nouveaux services. Les processus d’innovation ne sont pas figés, ils évoluent dans un processus de reengineering permanent. Je ne prétend pas modéliser ici l’innovation du groupe France Télécom, se serait un peu ambitieux, mais disons qu’il y a une coexistence de plusieurs formes et processus d’innovation :

•  Une innovation organisationnelle qui permet de structurer les projets innovants selon un mode collaboratif entre la R&D, le marketing, le système d’information ;
•  Des méthodes d’innovation dites « market pull » ou « techno push » ou des méthodes collaboratives qui intègrent cette double orientation ;
•  Des innovations de procédure dans l’élaboration des nouveaux services, associées à des stratégies (« make or buy » par exemple) ;
•  Des pratiques de co-innovation avec des partenaires du marché de l’IT ou des Télécoms, ou encore des méthodes participatives de co-innovation avec les clients d’Orange.

Ce sont ne sont que des exemples qui visent à illustrer la diversité des pratiques et des processus d’innovation au sein d’un grand groupe tel que France Télécom. Les Orange Labs participent à ces processus à différents niveaux. Il faut bien distinguer l’organisation matricielle des fonctions du groupe, des processus collaboratifs par lesquelles elles contribuent à l’innovation. J’ajoute également que l’innovation est sous-tendue non seulement par une stratégie globale mais aussi par des engagements du groupe dans de grands projets de Responsabilité Sociale d’Entreprise (RSE) avec, pour ne donner qu’un exemple, un impact en termes d’éco-conception ; ou encore dans des projets de transformations qui intègrent plus fortement la dimension humaine de l’entreprise, notamment suite à la crise sociale connue au sein du groupe.

 

L’innovation devient plus centrale, plus transversale ?

Oui, elle devient un enjeu partagé au sein de l’ensemble du groupe, dans un contexte où de nouveaux acteurs tels que les OTT players par exemple s’étendent sur le marché des Télécoms, où il faut innover pour conserver et accroître notre clientèle, s’ouvrir à de nouveaux marchés et explorer de nouveaux territoires, suivre les attentes, être compétitif face à la concurrence, maintenir une croissance de chiffre d’affaires… La nécessité d’innover est un vecteur de mobilisation pour le personnel autour de projets, ce n’est pas une notion abstraite.

 

Aujourd’hui, on sort d’une vision strictement technique de l’innovation, on parle ainsi d’innovation sociale. Quel sens donnez-vous à cette notion ?

Je suis convaincue que l’on ne peut pas déconnecter l’innovation technique de l’innovation sociale et qu’il nous faut revisiter certains de nos concepts : dans la théorie et les pratiques, on a souvent opposé par le passé l’innovation ascendante et l’innovation descendante par exemple. Je pense que nous avons dépassé aujourd’hui ces distinctions, nous nous inscrivons dans des modes d’innovation accélérés, avec plusieurs processus qui se déroulent dans le même temps. Tout l’enjeu de la communication entre entités du groupe France Télécom est de permettre à l’innovation d’être participative, permanente, tantôt issue de la technique, tantôt issue de l’usage, voire les deux en même temps.

Aujourd’hui dans le projet que je conduis, je ne déconnecte plus ces notions. Le point d’entrée de notre prospective est centré sur les usages, puisque nous cherchons à projeter les usages dans le futur, à identifier les usages phares. Mais un usage est fonction d’un ensemble de facteurs qui proviennent de la technique — qui transforme les usages et se trouve transformée par eux —, d’accompagnateurs tels que la réglementation, les politiques publiques, ou les appétences de nouvelles générations… Cet ensemble de facteurs contribue à la transformation des usages, qui sont soit émergents dans une petite portion de la population qui adopte des pratiques nouvelles, soit correspondent à des tendances lourdes, pour des populations très vastes, dans des domaines différenciés.

Par exemple, nous avons vu le rôle du levier technologique dans la structuration des relations sociales sur internet (forums, communautés virtuelles, réseaux sociaux, et rôle d’outils tels que l’Instant Messaging par exemple).

 

Et la place de la prospective dans le schéma de l’innovation ? J’imagine que la prospective à France Télécom n’est plus une prospective liée à la planification, mais plutôt une prospective liée aux projets et à l’innovation…

A France Télécom, la prospective a longtemps été concentrée à Paris, dans des entités stratégiques et R&D. C’était une prospective issue de France Télécom, grande entreprise française qui participait à la planification nationale et à ses orientations technologiques, comme l’Etat le fait encore aujourd’hui avec les « technologies clés ». La prospective a ensuite évolué et elle s’est diversifiée, principalement des activités de recherche, réparties au sein de plusieurs entités.

Deux activités de recherche sont particulièrement structurées : l’une, très transversale, relève de la futurologie et porte sur des grands sujets qui touchent de près ou de loin les Télécoms, au-delà de l’approche marché, et sur des horizons futuristes qui permettent de projeter certaines tendances assez loin dans leur potentiel de réalisation, jusqu’à 10 ou 20 ans : grands domaines de ruptures technologiques, économiques ou sociétaux, tels que la géopolitique, les enjeux environnementaux et énergétiques par exemple, les nanotechnologies, etc.

L’autre activité structurante est le projet « Digital Enterprise 2015 » que je pilote, et qui réalise une prospective de services et d’usages sur le marché des entreprises, qui comporte de nombreuses spécificités, pour orienter des choix sur le court et moyen terme.

D’autres démarches sont plus centrées sur des ruptures technologiques spécifiques, liées au cœur de métier de l’opérateur. Il faut compter aussi avec des démarches d’anticipation diversifiées, rattachées à des programmes ou des activités spécifiques, au sein de la R&D mais également dans d’autres entités du groupe telles que le marketing stratégique.

 

Parlez-moi justement de cette démarche de prospective des usages « Digital enterprise 2015 » que vous pilotez à Orange Labs ?

Notre projet a été créé au début de l’année 2010 pour répondre à une attente, peut-être un manque en interne, dans la capacité d’Orange à disposer d’une vision transversale des grandes transformations susceptibles d’affecter l’entreprise. Nous avions une perception des diverses évolutions en cours, par exemple celle des réseaux sociaux, du cloud computing, de la mobilité au sens large… mais il nous manquait une vision globale, argumentée, cohérente et rapidement mobilisable, du contexte dans lequel évolue l’entreprise, une compréhension des évolutions de la société qui affectent l’entreprise ainsi que les pratiques quotidiennes des acteurs.

L’objectif du projet ne consistait pas à voir loin, en 2020 ou 2030, mais à saisir les transformations en cours, émergentes, à projeter les grandes tendances qui vont structurer les usages sur une période de 3 à 5 ans, ainsi que les « drivers » ou facteurs externes qui les impactent (réglementations, tendances sociétales, etc.). Les différentes approches de prospective se nourrissent donc entre elles pour alimenter leurs propres objets.

 

Pouvez-vous me dire ce que signifie prospective des usages ?

Justement, la notion d’usage est une orientation spécifique que nous avons donnée à notre démarche de prospective. Il s’agit d’un point d’entrée en quelque sorte, un objet autour duquel se structure notre méthodologie et notre analyse. Les usages sont principalement les usages des Techniques d’Information et de Communication (TIC) dans l’entreprise. L’idée est de comprendre les leur évolution actuelle, mais aussi de mener une analyse pluridisciplinaire autour des évolutions à la fois technologiques, managériales, réglementaires qui infléchissent leur évolution dans le temps (tendances), et nous aident à les projeter à moyen terme.

In fine, nous voulons produire une vision de synthèse pour aider les projets de R&D, le marketing et la stratégie à anticiper ces transformations, en s’appropriant les grands challenges qu’elles soulèvent pour notre métier d’opérateur Télécom. Les usages sont une matérialisation d’un grand nombre de transformations qui ont court en parallèle sur les marchés et dans la société. Choisir cet objet comme point d’entrée de notre analyse nous offrait donc dès le départ un socle méthodologique pour atteindre notre objectif de contribution à l’innovation de services.

 

Comment le lien se fait-il entre la prospective et les différentes cibles que vous avez citées, les projets de R&D, le marketing, la stratégie, etc. ?

La méthode de prospective classique consiste à faire fonctionner un petit groupe de travail, qui pilote la démarche et fait appel à un grand nombre de contributeurs. Notre équipe projet fonctionne de cette façon : notre petite équipe (5 à 7 personnes) travaille avec un grand nombre d’interlocuteurs du groupe, d’une part pour confronter les résultats que nous produisons par une démarche de veille et de brainstorm documenté, avec des analyses d’experts ; et d’autre part pour faire du transfert de notre production, vers la R&D, le marketing, l’anticipation, les unités d’affaires, avec l’accompagnement nécessaire à l’appropriation de ces analyses prospectives. C’est une démarche très participative dès le départ, partagée. Nous avons un rôle d’éclairage, de support, d’aide à la décision, mais nous nous nourrissons également de tous les points de vue, débats, critiques que peuvent nous adresser nos partenaires au sein du groupe.

Quand nous voulons éclairer, nous ciblons un public large : l’objectif est de partager largement nos réflexions, pour accompagner des entités qui n’ont pas cette vision prospective des usages. Nous avons alors un rôle de vulgarisation à partir de nos travaux, auprès d’entités très diversifiées, R&D technologique, marketing…
Pour aider à la décision, nous restituons de manière plus ciblée nos travaux, sous forme de séances de travail sur des enjeux, challenges, paris que nous avons identifiés…. Nous privilégions alors des discussions en petit comité, sous forme de workshops, où l’on échange sur nos résultats pour alimenter des processus de décision. Dans la démarche de stratégie classique, la prospective s’arrête à des options stratégiques, exprimées, à l’issue de scénarios, sous forme de choix potentiels. Les autorités décisionnaires vont ensuite faire les choix. Nous restons dans cette logique, en apportant, argumentations à l’appui, des options, des orientations possibles. La décision est prise à un plus haut niveau, par des décideurs qui se nourrissent en partie de nos travaux, mais aussi de benchmark, de travaux d’autres experts, etc.

 

Votre prospective a-t-elle une orientation marketing ?

L’objectif in fine étant l’innovation de services, et les services ayant vocation à être commercialisés, nous intégrons bien sûr dans notre analyse une dimension marketing, qui est forcément plus stratégique qu’opérationnelle, mais là encore nous apportons des éclairages. La démarche marketing est bien spécifique, avec ses méthodes, ses contraintes. Notre travail la nourrit, mais ne se superpose pas à elle.

 

Comment le management se saisit-il de la prospective, quelle place lui donne-t-il ?

Dans un groupe comme France Telecom, qui compte énormément d’entités et de filiales, le management est à plusieurs étages. Chaque niveau de management a ses processus, avec des relais de communication entre ces processus. Nous intervenons à ces différents niveaux, mais encore une fois, nous nous arrêtons avant la décision qui prend le relais ensuite, comme le cas par exemple des Comex, le comité exécutif de France Télécom où sont prises les grandes décisions pour le groupe. Nos travaux sont réinvestis de façon différenciée dans ces processus de décision, à différents niveaux (technologique, produit, marché). Encore une fois, il n’y a pas de circuit unique.

 

Quelles sont les différentes phases dans votre prospective ?

Notre équipe projet utilise des outils classiques de veille. Comme la transformation des entreprises renvoie à un champ extrêmement vaste, il nous faut prendre en compte l’évolution des technologies, la transformation des usages des TICs existantes sur le marché ou celles qui émergent… L’ensemble de l’équipe réalise donc une veille permanente, très vaste mais structurée, à partir de la presse spécialisée, des publications universitaires, des projets collaboratifs, des études ciblées ou à dimension plus générale, des manifestations scientifiques, etc.

A un deuxième niveau, nous réalisons des monographies. Une monographie est un document analytique qui structure notre analyse sur un sujet donné, nous aide à avoir une vision sur l’existant, les signaux faibles, les tendances lourdes rattachées à un domaine. La monographie mobilise également les connaissances pertinentes internes au groupe : elle indique ce qu’Orange réalise sur ce sujet en R&D, en marketing, etc. Bref, la monographie fait le tour d’un sujet, en partant de l’hypothèse que ce sujet pourra être intéressant.

Ensuite, nous « challengeons » ce sujet, c’est-à-dire que nous le soumettons à la critique, à l’avis des décideurs, des experts, ceci aux différentes fonctions du groupe, par exemple à des branches du marketing qui commercialisent des offres. A la suite d’une phase d’échanges, de retours, de critiques, nous en tirons des recommandations.

 

Et sur le plan des outils proprement dit ?

Nous mobilisons tout un écosystème de moyens et d’outils : cela va du coup de téléphone à un expert, à une enquête Web avec questionnaire, en passant par la méthode Delphi, un workshop entre experts et personnel d’Orange pour échanger sur des analyses, la réalisation d’entretiens approfondis pour repérer des signaux faibles, ou l’utilisation de focus group réalisés dans d’autres contextes. Dans ce travail de prospective, la dimension collaborative est très forte, nous faisons appel à un grand nombre de personnes.

 

Les usagers ont-ils une place dans ces dispositifs ?

Non, car nous sommes dans des démarches à caractère stratégique, transversal. L’association des clients aux activités d’Orange s’effectue dans des laboratoires de test au sein de la R&D, au sein des réseaux de distribution, ou, dans les entités marketing, par le recours à des cabinets extérieurs pour connaître l’évolution des usages. Ce sont d’ailleurs des éléments de veille pour nous.

 

Utilisez-vous la recherche de type universitaire ?

Nous utilisons des travaux académiques, que nous intégrons dans nos analyses. Parfois, nous confions à des laboratoires universitaires des analyses sur des sujets précis. Cela nous apporte, selon les cas, un autre regard sur une question, un gain de temps sur un sujet que nous n’avons pas le temps de traiter, ou des compétences dont nous ne disposons pas.

De manière générale, l’utilisation de la recherche académique est plutôt amont : à titre d’exemple l’ergonomie sert à établir des recommandations, la sociologie apporte des éléments sur les usages de masse ou des évolutions générationnelles, l’économie sur la transformation de modèles économiques, etc.

 

Avez-vous des difficultés pour identifier les experts et les laboratoires qui pourraient vous être utiles ?

Il est vrai qu’il n’est pas facile d’être à la fois en veille sur les questions très vastes que j’ai indiquées, et sur l’évolution du milieu académique pour y faire des choix et y utiliser des ressources ! Une autre difficulté tient aux temporalités : pour qu’il vaille la peine de solliciter la recherche universitaire, le sujet traité doit avoir une durée de vie assez longue. Pour des questions dont la temporalité est plus courte, nous irons chercher du côté de la réactivité du consulting.

 

La temporalité de la prospective n’est pas forcément non plus celle de l’action, du projet…

Nous jonglons en permanence avec des temporalités multiples. Notre travail d’analyse produit des tendances à partir du croisement des évolutions repérées, chacune ayant son propre rythme. De la même façon, dans les tendances que nous cherchons à comprendre, plusieurs horizons temporels se superposent, au niveau réglementaire, social, politique, technologique, etc., avec parfois des phénomènes d’accélération. Au sein du groupe Orange, il y a enfin des temporalités variées, du développement rapide d’un service jusqu’aux stratégies qui se construisent sur plusieurs années. Il nous faut gérer toutes ces temporalités.

 

Existe-t-il, dans votre activité, un lien entre la prospective et l’expérimentation, par exemple la réalisation de prototypes, des tests auprès de publics ?

Non, l’expérimentation est réalisée par d’autres activités au sein du groupe. En revanche, les expérimentations sont un des aliments dont se nourrit notre prospective.

 

Est-ce que la manière de faire de la prospective change selon les objets ?

Bien sûr, car les horizons temporels changent, et la prospective des usages n’est pas la même que la prospective territoriale, qui diffère de la prospective stratégique, etc. Il y a malgré tout une posture méthodologique commune.

 

 Quel est votre regard sur l’évolution des usages dans votre domaine, ce qui est le plus frappant en termes de tendances ?

Les usages des technologies avancées ne relèvent plus d’une petite frange de la population, les jeunes les manipulent avec une aisance incroyable, les outils deviennent communs dans le monde personnel et le monde professionnel : contrairement à ce qui se passait autrefois, il fréquent aujourd’hui que les technologies les plus novatrices soient à la disposition de l’individu, et qu’elles soient plus « ringardes » dans l’entreprise. Dans le monde des télécommunications, l’écosystème change également très vite, ce qui crée des jeux inédits d’acteurs qui tentent de jongler avec les nouveaux usages, et une concurrence forte.

 

Considérez-vous que l’activité prospective est fragile dans une organisation ?

Tout dépend des objectifs qu‘elle se donne, et de l’utilisation de la prospective dans de multiples processus. Mais je pense que dans un monde qui accélère, la prospective a de beaux jours devant elle, à condition qu’elle sache s’adapter. Sur un plan plus concret, il y a plusieurs niveaux d’attente vis-à-vis de nos travaux : dans le groupe Orange, certains auront besoin de nous pour les aider à penser de nouveaux services, d’autres auront des attentes stratégiques concernant de grands domaines d’évolutions qui méritent un éclairage. Nos priorités vont au soutien des activités de R&D et à l’alimentation de la stratégie. Par ailleurs, nous sommes dans une relation forte et continue avec le management : nous ne lancerons jamais une action si le mangement n’est pas avec nous pour soutenir notre travail, ne valide pas ou ne porte pas notre travail, c’est là la garantie de la pérennité de la démarche.

 

1Plusieurs changements d’appellation et d’organisation ont eu lieu à France Télécom : le Centre National d'Etudes des Télécommunication (CNET), en charge de la R&D de France Telecom, est devenu au travers de réorganisations successives le réseau mondial des « Orange Labs R&D », et depuis 2011, « Orange Labs Networks and Carriers - RD » (OLNC-RD). Cela signifie que les Orange Labs font maintenant partie de cette entité OLNC, qui englobe aussi d’autres structures du groupe. Le réseau des Orange Labs regroupe plus de 5 000 collaborateurs dont 3 000 ingénieurs et chercheurs, dans 18 centres, majoritairement en France (Issy-les-Moulineaux, Lannion, Grenoble, Caen, Rennes, Sophia Antipolis, La Turbie et Belfort), mais également à l'étranger. France Télécom reste la maison mère du groupe.

 2Christine Defuans, « La notion de client dans la conception des services de télécommunications - Etude à partir du cas de France Télécom Recherche et Développement », thèse de doctorat, Université Grenoble 3, 2006.