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La montée du sentiment d'insécurité

Interview de Sébastian ROCHE

<< L'augmentation de la violence que l'on connaît depuis l'après-guerre n'est pas imputable à une catégorie particulière d'individus >>.

Il y a encore quelques années, les incivilités n'étaient guère prises en considération dans les débat sur la violence. Pour Sébastien Roché, docteur des Universités en Science Politique, elles sont pourtant un des principaux facteurs explicatifs de la montée du sentiment d'insécurité.
Propos recueillis par Sylvain Allemand - Revue Sciences Humaines N°89 - Décembre 1998 pour le Cahier Millénaire3 n°15 (1999) pp 12-13.

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Date : 15/03/1999

A la suite de Norbert Ellas, l'historien Jean Claude  Chesnais a souligné la baisse tendancielle de la violence dans les sociétés modernes. Selon vous, on assisterait depuis quelques décennies à un retournemement de cette tendance. Sur quels constats vous fondez-vous ?
Je ne suis pas le seul à défendre cette thèse. A la suite des travaux de l'historien américain Ted Gurr, presque tous les spécialistes s'accordent pour reconnaître une augmentation de la criminalité dans la plupart des sociétés modernes, et ce depuis au moins l'après-guerre. Même constat pour les vols, les agressions ou la délinquance. On a certes longtemps contesté la fiabilité des statistiques officielles. Reste qu'elles permettent de constituer des séries, qui mettent en évidence une tendance générale à l'augmentation. En France, cette montée de la violence s'observe dès le milieu des années 50. 
Elle est indépendante du contexte économique. La délinquance en particulier augmente durant les années de reconstruction et de prospérité. Depuis le milieu des années 80, elle tend à stagner, et ce malgré l'augmentation du chômage de longue durée et les phénomènes d'exclusion.

Comment interprétez-vous ces évolutions ?
Elles pourraient résulter d'un phénomène insuffisamment pris en compte par Norbert Elias, à savoir la disjonction des scènes sociales où sont appelés à évoluer les individus. Ceux-ci sont en effet de plus en plus amenés à passer d'un statut à l'autre, comme d'une situation familiale ou professionnelle à une autre. La rationalisation du contrôle des pulsions est alors à géométrie variable. Selon la situation, les individus libèrent ou non leur agressivité. Ils peuvent faire de l'usage de la violence un instrument. Les « jeunes des cités », par exemple, sont capables de commettre certains actes dans tels lieux en se gardant de les commettre en d'autres circonstances. L'augmentation de la violence que l'on connaît depuis l'après-guerre n'est pas imputable à une catégorie particulière d'individus, mais à la généralisation des comportements agressifs dans les différentes couches de la population. Des observations ont relevé par exemple que de bons élèves pratiquent le racket à l'extérieur de l'école. Aussi convient-il d'abandonner cette notion de « profil de délinquance », qui suggère l'idée qu'il y aurait des individus prédisposés à la violence une fois pour toutes, soit génétiquement soit socialement. La délinquance est aussi bien le fait de jeunes des banlieues que de personnes « biens sous tout rapport ».

Augmentation de la criminalité et de la délinquance donc. Pourtant, c'est sur les incivilités que vous mettez l'accent pour expliquer la montée du sentiment d'insécurité. Comment en êtes-vous venu à mettre en avant ces incivilités ?
Il y a une dizaine d'années, j'ai réalisé des entretiens auprès d'habitants de Grenoble, dans la perspective d'un rapport sensé traiter de la violence «
réelle » (délinquance et criminalité). A ma grande surprise, il y était davantage question d'incivilités : telle dame se plaignait surtout de ce que les gens jettent leur ticket de tramway, un autre de ce qu'un extincteur ait été vidé dans l'escalier de son immeuble. Ces incivilités renvoient à des faits peu graves mais qui ont des conséquences sociales importantes : elles remettent en cause l'idée de l'existence d'un « monde commun », pour reprendre l'expression d'Hannah Arendt, l'idée qu'il y a une vie collective possible, fondée sur l'échange, la communication, le respect mutuel. Or, à une époque marquée par la crise des institutions (Etat, Eglise... ), cela a un effet dévastateur.
Aux Etats-Unis, la réflexion sur les incivilités remonte à la fin des années 70. En France, on ne parlait guère d'incivilité il y a encore dix ans. La notion a néanmoins fini par se diffuser dans le monde de la recherche et dans le discours politique. On prend désormais les incivilités au sérieux pour comprendre la montée du sentiment d'insécurité. Il y a encore cinq ans, beaucoup prétendaient que ce dernier n'était pas fondé, qu'il n'était que pur fantasme. En fait, incivilité, sentiment d'insécurité et violence sont liés. Plus d'incivilités, c'est plus de sentiment d'insécurité, plus de défiance à l'égard des institutions et, à terme, plus de délinquance.

Sur quoi vous vous basez pour apprécier la réalité du phénomène?
Les incivilités sont en partie «infractionnelles » (relevant du pénal), comme les tags qui font partie des délits, mais aussi en partie légales, lorsque quelques jeunes se rassemblent dans un escalier d'immeuble, ou quand il s'agit de simple impolitesse. Or, les statistiques officielles ne prennent en compte que les premières. Aussi en est-on réduit à consulter des données secondaires collectées par des organismes directement confrontés au problème, comme la SNCF, la RATP... Il y a ensuite des enquêtes de terrain fondées sur des protocoles d'observation in situ qui permettent de recenser dans un milieu donné les indices d'incivilités (boites aux lettres fracturées, vitres brisées ... ). Il y a enfin les enquêtes par sondage, dans lesquelles on demande aux sondés de décrire la qualité de leur environnement. Depuis peu, des municipalités se dotent de moyens internes afin de suivre l'évolution du phénomène.

Quelles solutions préconisez-vous ?
Selon moi, il faut affirmer la nécessité d'une « maîtrise collective » de ces multiples lieux que les individus sont de plus en plus amenés, au cours de leur existence quotidienne, à fréquenter : zones commerciales, autoroutes, grands ensembles, transports en commun, etc. En l'absence d'une mobilisation sociale des habitants, cette maîtrise collective peut être assurée par ce que j'appelle des «professionnels de l'hospitalité» : des professionnels qui jouent le rôle de médiateur ou de gardien des règles d'usage. Cette professionnalisation se traduit d'ores et déjà par la revalorisation de métiers anciens : concierge, gardien de parc ou d'immeuble... Elle se traduit aussi par l'apparition de nouveaux emplois dans le domaine de la médiation : les îlotiers, les agents d'ambiance dans les bus, les correspondants de nuit (des bénévoles qui se proposent de dénouer des situations tendues en dehors des heures d'ouverture d'une administration)... Insensiblement, des règles d'usage commencent à s'unifier sous l'action de ces nouveaux acteurs.