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La numérisation des Archives municipales à Lyon

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Portrait de Anne-Catherine Marin
Directrice des Archives municipales de Lyon en 2010

Interview de Anne-Catherine Marin

<< C’est le moment de s’interroger sur les relations entre conservation de la mémoire et territoire >>.

Pour Anne-Catherine Marin, directrice des Archives municipales de Lyon, les nouvelles technologies de l’information et de la communication impliquent de "faire évoluer l’organisation des archives d’une logique verticale d’archives d’administration vers une logique transversale d’archives de territoire".

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Date : 19/01/2010

Quel impact la numérisation a-t-elle sur une institution telle que les Archives municipales de Lyon ?

Plus globalement, les technologies de l’information de la communication impactent notre politique de conservation et de diffusion de la mémoire, mais aussi notre politique de constitution de la mémoire. En effet, je rappelle que les missions essentielles des Archives de Lyon consistent dans la collecte des documents produits par l’administration municipale et ses corollaires, la conservation et la mise à disposition de ceux-ci, quels qu’en soient la date et le support : transmettre aujourd’hui la mémoire d’hier et en même temps constituer ce qui sera la mémoire de demain dans le contexte du développement des TIC.

Nous nous sommes engagés dans une politique de numérisation du patrimoine, dans l’optique d’une mise à disposition des informations contenues dans les documents et de préservation des originaux – puisque dès lors que ces documents précieux sont numérisés, ils n’ont plus à être manipulés physiquement. La numérisation permet donc de réaliser conjointement deux missions fondamentales jusqu’alors antagonistes : la conservation et la diffusion.
Pour l’instant, nous avons numérisé et mis en ligne les « incontournables » : les délibérations du conseil municipal depuis 1416, l’état-civil des Lyonnais depuis 1532, des plans, les registres des enfants abandonnés des hospices civils de Lyon – qui sont très lourds et difficiles à manipuler - et depuis peu notre collection de cartes postales. Le programme se poursuit.

 

Pour ce qui est de votre mission de constitution de la mémoire, la part de documents nativement numériques devient-elle prépondérante ?

Avec la dématérialisation galopante, la modernisation de l’Etat et des collectivités territoriales, beaucoup de documents sont produits à l’heure actuelle sous forme numérique, aussi bien dans l’administration publique que dans la sphère personnelle et privée. Mais le papier n’a pas disparu pour autant !

Notre grand enjeu est d’être capable de constituer une mémoire numérique du territoire tout en continuant la constitution d’une mémoire « traditionnelle ». La loi de 2000 sur les documents électroniques et la signature électronique confère la même valeur de preuve à l’écrit sur support électronique qu’à l’écrit sur support papier. C’est une évolution fondamentale du droit de la preuve qui a créé les conditions du développement de la dématérialisation. Il faut donc nous mettre en situation de conserver de manière électronique les documents produits de manière électronique car c’est le sens actuel de l’évolution de l’administration et de toute la société.

 

Pensez-vous que nous nous acheminons vers une « mémoire sans papier », titre d’une exposition que vous avez organisée conjointement avec le Rize, centre mémoire et société de Villeurbanne en 2008 ?

C’est pour moi encore une inconnue. Tout nous pousse vers la dématérialisation et donc vers des archives électroniques. Mais dans la pratique, pour l’instant, dans l’administration municipale, on n’en est pas encore là. Il persiste une inquiétude importante liée à la conservation des documents numériques. Par voie de conséquence, ce qui paraît important est « rematérialisé » sur papier (certains courriels par exemple). Nous ne sommes pas encore au zéro papier prédit !

Ces documents électroniques, saurons-nous les relire dans 5 ou 10 ans ? Techniquement on sait faire. On sait faire migrer les données au fur et à mesure des évolutions technologiques pour permettre leur lecture. La direction des Archives de France mène des programmes de conservation des archives électroniques au niveau de l’Etat depuis la fin des années 70. Si le contexte technique a évolué depuis la création du document, on peut toujours relire celui-ci avec les outils actuels car les traitements nécessaires ont été régulièrement effectués.

Le processus de collecte pour constituer la mémoire de l’institution est toujours le même, mais avec le numérique, on est dans une logique différente. Avec un document papier, l’information et le support sont intimement liés. Avec le document numérique, qu’il soit nativement électronique ou qu’il soit le résultat d’une numérisation, informations et support ne sont plus liés, et d’ailleurs on parle souvent de « données » dans l’environnement électronique et plus de  « document », donnant ainsi l’importance aux informations seules puisque le support peut évoluer dans le temps.
Ceci a des conséquences importantes pour l’authenticité des documents dont l’administration puis les Archives sont les garants. Tout doit être mis en œuvre pour fiabiliser les processus de traitement du document depuis sa création jusqu’à son versement aux Archives, les migrations nécessaires pour maintenir sa pérennité et sa lisibilité.

 

Êtes-vous toujours sur la même définition de ce qui fait mémoire ou cela a t’il évolué ?

Les archivistes ont toujours eu et ont encore une conception extensive de la mémoire mais aussi sélective. Notre rôle principal est de collecter et conserver les documents produits par l’administration municipale, qui vont, après un certain temps, constituer la mémoire officielle d’une ville. Au fil du temps, ces documents perdent leur valeur strictement administrative et juridique pour devenir des éléments de la mémoire collective d’une population, des sources historiques et enrichir le patrimoine de la Ville. Mais nous ne conservons pas tout ce qui est produit ! Une grande partie de notre travail consiste à déterminer avec les services municipaux ce qu’il faudra garder, ce qui aura une valeur historique et mémorielle. Nous exerçons cette sélection dans un cadre très réglementé en fonction des textes publiés au niveau national. Pour autant, rien n’est complètement figé et nous avons une marge de manœuvre dans l’application sur le terrain. On peut choisir de garder des documents localement parce qu’ils témoignent d’une pratique administrative originale par exemple, alors qu’il serait possible de les éliminer. C’est de notre responsabilité.

Et puis les règles évoluent dans le temps et ce pour plusieurs raisons : un type de document particulièrement intéressant à une époque donnée peut se vider de sa substance plus tard du fait de la rationalisation et de la systématisation du processus administratif, - c’est par exemple le cas du dossier de personnel ou du rapport d’expertise - et s’il s’agit de dossiers sériels, tout n’est plus conservé sur le long terme mais fait l’objet d’une sélection. D’autre part, les problématiques renouvelées de la recherche peuvent conduire à la conservation de types de documents jusque là éliminés ou échantillonnés. Mais on est quand même dans un cadre bien réglementé même s’il évolue dans le temps. C’est ce que j’appelle la mémoire officielle ou la mémoire institutionnelle.

 

Mais la mémoire d’un territoire ne peut pas se réduire à sa mémoire officielle !

Tout à fait ! C’est pour cela que les archivistes de Lyon ont mené, depuis le XIXe siècle, une politique de collecte de la mémoire individuelle ou collective, privée, de groupes et d’individus, qui permet de refléter la diversité sociale et culturelle d’un territoire. Nous conservons des archives de familles, des archives d’associations, d’entreprises ; nous avons en projet une politique de collecte d’archives liées à l’immigration. Dans notre profession, nous sommes toujours sensibles à l’air du temps. L’archiviste est un homme – ou une femme ! - de son temps, du présent, un citoyen qui s’intéresse (et participe) aux grands questionnements qui traversent la société. Un exemple : nous conservons aux Archives de Lyon une collection très importante de tracts de mai 68. Simplement parce l’archiviste de l’époque, mon anté-prédécesseur, a récupéré tous les tracts qu’il a pu, au jour le jour. Il a pris soin de noter le jour, l’heure et le lieu de la récupération. Cet exemple pour montrer qu’en mai 68, l’archiviste était sur le terrain ! Quand il y a de grands mouvements qui traversent la société, il est clair que nous tentons d’en garder la trace, en lien avec d’autres institutions culturelles.

Cette politique de collecte, nous l’engageons désormais avec les supports numériques. Le principe reste le même : constituer la mémoire qui soit la plus large et la plus représentative possible, dans une vision quasi encyclopédique. Les archives ne sont des services spécialisés sur une thématique. Notre essence, c’est la mémoire d’un territoire.

 

Mais vous ne gardez pas tout ! Comment opérez-vous une sélection ?

Nous sommes résolument dans le tri et la sélection. Nous l’avons été et le sommes encore avec le papier, nous le serons avec les données électroniques ! Mais l’environnement technique rend les opérations bien plus complexes. Avec le papier on pouvait faire une sélection a posteriori, et du coup on pouvait avoir un peu de recul historique pour apprécier l’importance d’un ensemble de documents. Avec les données numériques, il faut déterminer le sort du document dès sa création car une information non repérée dès l’origine est perdue. Notre rôle est donc de flécher très en amont la destination finale : conservation à des fins patrimoniales ou destruction à l’expiration des délais légaux. Faute de quoi, la mémoire est perdue ! Et autant il est possible de récupérer un vrac papier, autant un vrac numérique est irrécupérable ! L’ensilage dans les futures caves numériques représente en fait un grand risque de perte complète de mémoire, avec l’illusion d’avoir tout conservé… 

Mais tout conserver, à quelles fins et pour quel usage ? Devant la masse des informations, c’est choisir ou périr ! 

 

Avec Internet, média interactif, un modèle participatif peut-il se développer dans la constitution de la mémoire ?

La dimension collaborative va avoir tendance à s’accentuer. Car chacun peut apporter facilement sa contribution à la connaissance d’un fait ou d’un événement, apporter son expérience, son vécu, son témoignage, prêter ou donner des documents personnels. On était déjà dans cette logique-là en recueillant des témoignages, audio par exemple, mais Internet démultiplie les possibilités et crée d’autres relations. C’est une participation à la constitution de la mémoire.

La dimension collaborative peut aussi concerner la classification de l’information, l’aide à la gestion des contenus afin d’en faciliter l’accès. Nous allons ouvrir en 2010 l’indexation collaborative, que les Archives départementales de l’Ain pratiquent avec succès depuis un an, ainsi que d’autres services d’archives. Les internautes et particulièrement les membres des sociétés de généalogie vont pouvoir indexer au nom les actes d’état-civil et au thème, les délibérations du conseil municipal qui ne le sont pas sur notre service internet « archives de Lyon en ligne ». Le travail individuel de chacun sera ainsi utile aux autres. C’est la magie des TIC de permettre de capitaliser toutes ces informations produites individuellement pour l’usage de tous.

 

Internet facilite aussi les mises en réseau… Avez-vous des projets dans ce domaine ?

Internet permet de mettre à disposition des instruments de recherche – en mettant en ligne des catalogues, des inventaires des guides de recherche… - mais aussi les documents eux mêmes. On peut ainsi constituer ou reconstituer virtuellement des corpus de documents sur un sujet en organisant un portail commun et des liens vers tel ou tel site. Nous avons en projet quelque chose sur Tony Garnier d’ici 3 ou 4 ans à mener en collaboration ; nous conservons beaucoup de documents sur la construction des bâtiments publics lyonnais par l’architecte. Mais aussi d’autres institutions culturelles locales, avec le musée urbain pour mettre en valeur l’œuvre de l’architecte auprès du public. La politique de numérisation et de mise en ligne sur Internet permet de consulter des documents sur un sujet qui sont conservés physiquement dans des lieux très distants, avec un accès à l’information rapide pour la recherche.

Nous participons également à plusieurs bases de données déjà accessibles ou en projet : la mémoire des Célestins, les archives de la Compagnie des Indes, la banque de données qu’est en train de réaliser la Maison du Fleuve Rhône autour du fleuve, avec toutes les institutions qui conservent des traces, de la Suisse à Marseille. Et par notre mise en ligne, nous sommes intégrés de fait dans Europeana.

Certaines collectivités se sont lancées dans des projets complètement collaboratifs, comme Mémoire d’Aquitaine, banque numérique du savoir d’Aquitaine, portail qui fédère plusieurs institutions culturelles et patrimoniales de la région.

J’aimerais développer un travail collaboratif dans un premier temps sur les instruments de recherche avec les archives du Grand Lyon. Par exemple à l’heure actuelle, si l’on veut obtenir des éléments intéressants sur l’aménagement et les projets d’urbanisme sur le territoire de Lyon depuis le début des années 70, c’est aux archives du Grand Lyon qu’il faut aller les chercher. Nous conservons la mémoire de la période antérieure, depuis le Moyen Age. On peut imaginer des solutions pour que le public accède plus facilement à nos documents respectifs. Dans un deuxième temps, on pourrait envisager des politiques partagées de numérisation et de mise en ligne.

 

Ne serait-il pas plus pratique d’organiser les archives à l’échelle de l’agglomération ?

C’est la réflexion qui m’agite en ce moment ! Avec les transferts de compétences, à la création des communautés urbaines, dans certains domaines, les documents de décision ne sont plus produits au niveau lyonnais mais à celui du Grand Lyon. Mais ils s’inscrivent dans la continuité de ceux antérieurement produits par la Ville de Lyon qui représentent un patrimoine prestigieux depuis le Moyen Age jusqu’au XXe siècle. En plus, un projet de réforme des collectivités territoriales et des établissements publics de coopération intercommunale est en chantier. Quelles que soient les options retenues, il y aura à plus ou moins long terme des conséquences sur l’organisation de la conservation des archives - qui sont les supports de la mémoire collective - de tous les niveaux de l’administration publique, dans la mesure où les services d’archives sont pour l’instant intimement liés à leur entité administrative. C’est donc bien le moment de s’interroger sur les relations entre conservation de la mémoire et territoire et ce d’autant plus que les chercheurs qui travaillent sur l’époque contemporaine, définissent majoritairement leurs problématiques dans un espace plus large que celui de la commune, celui de la métropole, voire de la région urbaine.

La logique pousse donc à la mutualisation en matière de collecte et de conservation d’archives mais aussi de leur diffusion ; je crois que cela implique de faire évoluer l’organisation des archives d’une logique verticale d’archives d’administration vers une logique transversale d’archives de territoire.