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Passer du Minitel à lnternet

Interview de Thierry Ehrmann

<< L'information et le savoir jouent un rôle essentiel en économie >>.

D'ici la fin de l'année, le groupe Serveur va s’introduire en Bourse à Paris puis à New-York et Francfort. Après avoir surfé sur la vague du Minitel en créant une quarantaine de bases de données professionnelles, le groupe Serveur qui a été un des premiers à se lancer sur le créneau de l'internet, va réaliser cette année 100 millions de francs de chiffre d’affaires.
A la tête de ce groupe lyonnais : Thierry Ehrmann, 37 ans, un jeune patron qui dérange l'establishment. Après avoir été le premier à lancer l'idée d'Internet gratuit, il s'attaque aujourd'hui au monopole de France Telecom en proposant de rémunérer les internautes.
Entretien mené par Loïc Tanant, Lyon Mag, Juillet 1999 pour le Cahier Milénaire3 n° 22, pp15-17

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Date : 04/07/1999

Comment vous êtes vous lancé ? 
A 18 ans, je voulais être journaliste. Mais mon père est mort et comme j'étais fils unique, j'ai été obligé de lui succéder à la tête de l’entreprise qu'il avait créée, une entreprise de chimie pure et dure qui employait une cinquantaine de personnes et qui produisait de l'ester éthylique, une matière première qui sert à fabriquer le plexiglas. 

 

Vous avez vraiment dirigé l'entreprise à 18 ans ?
Oui, pour moi ça n'a pas été facile de m'imposer mais je n'avais pas le choix. Et finalement je me suis assez bien débrouillé. Le problème, c'est que la chimie, ça ne m'intéressait pas. Et au bout de deux ans, j'ai revendu le brevet technique qu'on exploitait à des Allemands. J'avais alors 20 ans et j'ai repris mes études.

 

Quelles études ?
Je me suis inscrit à Sciences Po, j'ai fait du droit, mais aussi de la théologie... A l'époque, en fac,on était une bande de copains passionnés par tout ce qui était information. Moi, je voulais devenir journaliste. Mais au début des années 80, j'ai découvert le Minitel qui en était à ses débuts. Et j'ai tout arrêté pour me lancer sur ce créneau. C'est comme ça que j'ai créé à 23 ans, le groupe Serveur.

 

Quel a été le déclic ?
Après avoir dirigé l'entreprise de mon père pendant deux ans, j'avais compris que l'information et le savoir jouent un rôle essentiel en économie. C'est même la base du pouvoir. Et avec le Minitel je me suis rendu compte qu'on disposait d'un outil exceptionnel pour la diffusion de cette information et de ce savoir.

 

Le plus du Minitel ?
Le Minitel était capable de digérer et diffuser cette information de façon beaucoup plus efficace grâce à l’alphanumérique. Et je me suis dit qu'on pouvait développer cette technique sur une grande échelle. C'était en 1985.(...)

 

Votre idée au départ ?
Utiliser toutes les informations librement accessibles au grand public pour les diffuser à travers le Minitel. En 15 ans, j'ai créé une quarantaine de banques de données aussi bien dans le domaine juridique, social, artistique, technique...

 

Combien vous avez investi au départ ?
Pratiquement rien. D'ailleurs, l'intérêt du Minitel, c'est que ça rapporte très vite de l'argent car France Telecom reverse aux bases de données 70 % du prix de la communication facturée à celui qui se branche sur cette base de données. Ça va de 60 F de l'heure pour une base de données grand public à 500 F de l'heure pour une banque de données ultra professionnelle.(...)

 

Vous avez gagné beaucoup d'argent avec le Minitel ?
Oui, car on a profité de l'énorme succès du Minitel. Des millions de Français se sont connectés...
Au début, on était saturé. C'était hallucinant. On a par exemple développé un serveur juridique qui faisait 5 000 connections par jour. Et puis surtout, on n’avait aucun risque d'impayés parce que c'est France Telecom qui facturait. Ce qui nous a permis de gagner beaucoup d'argent et de nous développer rapidement.

 

Votre première base de données ?
Une bourse de fret régional pour mettre en rapport 54 000 transporteurs avec 110 000 industriels. Ce qui permettait d'éviter les intermédiaires. Les uns et les autres pouvaient passer des offres ou des demandes directement sur Minitel. En quelques semaines, on a explosé financièrement. Mais le ministère des Transports a essayé de nous bloquer. La fédération nationale des transports routiers nous a envoyé ses avocats... Et les affréteurs sont venus avec des barres à mine pour tout casser dans l'entreprise.

 

Comment vous avez réagi ?
On a continué. Et la même année, on s'est attaqué au marché des matières premières avec Chemical Serveur pour mettre en contact les producteurs et les consommateurs. Ce qui là encore a permis d'éliminer des intermédiaires. Parmi eux un certain nombre de Lyonnais dont l'unique compétence était leur carnet d'adresses.

 

Et vous avez décliné le même concept ?
Oui, on a fait la même chose avec le journal officiel, les textes de loi, les arrêts de la cour de cassation, les annonces légales... On a même mis les 575 conventions collectives en vigueur en France sur Minitel.

 

Toujours des réactions hostiles ?
Oui, on nous a accusé de nous approprier des informations publiques. Mais ces gens-là n'ont jamais compris que pour réaliser ces bases données, il faut collecter ces informations, les synthétiser, les classer et les organiser pour permettre à chacun d'y accéder plus facilement.
Ce qui représente des milliers d'heures de travail d’informaticiens, de juristes, de journalistes... Donc des millions de F d'investissement. Exemple ?
Pour les annonces légales, il a fallu rechercher, collecter, vérifier, et compiler les informations de 515 journaux différents. Un travail énorme qui n'a jamais été fait jusque-là. Et puis il a fallu mettre au point un logiciel informatique qui mette à jour ces données heure par heure.

 

La principale difficulté que vous avez rencontrée ?
Le plus dur, ça a été justement d'affronter tous ces notables dont le pouvoir repose sur la détention d'un savoir : les médecins, les officiers ministériels, les notaires, les commissaires-priseurs, les conseils en propriétés industrielles... On a été les premiers à s'attaquer à leur monopole.

 

Vous avez fait l'objet de pressions ?
Oui, de pressions énormes. On ne compte plus les assignations et les procès qui nous ont été faits. Exemple: quand j'ai voulu publier les milliers de procès verbaux judiciaires qui sont dressés par les huissiers et les commissaires priseurs avant les ventes aux enchères, il y a eu une réaction très vive de cette profession.

 

Vous avez cédé ?
Non, ces informations sont publiques, on n'avait pas à céder à ces notables. J'avoue même que j'ai éprouvé un certain plaisir à défier ces gens-là ! Grâce au Minitel et à Internet, aujourd'hui tout le monde peut avoir accès à ces informations que jusque-là on essayait de cacher. Ce qui explique d'ailleurs qu'il y ait en France une telle résistance face au développement d'Internet.

 

Pourquoi ?
En France, à la différence des Etats-Unis, tout le système est construit sur la rétention du savoir et de l'information. Beaucoup de gens en vivent. Et tous ces notables sentent bien qu'ils ne vont plus pouvoir tout maîtriser. Pour eux, Internet est une catastrophe parce qu'ils se retrouvent tout nu. (...)

 

Passer du Minitel à lnternet, ça a été facile ?
Oui, j'ai été un des premiers à me lancer sur ce créneau en France au début des années 90.
Car j'ai tout de suite compris qu'avec Internet on était en train de réinventer un Minitel à l’échelon mondial. Mais ça demande un travail énorme et des investissements beaucoup plus lourds. C'est pour ça que 98 % des éditeurs Minitel n'ont pas eu le courage d'aller sur Internet.

 

Vous avez cru tout de suite à Internet ?
Oui, pour moi ça a été une véritable révélation. En 1996, j'ai créé spécialement une structure pour transférer toutes mes bases de données du Minitel sur Internet.

 

Vous avez investi beaucoup d'argent ?
Oui, car pour chaque nouvelle banque de données, il faut investir 5 millions de F minimum pour développer le logiciel qui sert à gérer la banque de données. Ce sont essentiellement des heures de travail d’ingénieurs, d'informaticiens, de juristes...

 

Vous gagnez de l'argent avec Internet ?
Oui, car à chaque fois que quelqu’un veut interroger une de mes bases de données, ça lui coûte 1 dollar. Et comme mes données sont mondiales, ça me rapporte beaucoup d'argent.
L'année dernière, sur Internet on a réalisé 8 millions de F de chiffre d'affaires pour 400 000 F de résultat net et nous comptons faire 20 millions de F de chiffre d'affaires cette année et un million de bénéfices.

 

Comment vous vous êtes développé sur Internet ?
On a essayé de développer un certain nombre de services.
Exemple : on s'est aperçu que beaucoup d'entreprises se faisaient pirater leur marque. On a donc mis au point un moteur de recherche extrêmement puissant qui permet de rechercher ces pirates. Et j'ai proposé un accès sur Internet aux entreprises qui avaient besoin de protéger leur marque. Aujourd'hui, on est le deuxième déposant de marques françaises sur Internet juste derrière France Telecom. Et on gère 3 500 grands comptes industriels.

 

Vous ne travaillez qu'avec les entreprises ?
Non, j'ai créé aussi une filiale grand public, "Accès Internet" avec l'abonnement le moins cher de France : 35 F par mois.

 

Comment vous pouvez proposer ce genre de tarif ?
Je m'adresse uniquement aux internautes de deuxième génération, c'est-à-dire des gens expérimentés qui connaissent bien Internet et qui n'ont pas besoin d'assistance. Ce qui me permet de leur livrer un accès à Internet avec un service minimum, dépouillé de tout son côté pédagogique. Or, c'est ce qui coûte le plus cher. J'ai donc divisé mon coût de revient par 10 par rapport à mes concurrents qui comme Wanadoo, Infonie ou Club Internet perdent de
l’argent avec des abonnements à plus de 100 F, Il faut savoir qu'un abonné de deuxième génération nous revient entre 30 et 40 F par mois alors qu'un abonné débutant peut coûter jusqu'à 500 F par mois.

 

Votre abonnement a du succès ?
Le succès a été immédiat. Sur l'agglomération lyonnaise, on est monté très vite à 10 000 abonnés. En moins de six mois, on a pratiquement dépassé Wanadoo, le serveur d'accès de France Telecom. Aujourd'hui, on a 20 000 abonnés en France et on a décidé de lancer Internet gratuit. La phase de test a débuté dans la région lyonnaise et elle sera étendue à toute la France à partir du mois de septembre.

 

Mais aujourd'hui tout le monde propose des accès gratuits à lnternet !
On a une trentaine de concurrents sur ce créneau. Mais nous allons être les premiers à gagner de l'argent sur ce créneau !

 

Pourquoi?
Jusqu'à présent, on devait émettre une facture pour chaque client, ce qui nous coûtait très cher. Or, la déréglementation des telecoms nous permet de passer des accords avec des opérateurs téléphoniques autre que France Telecom, style MCI-Worldcom ou Colt Telecom. C'est eux qui factureront les heures d'Internet à nos clients en nous reversant 75 % du prix de la communication. A un dollar la minute en moyenne.

 

Ça suffira pour être rentable ?
On commence à gagner de l’argent à partir de 20 heures de connections par mois. C'est pour ça qu'on s'adresse en priorité à une population internautes qui se connectent beaucoup plus longtemps que la moyenne. Là, on peut gagner beaucoup d'argent. On va même être les premiers à rémunérer les internautes. Une vraie révolution. Nous allons reverser 50 centimes à nos abonnés qui se connectent plus de 30 heures par mois et 1 franc la minute à partir de la 50 ème heure. Notre objectif, c'est d'attirer plus de 100 000 gros internautes.

 

C’est de la provocation ?
Non, mais ça énerve France Telecom qui réalise des profits monstrueux sur le dos des internautes. Avec notre système, pour la première fois les internautes vont pouvoir toucher une partie de leur facture téléphonique.

 

Votre plus belle réussite ?
Art Price Annual et Art Price Index que j'ai lancés en 1996. Le principe est simple: proposer en permanence une cote actualisée du marché de l'art, aussi bien en peinture, en sculpture, meubles... Avec ce service, on est leader mondial avec 90 000 clients dans le monde entier  et 500 000 connections payantes par mois, dont 65 % aux Etats-Unis. Et avec le développement d'Internet qui va être exponentiel, on prévoit de faire 500 millions de francs de chiffre d'affaires d'ici trois ans.(...)