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Veille M3 / Voir fleurir partout des « Places des fêtes » : un enjeu démocratique

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Se réunir - Du rôle des places dans la cité, Joëlle Zask© Éditions Premier Parallèle

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Si l’on veut penser la fête, à l’échelle d’une société humaine, il devient très vite nécessaire de réfléchir aussi aux moyens disponibles pour permettre aux habitants de s’approprier leur territoire.

À la lecture de l’ouvrage « Se Réunir, du rôle des places dans la cité », de la philosophe Joëlle Zask, on en arrive à saisir l’importance du dépassement d’une forme d’urbanisme monofonctionnel et uniformisant, qui a marqué l’aménagement des métropoles durant les dernières décennies.

Et si la possibilité d’une fête tenait avant tout à des questions d’architecture des lieux de cohabitation ?
Et s’il y avait un besoin urgent de regarder nos plus grandes villes comme des agrégats de petits villages qui ne demanderaient qu’à prendre conscience d’eux-mêmes pour prendre vie ?

Dans cette perspective, il s’agirait de reconnaître les « débordements », ou les « excès » générés par ces manifestations, non pas comme des signes d’incivisme, mais à l’inverse, comme la manifestation de l’habiter.

Transformer les « espaces » en « lieux », donner à nos fêtes leurs « places » : l’enjeu est sans doute bien plus politique que nos usages actuelles de la ville ne le laissent croire.

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Date : 20/01/2023

Trouble à l’ordre public, prévention situationnelle, attestation de déplacement dérogatoire, interdiction de stade, interdiction de l’ivresse sur la voie publique, encadrement de l’ouverture des débits de boissons, obligation de déclaration préalable de rassemblement, couvre-feu, pelouse interdite, etc. Le droit et les pratiques de maintien de l’ordre encadrent fermement l’usage de l’espace public. Il est « toujours du côté des frustrés que le bruit de la fête dérange sans que jamais le droit de faire la fête ne vienne protéger ceux qui l’exercent légitimement », écrit Vito Marinese dans son manifeste, Pour un parti de la fête.

C’est pourtant bien à l’intersection d’un espace et d’un groupe que naît la fête, comme recherche collective d’une joie, ou comme recherche d’une joie collective. Dans Se Réunir, du rôle des places dans la cité, la philosophe Joëlle Zask ne mentionne pas la fête comme une activité échue aux places. Pourtant, les usages qu’elle leur assigne y ressemblent : on y entend des rires d’enfants, des pleurs, des cris et des chants d’adultes. On y voit la lectrice solitaire, le rêveur du banc public, le couple d’étudiants et les vieux qui causent. Une forme de fête du quotidien. À travers cet ouvrage, c’est tout un art de l’habiter qui se dessine et qui préfigure ce qu’on pourrait appeler un urbanisme de la fête.

 

 

La fête comme habiter

 

Le rôle de la fête comme soupape et outil de reconstruction de l’ordre social est bien documenté, des anthestéries grecques aux saturnales romaines, qui voyaient l’ordre hiérarchique des hommes inversé, ou encore les carnavals, qui par le travestissement des identités suspendent l’ordre en place. En ce sens, la fête comporte nécessairement une part d’inorganisé, de débordant, d’excessif, de suspension du cours normé de la vie. La fête est une parenthèse, un lieu de ré-interrogation des interdits et tabous, d’affirmation d’identités transgressives. À ce titre, elle est un outil de l’ordre social, le moment de sa réorganisation, de la renégociation de son acceptation. La fête est un moment, un temps, par définition borné, de suspension de l’ordre établi. Un ordre traduit, figé dans l’espace public : des esplanades destinées aux parades aux places royales, des plans Haussmann à Paris, ou Vaïsse à Lyon, aux statues aujourd’hui controversées.

En ce sens, la fête porte en elle, à basse intensité, une affirmation subversive qui la soumet à la libéralité des gouvernements en place. Instrumentalisé puis interdit par les luthériens au XVIe siècle, le carnaval est devenu l’outil d’un changement politique et culturel dans le Saint-Empire romain germanique. De la même manière, le rire, l’humour et la dérision sont, selon Srdja Popovic, qui en recense dans son ouvrage de nombreux usages, les meilleures armes pour faire tomber un dictateur quand on est seul et tout petit.

Dans la lignée de Gene Sharp ou encore d’Agamben, la fête constitue une « destitution », une forme de profanation temporaire de l’ordre public, « désacralisé » pour mieux être restitué à l’ensemble de la communauté des habitants. L’ouverture d’un champ d’expérimentation collectif. C’est d’ailleurs à travers la philosophie de l’expérimentation de Dewey que Joëlle Zask pense la vie publique sur une place, bref, la naissance d’un lieu public.

Par son objet même, la fête est une joie partagée, soit, en termes spinozistes, l’augmentation de notre puissance d’agir, d’abord à l’échelle individuelle, puisqu’elle suppose des participants plutôt que des spectateurs : un public actif et non une foule. Collectivement aussi, la fête crée un être collectif, une masse, éphémère, intense, ressentie. C’est l’histoire, plurielle, que raconte l’escale Jeunes & bruyant·es sur la plateforme Tënk, celle de fêtes épiques qui forment ou accompagnent, du Congo à l’Angleterre et de la Bretagne à l’Égypte, des mouvements collectifs.

 

Avant que le Hip Hop ne parte à la conquête du monde, il a d’abord investi la rue, notamment avec les block parties du Bronx, à New York, où les habitants, lassés par la violence de leurs quartiers, se réunissaient pour faire la fête.

 

En ce sens, la fête ne se décrète pas, elle sort par là même de la catégorie du pouvoir. Elle est une puissance, une immanence qui suppose des liens, des pratiques, des usages, des coutumes et des représentations communes. Un imaginaire communautaire, à l’échelle d’une ville, d’un quartier, d’un dîner, d’une jeunesse, des passionnés de pétanque ou de manga. Dans la métropole, elle suppose ainsi des habitants, et non une population anonyme.

Dans un pamphlet contre Lille Capitale Européenne de la Culture 2004, La fête est finie, les auteurs dénoncent la métropolisation comme un arrachement de la ville à ses usages, et comme projection dans un imaginaire mondialisé et uniformisant qui « fait exister tout ce qu’il y reste d’habitants et d’usages possibles comme des archaïsmes à civiliser. La population de la métropole est essentiellement une population de touristes, de gens dont le propre est justement de n’être pas chez eux ». Cette déterritorialisation, dénoncée encore par un Conseil Nocturne dans Habiter contre la Métropole, rompt avec le processus d’habitation, soit l'existence d’usages ou de coutumes vernaculaires qui lient les habitants. Selon ce ténébreux Conseil, « Habiter, c’est autre chose. C’est un entrelacement de liens. C’est appartenir aux lieux autant qu’ils nous appartiennent ». Quelle place alors pour la fête dans une métropole ?

 

Quel espace pour la fête, donc quel espace public ?

 

Dans Se réunir, du rôle des places dans la cité, Joëlle Zask enquête sur les conditions matérielles de l’exercice de la démocratie à travers le rôle des places. Si la fête est bien la participation à un événement collectif, la place est son lieu dans l’espace urbain, et sa possibilité est une sonde démocratique. Si la fête ne se décrète pas, on peut en revanche s’attarder sur ses conditions de possibilité.

Se réunir est une action plus qu’un état, laquelle implique une sorte de chorégraphie sociale durant laquelle les partenaires cherchent “leur” place […] Se focaliser sur le groupe, donc sur le résultat, relève d’une vision statique, synchronique, qui met entre parenthèses le processus qui y a mené. Or, en démocratie, il importe grandement de savoir par quelle méthode un groupe s’est formé. Joëlle Zask

À travers une définition active de la réunion, qui suppose donc des ajustements, des égards, une négociation, Joëlle Zask envisage la place publique non comme métaphore typique de la démocratie, mais comme matérialisation des lieux, des invitations au séjour ou des possibilités de mouvement qu’ils offrent.

Son rejet de la « place publique » comme agora, ou idéaltype de l’ecclésia populaire, repose à la fois sur la critique d’un public finalement spectateur, et sur la sacralisation du politique qu’elle induit, en le coupant des autres activités. À l’inverse, le lieu public doit être celui où « le politique n’est pas enfermée dans une « sphère » étroite et homogène ». Pas un espace donc, mais un lieu.

Marc Augé a défini la notion de “lieu” par quatre caractéristiques anthropologiques : il doit être historique, identitaire, relationnel et chargé de sens symbolique. À ces traits, j’ajoute deux autres qui ont ici une grande pertinence : le lieu est relatif à des usages situés et [...] il est une configuration concrète spécifique, un espace délimité doté d’une forme structurale analysable. Joëlle Zask

Pas une « utilisation » de l’espace public, mais un « usage », qui témoigne d’un rapport d’exploration et donc d’ouverture d’un espace de négociation. Ainsi en est-il du chemin de randonnée, à la fois invitant à l’emprunter, mais aussi à le modifier lorsque la topologie le nécessite. Le chemin de randonnée est un lieu. C’est d’ailleurs dans cette nuance que se joue l’opposition du spectacle et de la fête selon Rousseau. Puisqu’un « lieu pluralise les usages, (et que) les usages font advenir un lieu… Il faut donc se demander comment configurer, non un “espace” où le pouvoir domine, mais un “lieu” où s’expérimentent la sociabilité démocratique et le cortège de “vertus” qui l’accompagnent ». Autrement dit, un lieu pour la fête.

 

Reconstruire le village sur la ville

 

Dénonçant la privatisation de l’espace public (ou de la fête) comme l’aménagement urbain à l’heure sécuritaire, Joëlle Zask plaide pour la multiplication des assises en ville comme sur la Pioneer Courthouse Square de Portland, pour des places a-centrées (et donc potentiellement multi-centrales), comme la Pizza Del Campo de Sienne, pour une déclivité des lieux permettant des prises de hauteur ou des changements de perspective, « au lieu de niveler, la place démocratique différencie et multiplie ; au lieu de les gommer, elle cultive les différences. »

C’est donc à un renouveau urbanistique qu’appelle Joëlle Zask dans son ouvrage. Contre la ville fonctionnelle des années 1950 et sous l’influence de l’urbaniste Ebenezer Howard, de Jane Jacobs ou de Yona Friedman, elle plaide pour une reconsidération de la notion de village urbain, soit « cette forme de vie citadine qui réaffirme la priorité du fait même d’habiter » . Des îlots d’habitation de plus petite taille, l’organisation de la vie urbaine autour de quartiers regroupant l’ensemble des fonctions urbaines : habiter, travailler, se nourrir, se divertir, etc. Un urbanisme basé sur des communautés d’habitation, une forme de vie illustrée dans Écotopia, récit utopique publié en 1975 par Ernest Callenbach

 

 

À Lyon, la fusion en 2015 des compétences départementales et des compétences intercommunales ouvre un champ d’intervention publique inégalé en France, et rend possible une redéfinition des fonctions urbaines et de l’organisation sociale de l’espace. Si le 20e siècle a vu naître la Cité Industrielle de Tony Garnier, il apparaît que l’entrée dans l’Anthropocène modifie largement ce paradigme, et appelle une autre forme de l’habiter urbain, s’appuyant sur d'autres formes en construction.

Basées sur l’adaptabilité et la reconversion de l’existant comme chez l’architecte Arno Brandlhuber, il s’agirait d’une architecture offerte à l’appropriation par ses usagers, comme chez Compagnie architecture, circulaire et vernaculaire, à l’instar de celle de l’agence Grand Huit, ou de Demas Nwoko au Nigeria. Une manière de reconstruire la ville sur elle-même, à partir de ses usages et non plus d’une visée de marketing territorial.

Fini les tours et l’architecture démiurgique, et place à une revitalisation des quartiers et villages par un urbanisme et une architecture plus modeste et réalisée non seulement à hauteur d’habitant, mais aussi avec lui. « Une cruelle absence d’espaces communs et publics […] Ce n’est pas seulement à l’intérieur qu’on habite mais dans sa cour, son passage, sa rue », écrivait à ce propos l’architecte Henri Gaudin.

Aussi, plutôt que de comparer la fête de village et les immenses spectacles urbains, il semble temps, à lire Joëlle Zask, de réintroduire le village dans la ville, ou comme l’expliquent les architectes Issa Diabaté et Guillaume Koffi de « réapprendre aux populations à vivre ensemble ».

 

 

Laisser être, et rendre puissant. Vers un urbanisme de la fête ?

 

Si cette proposition porte en elle la promesse de conflits d’usages, du fait de son attachement démocratique et autogestionnaire, ou du moins lié à une forme de subsidiarité, elle apparaît porteuse de nouveaux moyens d’arbitrage. Une action publique qui viserait alors à « laisser être et rendre puissant », selon les termes de l’ouvrage à paraître de Tristan Garcia ? Une manière d’élaborer un « commun distinct » ?

Il s’agirait alors de penser non plus l’espace mais les lieux publics, de favoriser leur appropriation par les habitants, de renoncer à un urbanisme du résultat pour privilégier un urbanisme du processus. Comme l’écrit Tom Ingold dans Faire. Anthropologie, archéologie, art et architecture, cela suppose que « l’architecture ne renvoie plus tant aux constructions elles-mêmes qu’à ce qu’elles permettent d'engendrer. Pour résumer, nous pourrions dire que c’est une architecture de l’enquête ».

Créer les conditions d’une « empuissantisation » des habitants, à l’instar de la proposition de réappropriation citoyenne des infrastructures énergétiques que porte Fanny Lopez : le rôle de la puissance publique ne serait alors plus programmatique, mais diplomatique. « S’il doit y avoir un nouvel urbanisme […] il sera une mise en scène de l'incertitude, il ne s’occupera plus d’agencer des objets plus ou moins permanents mais d’irriguer des territoires par du potentiel », écrit à ce propos le Conseil Nocturne dans Habiter contre la métropole. Si « bâtir est […] faire habiter » écrit Heidegger, dont l’influence irrigue la critique de la métropole comme espace inhabitable, le rôle de la puissance publique est alors de bâtir une métropole résiliente. Dans cette perspective, la fête implique un urbanisme qui crée ces lieux communs, c’est-à-dire qui éduque à des formes de négociation entre les usages, pour qu’une métropole résiliente devienne une ville de fêtes.

Proposition n°13 : Pour la création de lieux publics destinés à accueillir gratuitement tous ceux qui veulent faire la fête ensemble. Parce que les espaces manquent pour s’amuser, désignons dans chaque village, chaque quartier une Place des Fêtes et investissons-là ! - Vito Marinese, Pour un parti de la fête

Dans Masse et puissance, publié en 1960, Elias Canetti écrit : « C’est dans la masse seulement que l’homme peut être libéré de cette phobie du contact… Soudain tout se passe comme à l’intérieur d’un même corps… C’est l’instant où tous ceux qui en font partie se défont de leurs différences et se sentent égaux ». C’est exactement ce qu’on retrouve dans les témoignages recueillis dans un podcast enregistré autour de l’initiative Vogue La Nuit des Nuits de Fourvière. Construire un « Territoire dansé » selon les mots de l’ethnologue Caroline Fontana, implique d’en repenser l’espace.

À rebours d’un urbanisme qui conduit les conduites, la fête implique des libertés, des initiatives, l’ouverture d’une capacité d’agir, la possibilité pour les habitants de s’impliquer de manière active dans le territoire qui s’ouvre à eux. La fête est riche de ses différentes perceptions, bien qu’elle dérange celles et ceux qui n’y sont pas conviés. Passer d’une Société du spectacle à une société de la fête, c’est accepter la subversion, l’expression des différences et leur arbitrage par les citoyens. C’est reconnaître l’organisme vivant qu’est la ville comme un corps, et lui souhaiter du rythme et de l’élan.