Vous êtes ici :

Cité Création à Lyon

< Retour au sommaire du dossier

Photographie du  Mur des Canuts, fresque réalisé en 1987 dans le Quartier de Croix-Rousse, Lyon 4e
Le Mur des Canuts, 1987 - Quartier de Croix-Rousse, Lyon 4e© CitéCréation

Interview de Gilbert COUDENE

<< Il est important et urgent de décréter la culture « cause nationale », tout autant que le défi écologique, c’est une question de survie de l’espèce humaine >>.

Entretien avec Gilbert Coudène, co-fondateur de Cité Création et artisan peintre muraliste


Dans cette interview, il nous présente l’intervention de Cité Création à Lyon et dans l’agglomération lyonnaise, revient sur l’implication de la Cité dans les quartiers d’habitat social lyonnais, précise sa vision de l’esthétique urbaine et évoque sa perception de la ville et « du modèle lyonnais ».

Réalisée par :

Tag(s) :

Date : 27/05/2010

Petite scop de la banlieue lyonnaise dans les années 1980, Cité Création est devenue aujourd’hui le leader mondial des murs peints tout en restant attachée à ses valeurs fondatrices. Trente deux ans après sa création en 1978, cette coopérative a signé près de 500 fresques monumentales. Ces fresques murales, trompe-l’œil, scénographies urbaines, affichent des identités culturelles fortes avec pour vocation de révéler, d’embellir, de rendre magiques des bâtiments, des cités, des quartiers, des entreprises, des espaces industriels ou de services. 

On peut voir les fresques de Cité Création dans les villes de Lyon**, Angoulême, Mulhouse, Biarritz, Marseille, Chartres, Brest, Paris, Carcassonne, Valence, Vienne, mais aussi à Québec, Berlin, Barcelone, Lisbonne, Porto, Trikala, Tibériade, Frankfort, Leipzig, ou encore à Mexico, Jérusalem, Moscou, Yokohama, Shanghai… Installés dans le parc Chabrières à Oullins, les peintres muralistes de Cité Création disposent aussi de vastes ateliers à Gerland (Lyon 7ème), de deux entreprises filiales - Murale Création à Québec et Créative Stadt à Berlin - ainsi que des bureaux de représentation à Jérusalem, Moscou et, depuis deux ans, à Shanghai.

La particularité originelle de Cité Création est de créer des fresques spécifiques, uniques, car en liaison avec l’histoire, la culture, la vie sociale, l’identité et les mémoires partagées de chacun des lieux dans lesquels elle intervient. Cette immersion dans la vie quotidienne locale est l’occasion d’échanges avec les acteurs locaux et d’importantes concertations avec les habitants, un gage d’appropriation largement vérifié au fil des années et des réalisations : une approche qui puise son inspiration dans une continuité de l’histoire des peintures murales, depuis celles de la grotte Chauvet (33000 ans) ou de Lascaux (18000 ans), dans une volonté d’expression peinte de récits dans leur environnement.

 

 

Le sens de l’intervention de Cité Création dans les quartiers d’habitat social de Lyon

 

Votre implication sur la ville de Lyon a commencé dans les quartiers d’habitat social, à la Duchère dans le neuvième, à Mermoz et aux Etats-Unis dans le huitième arrondissement, est-ce un hasard  ?

En créant notre atelier de peintures murales, en 1978, il s’agissait pour nous, de répondre à des urgences en direction de milieux d’enfermement. C’est dans cet esprit que nous avons travaillé pour le milieu psychiatrique au Vinatier, puis dans le milieu du handicap enfants à Oullins. Par ailleurs, nous nous sommes très vite aperçu que, dans la ville, il existait d’autres lieux vastes et importants qui sentaient le mal être, voire l’abandon : les cités HLM. C’est pourquoi nous avons décidé d’aller voir si dans ces quartiers nous pouvions apporter notre métier pour tenter de bâtir des passerelles, des ouvertures, et essayer de rétablir de la dignité.

Ces quartiers avaient connu par le passé un métissage particulièrement riche avec les diverses populations nées de l’immigration, mais on sentait que les relations devenaient beaucoup plus compliquées pour les nouvelles générations. Il nous semblait nécessaire de souligner l’intérêt du métissage culturel pour faciliter l’intégration des nouvelles populations dans ces quartiers. 
Profitant de la réhabilitation des immeubles, il nous paraissait opportun d’apporter ce lien sur les habitations elles-mêmes eu égard à ce qui a été très vite notre credo « les murs, c’est la peau des habitants », c’est la peau collective d’un groupe social, d’un quartier. Et, si les gens se sentent bien dans leur peau, ils ne se mutilent pas ; s’ils en sont fiers, ils entretiennent, voire ils protègent leur peau collective, leurs murs et leur environnement. 

Personnellement, j’ai vécu mon enfance à la Saulaie, une cité ouvrière d’Oullins, à deux pas de Lyon, où cohabitaient déjà vingt deux nationalités différentes, avec majoritairement des Espagnols, des Portugais et des Italiens. J’ai été frappé par la facilité des relations au-delà des différences culturelles et des langues. Je ne dis pas qu’il n’y avait pas de tensions, de conflits, voire de sévères bagarres, mais le métissage s’opérait naturellement, les bandes qui s’affrontaient tombaient peu à peu sous le poids du métissage au sein de la plupart des familles. Et, si aujourd’hui mes deux neveux ont un nom de famille qui se termine en « ez», c’est tout simplement parce que ma sœur a rencontré dans notre quartier, et grâce à une passion commune la « danse »,  un fils d’immigré qui avait fui l’Espagne franquiste. La difficulté des relations qui s’annonçait avec les nouvelles générations d’immigrés venus d’Afrique du Nord et d’Afrique noire m’a ainsi d’autant plus troublé. Le poids de la colonisation et celui de la décolonisation ne se sont pas neutralisés, mais au contraire, ils se sont rajoutés et de fait, l’intégration s’est  très vite révélée plus lourde, plus difficile. Les populations se sont refermées sur elles-mêmes et une certaine ghettoïsation a alors commencé. Les communautés s’ouvraient peu et ne s’interpénétraient quasi plus. Le schéma du garçon et de la fille de cultures différentes qui se rencontraient dans un quartier et en partaient pour aller ensemble construire leur vie ailleurs, se produisait beaucoup moins. La Duchère était un exemple typique des conséquences de ce double phénomène de surcharge colonisation et décolonisation. Ce processus d’enfermement ou ce phénomène de repli, d’étanchéité, est assez semblable à celui que nous avions connu dans le milieu de l’hôpital psychiatrique. Ce n’est donc vraiment pas par hasard que nos premières interventions ont eu lieu dans des quartiers d’habitations sociales.

 

Pourquoi souhaitiez-vous répondre à des urgences, vous intéresser aux milieux d’enfermement, aux populations issues de l’immigration ?

Nous étions un petit groupe d’étudiants de l’école des Beaux-Arts de Lyon qui partagions une envie et une volonté d’agir pour répondre autrement aux urgences sociales. Certes nous venions tous de milieux simples, mais nous n’étions pas pour autant des nostalgiques d’une belle enfance multiculturelle perdue. En fait, nous venions de claquer la porte des Beaux-Arts car nous ne supportions plus la tendance mode de l’époque « le minimal art américain », l’adoration de l’infiniment petit, la grandiloquence de ses enseignements, l’obsession du conceptuel et des formules champagne comme : « le summum de la peinture, c’est de ne pas peindre ! », selon le professeur de peinture qui jouissait de s’écouter parler.

Nous étions en opposition, même violente, avec ce que l’on voulait nous enseigner. Nous étions révoltés face aux démarches pseudo intellectuelles dans lesquelles on voulait nous faire entrer car nous sentions bien qu’il y avait juste à côté, des lieux en attente, en souffrance, aux antipodes du conformiste minimal art américain. Cette opposition nous a renforcés dans notre envie de répondre à des urgences, elle a démultiplié notre volonté et nous avons pleinement plongé dans ce travail. Nous sommes partis au Mexique dans le cadre d’un échange culturel entre quartiers populaires, porté par Roland Bernard, le Député-Maire d’Oullins de l’époque. Nous avons travaillé à Tépito, un quartier populaire de Mexico où, tous les jours pendant plusieurs mois, nous avons improvisé, dans les rues grouillantes de salsa, des peintures murales à partir d’éléments et de témoignages puisés dans la vie quotidienne. Les Mexicains ont un mot « ACA » qui signifie « ici et maintenant » et c’est à partir de cette notion, particulièrement forte, au croisement du spatial et du temporel, que nous avons travaillé, en relation constante avec les foules d’habitants à travers des échanges passionnés et des débats permanents. Nous avions retrouvé nos aspirations profondes ! Nos utopies concrètes ! Et, nous les vivons encore aujourd’hui avec autant de force et de vigueur !

 

Quelle perception aviez-vous, à cette époque, des quartiers à la périphérie de la ville et des banlieues à l’exemple de la Duchère, des Minguettes ou de Vaulx-en-Velin ?

En rentrant de Tépito où les rues sont des galeries à ciel ouvert, pétillantes de couleurs, il est évident que les quartiers français en périphérie nous apparaissaient bien gris. Il existe une teinte dans les nuanciers dont la caractéristique est justement de ne pas avoir de caractère et que l’on utilise pour faire disparaître ou oublier ce qu’elle recouvre, c’est le « Gris neutre ». C’est cette tonalité que nous voulions changer dans les quartiers.

 

Aviez-vous suivi ou participé aux mobilisations citoyennes comme la grève de la faim contre la double peine en 1981 du père Christian Delorme et du pasteur Jean Costil, ou la marche pour l’égalité en 1983 ?

En 1983, nous peignions au Mexique. En 1981, nous étions à Lyon, mais nous n’avons pas participé à ces mouvements. Nous avons toujours été très suspicieux à l’égard des organisations religieuses, de toutes les organisations, de toutes les religions. Nous nous intéressons aux citoyens dans leur laïcité, dans l’espace public.

 

Comment définissez-vous le sens de votre démarche ?

Pour nous, il est primordial de créer de « l’inutile indispensable », d’être attentifs aux petits éléments qui, au premier regard, ne semblent pas d’une nécessité vitale, mais qui se révèlent indispensables pour exister et vivre ensemble. Chacun dans son logement à une table, des chaises, un lit, des éléments fonctionnels. Mais, ce qui va donner de la vie au logement, ce sont les photos qui seront accrochées au mur, les bibelots posés çà ou là. Ces éléments porteurs d’émotion, ces références à l’intime, vont personnaliser le logement, rappeler des moments, et s’ils n’ont pas de caractère vital, ils n’en sont pas moins indispensables. Ces éléments sensibles étaient très souvent absents dans les cités HLM, d’où notre idée d’une « mise en bibelots » d’histoires dans les quartiers. La personnalisation des lieux permet l’appropriation, l’attachement, et de fait, la reconnaissance. D’où l’importance de la qualité des éléments de personnalisation, non pas dans le sens d’une qualité artistique décrétée par des autorités autoproclamées compétentes, mais dans celui de l’expression par les habitants d’une identité revendiquée qui puisse générer de la fierté comme le sentiment de se sentir digne de et par l’endroit où l’on habite ensemble.

 

Pourquoi placer l’expression et la mémoire des habitants au centre de votre démarche ?

Nous ne sommes pas des artistes, nous sommes des artisans. Nous fonctionnons à l’inverse de l’artiste qui crée à partir du fond de lui même, de ce qu’il a et porte en lui. Au contraire, notre métier de muralistes consiste à traduire, sous une forme spécifique, celle de la peinture murale, ce que les gens et les lieux vont nous transmettre ou nous demander d’afficher. Nous sommes des traducteurs spécialisés dans la langue de la peinture murale. Nous réalisons des fresques dans une volonté d’expression narrative de récits humains. Nous travaillons sur la mémoire des lieux car les gens ont souvent envie de trouver ou de retrouver leurs racines, de s’accrocher et de se nourrir d’une histoire collective, d’un vivre ensemble, de s’inscrire dans une continuité. Lorsque l’on démarre un projet, on commence à la fois par un travail de recherche documentaire sur l’histoire du lieu, mais surtout par recueillir des témoignages, de l’iconographie intime. Ce premier temps consiste à dégager, avec soin, les strates superposées des mémoires accumulées et tassées, voire oubliées au fil du temps. Il est souvent l’occasion pour de nouveaux venus ou pour les personnes déracinées de se construire une mémoire collective. Par exemple, lorsque nous avons travaillé sur le projet du Musée Urbain Tony Garnier, la plupart des habitants ont découvert qui était Tony Garnier, en quoi il était visionnaire, dans quel contexte historique leurs immeubles avaient été construits. Dans ce moment précis, on pourrait se définir comme des passeurs de mémoires, des passerelles entre le passé, le présent, et le futur.

 

Si la particularité originelle de Cité Création est de créer des fresques spécifiques, uniques, car en liaison avec l’histoire, la culture, la vie sociale et la mémoire partagée de chacun des lieux dans lesquels elle intervient, quel est justement votre rapport à la mémoire et au temps ?

Avec notre métier d’ouvrier peintre muraliste, nous marquons sur les murs des immeubles et des bâtiments, des traces de la vie quotidienne, de l’« ACA », comme le faisaient les peintres du pariétal sur les parois des grottes. Notre métier est le plus vieux métier du monde ! Nous avons la chance en Rhône-Alpes de bénéficier des merveilles de la grotte Chauvet, avec 450 œuvres, qui sont autant de superbes témoignages sur l’environnement au quotidien réalisés par nos ancêtres muralistes, il y a 33000 ans.

Nous intervenons au présent, pour mettre en valeur une histoire passée et contemporaine, la mémoire d’un lieu, à travers une peinture murale, un témoignage peint, patrimoine pour demain. Notre métier peut apparaître un peu louche, avec un œil dans le passé, l’autre dans le futur et un regard profondément ancré dans le présent !

Nos grands parents ruraux vivaient les années au rythme des saisons, des bourgeons, de la floraison, des fruits, de la reproduction et de la mort. Ces repères, gonflés de mémoires et de symboles, étaient transmis à tous, y compris aux immigrés, aux nouveaux venus, qui les assimilaient. Or, aujourd’hui, l’urbain a tendance à gommer la nature et ses rythmes, et ceci est démultiplié par l’accélération du rapport au temps et du zapping permanent. Nous avons perdu les repères naturels de nos grands parents sans nous en être vraiment dotés de nouveaux, partagés. Demain, cette évolution sera probablement bien vécue. Mais, pour l’heure, nous sommes dans  une transition, et ce passage doit être accompagné, notamment avec des bibelots de quartiers, des souvenirs, des mémoires. Il ne s’agit en aucun cas d’être nostalgique, mais d’avoir le souci de passer d’une rive à l’autre avec des temps adaptés à chacun et sans laisser personne à la marge, ou même se noyer. La société ne peut pas être seulement composée par ceux qui sautent plus haut, courent plus vite, cognent plus fort, qui ont des aptitudes physiques supérieures ; la tentation de la race supérieure ; ou alors il faudrait s’inscrire dans les théories de Goebbels et éliminer les races qui font perdre du temps... En prenant en compte la mémoire, on se dote de références qui permettent d’être attentifs aux difficultés qui ont toujours existées, dans tous les lieux et dans tous les milieux. Travailler sur la mémoire, c’est du soin préventif. La prévention est toujours moins chère, tant au niveau humain que sur le plan économique, et encore bien moins chère que les urgences importantes.

 

Ne faut-il pas déployer une incroyable énergie pour développer de tels projets ?

Notre engagement nous impose en effet d’être toujours en pleine forme, en puissance, dans l’optimisme. Nous devons intéresser, encourager, mobiliser, entraîner, accompagner constamment sur le positif. Aucun droit au relâchement, à la moindre erreur, au coup de mou... L’énergie du collectif partagé dans notre coopérative nous permet de maintenir cette « pêche » permanente !

 

En vous qualifiant comme des traceurs d’histoires, comme de simples ouvriers peintres muralistes, ne minimisez-vous pas la dimension artistique de vos œuvres ?

Nous n’avons jamais pris le temps de répondre à cette problématique. On a choisi il y a 25 ans  « de ne pas ferrailler, mais de faire ailleurs ». Nous n’avons pas voulu tomber dans la perte de temps de discussions sans fin sur la notion de l’artistique. Nous nous définissons comme des artisans. Cette notion appartient à la famille des bâtisseurs, avec qui nous sommes très à l’aise et auxquels nous souhaitons apporter notre valeur humaine ajoutée : rencontrer, faire croiser, hybrider des pensées créatrices, des énergies, des émotions.  

 

N’est-ce pas un peu facile comme position, l’expression d’une fausse humilité, et irrespectueux des peintres, notamment des jeunes nouveaux ?

Oui, c’est plus facile, mais ce n’est pas une fausse modestie. C’est une réalité. C’est tout simplement un positionnement qui nous offre des possibilités de faire, car cela nous évite vraiment de perdre du temps en jacasseries. C’est peut-être une stratégie intuitive !

Quant aux peintres qui travaillent avec nous, certains sont artistes par ailleurs, mais ils savent qu’à la Cité, avec nous, ils pratiquent un autre métier, celui d’artisan peintre muraliste, qui s’accompagne d’un comportement de prise en compte du monde extérieur la plus grande possible, et de ses difficultés. Ils ne dansent pas au bal des égos, mais sont au service des autres, non pas seulement au service de leur création. 

 

N’est-il pas possible de conjuguer les deux approches dans une seule démarche ?

Il s’agit de deux façons de regarder, de deux savoir-faire, de deux savoir-être, bien différents : l’artiste peint dans une démarche individuelle qui se projette, qui peut donner lieu à des œuvres de génie, et notre métier qui est plutôt de traduire les autres. Certes, ceci se fait dans la recherche d’une grande qualité, d’une reconnaissance, mais ce ne sont pas les seuls critères quand on est sur l’espace public, l’espace de tous les publics. Dans notre métier, sur des sites déjà bien secoués, on ne peut pas offrir à l’artiste la possibilité d’aller jusqu’au bout de ses fantasmes.

 

Pourquoi vous êtes-vous constitués en coopérative ?

La forme juridique en coopérative, où chaque personne représente une voix au conseil des associés, nous a permis de mettre en pratique les valeurs humaines que nous avions choisies pour sous tendre notre projet d’entreprise. Depuis plus de trente ans, nous vivons aisément, en interne, la parité hommes/femmes à tous les niveaux, la diversité des origines, les cogérances tournantes, un management participatif, responsabilisant, démultiplicateur d’énergie : « faire ce que l’on est, et être ce que l’on fait ».

 

L’intervention de Cité Création dans les quartiers d’habitat social dans le contexte politique et institutionnel lyonnais

 

Comment se sont déroulées vos premières interventions dans les quartiers de la Duchère dans le neuvième, de Mermoz ou des Etats-Unis dans le huitième arrondissement de Lyon à la fin des années 1980 ?

Assez rapidement, nous nous sommes aperçus que ce que l’on avait comme intuition de ce qui se passait dans ces espaces HLM était assez proche de la réalité. Les habitants partageaient le sentiment d’être abandonnés. Il y avait des tonnes d’envies, des envies de dire et de faire, des volontés de participer. Nous avons ressenti une grande volonté d' écouter, de parler et d’échanger. C’est incroyable, mais jamais les habitants ne nous ont reproché de dépenser de l’argent pour quelque chose qui pourtant n’était pas vital. Par exemple, lorsque nous avons réalisé, en 1988, « l’Agora » à Mermoz Sud, une fresque sur le mur aveugle du préau de l’école qui se continuait par des éléments de jeux sur un petit espace public, nous avons consacré autant de temps, et probablement même plus, aux échanges qu’à la peinture elle même. Bien sûr, ce temps de médiation n’était pas reconnu, ni comptabilisé. Pour nos commanditaires, seul le résultat final comptait, mais pas le parcours qui conduisait à l’œuvre. Or, ce qui nous définissait et nous définit toujours, c’est justement ce parcours de construction partagée d’une histoire. Bien sûr, depuis, nous avons appris à rationaliser ces temps d’échanges, sans quoi nous n’aurions pas pu survivre, mais surtout nos commanditaires comprennent de mieux en mieux notre démarche qui demeure la même, et ils nous accordent davantage de temps pour la phase écoute – concertation – partage - conception.

 

Dans cette période de la seconde partie des années 1980, la Ville et la Communauté urbaine lançaient avec l’Etat et les organismes HLM, les premières réhabilitations et les premiers dispositifs de la politique de la ville (DSQ, Banlieues 89, DSU…). Ces politiques témoignaient-elles d’une réelle volonté d’être plus solidaire à l’égard des quartiers les plus fragiles de l’agglomération ?

Plus qu’une volonté institutionnelle  proprement dite, nous avons croisé des individus enthousiastes et déterminés dans ces différentes institutions qui effectivement partageaient une volonté d’agir en faveur de ces quartiers et de leurs habitants. Mais, il s’agissait essentiellement d’électrons libres : ici, un administrateur et un technicien dans un office HLM, là, un élu à la Communauté urbaine, un autre à la ville de Lyon, d’autres encore dans des mairies d’arrondissement, une autre à la région Rhône-Alpes, des personnes de terrain de la politique de la ville, et j’ai même le souvenir d’un préfet visionnaire. Ils ont été autant d’électrons libres et déterminés qui ont permis, depuis leur poste, d’entrouvrir des portes et de les maintenir ouvertes, parfois contre l’avis général ambiant de l’institution dans laquelle ils étaient élus ou dans laquelle ils travaillaient. Avec eux, nous partagions l’intuition de cette nécessité absolue d’écoute, d’échange, et de considération des habitants.

ette approche sensible était totalement nouvelle et venait déranger des processus d’intervention bien rodés. Car les institutions, je pense notamment aux organismes HLM, avaient l’habitude d’intervenir de façon assez automatique et uniforme sur l’ensemble de leur parc, dans des relations bailleurs/comités de locataires bien établies, et sur des aspects uniquement techniques ou financiers. Ils savaient réparer les portes d’entrée des immeubles, régulariser les charges en fin d’année, ou encore décider de remplacer enfin le banc du jardin, mais jamais il n’avait été question de prendre en compte des éléments sensibles, porteurs d’émotion, supports de fierté. Ce changement de regard, d’approche et de relation n’a pas été facile pour l’institution. Prendre en compte le sensible, quand celui-ci semble inutile, induit de changer profondément de logique. Or, il n’y avait pas de ligne budgétaire prévue pour cette nouvelle logique ! On pouvait repeindre plusieurs fois la même allée après de multiples dégradations, mais l’on ne savait pas travailler sur le pourquoi cette allée était aussi souvent dégradée. Les boîtes aux lettres étaient de plus en plus chères et solides pour éviter d’être détériorées, mais l’on ne se demandait pas vraiment pourquoi ces dernières faisaient l’objet de vifs acharnements. L’idée de travailler sur l’image d’un environnement et sur des conditions d’appropriation comme sur le principe « d’endimancher des lieux » n’était tout simplement pas au programme. On pourrait même se demander si ça n’arrangeait pas un certain nombre d’intermédiaires de changer vingt fois les mêmes boîtes aux lettres….

 

Comment les choses ont-elles pu évoluer ?

Ces personnes déterminées, ces électrons libres, ont trouvé des oreilles attentives qui ont su prendre des décisions. Mais les choses n’étaient pas simples car entre ces personnes « de terrain » et les décideurs politiques, il y avait un nombre impressionnant de mortifères, soit disant adeptes de la culture avec un grand « C », focalisés sur le résultat et non sur le parcours, qui, en se positionnant en protecteurs du politique, n’ont eu de cesse de chercher à tuer ce type de démarches. Empreints de suffisance et de dédain, ces théoriciens des quartiers qu’ils ne connaissaient pas, à croire même qu’ils n’y avaient jamais mis les pieds, se devaient de rester à distance de telles démarches pour préserver leur positionnement de mini monarque dans le petit monde de la mafia du bon goût.

 

Pourquoi le milieu culturel avait-il adopté une telle posture ?

C’est la politique du Ministère de la culture, à partir de 1983, qui a été la raison de ce désastre, en supprimant la multitude des petites actions culturelles. Certes ces expérimentations, nombreuses et variées, connaissaient des réussites plus ou moins heureuses, des niveaux de créativité très inégaux, mais la multitude générait de la dynamique et du lien social. Lorsqu’il a été de bon ton de suivre La démarche culturelle des élites pour des élites, les choses ont changé. La mono culture, alors décidée par la monarchie absolue parisienne et relayée partout en France par les serviles vassaux des différentes DRAC, a imposé une attitude descendante, et elle a coupé cours à toutes initiatives locales remontantes : le lien social sacrifié sur l’autel de la culture élitiste. Certes, l’absence de la culture dans les quartiers HLM n’est pas la seule coupable, mais elle demeure fortement responsable de la situation d’aujourd’hui où, comme la nature a horreur du vide, la place des non dits a été prise par le discours prosélytiste des extrémismes intégristes religieux. Les quartiers ont été abandonnés par les différents modes de mises à distance que peuvent apporter les disciplines artistiques face aux excès, aux mal-être, et aujourd’hui les jeunes dans les cités ont du mal à dire « je t’aime », et les crachats comme vocabulaire facile ponctuent souvent les tentatives de dialogues contradictoires !  L’année dernière, à la Saulaie, un frère a brûlé vive sa sœur car elle sortait trop pour aller danser ! Bien sûr la crise économique, évidemment le chômage des jeunes, assurément l’absence de perspectives, naturellement la réussite permise aux seuls fils d’enseignants, incontestablement la faible représentation de la diversité culturelle française dès l’Assemblée nationale et dans toutes les instances de décision, sont autant de facteurs porteurs de violence.

Cependant, malheur est de constater que la présence culturelle d’avant hier a laissé la place aujourd’hui à une présence cultuelle prosélytiste, imposante, menaçante et que ce n’est pas sans lourdes conséquences. Pour un laïc comme moi, c’est même extrêmement grave et violent. Il faut savoir ce que l’on souhaite comme société : veut-on que règne une juxtaposition de cultures communautaristes complètement étanches entre elles, voire concurrentielles, ou bien souhaite-t-on vivre encore dans une République laïque - Une et indivisible. Notre pays est métissé, il suffit d’aller dans la rue pour s’en rendre compte. Cette diversité est une vraie richesse et pourtant peu de personnes choisissent de la prendre en compte, et l’élite reste fermée sur elle même. Pour une fois, « les experts cultureux » vont mettre en valeur l’épopée des Pockemon Crew  et en parler pendant des années, bravo et tant mieux, mais ça reste un épiphénomène. Que font-ils avec les millions d’autres jeunes pleins d’énergie et d’envie ? Ils continuent à leur tourner le dos, en haussant les épaules. Cette attitude, comme le prosélytisme me révoltent. 

La délégation des services publics aux extrémismes religieux est-elle le seul avenir de ces quartiers ? Certes, par rapport à la banlieue parisienne, à Lyon nous avons évité le pire, probablement parce que certaines valeurs ont réussi à survivre, et à se transmettre grâce à des allumeurs d’étoiles, mais ça ne veut pas dire pour autant qu’on peut parler de cohésion sociale, de partage de valeurs. 

 

Quelles étaient et quelles sont vos relations avec les élus de la Ville et du Grand Lyon ?

Depuis que nous intervenons à Lyon, nous avons côtoyé quatre maires à la mairie centrale, Francisque Collomb, Michel Noir, Raymond Barre et Gérard Collomb, et bien plus encore dans les mairies des arrondissements. Et si certains d’entre eux ont pu avoir quelques réticences, ou a priori négatifs, au départ, ils nous ont néanmoins soutenus dans nos projets. Nous avons surtout travaillé en étroite collaboration avec trois adjoints à l’urbanisme, Jacques Moulinier, Henri Chabert et Gilles Buna, qui sont tous trois des hommes intelligents, capables d’écoute, proches des réalités de terrain et qui ont su imposer des évolutions de pensée à leurs techniciens les plus mortifères bornés.

 

Le projet de Musée urbain Tony Garnier est particulièrement emblématique de votre démarche. Comment, malgré les nombreuses réticences dont il était l’objet, le projet a-t-il pu se concrétiser ?

La clé de la réussite du MUTG est l’attelage extraordinairement résistant, permanent et inébranlable entre les habitants avec leur Comité de locataires, et Cité Création. Dans une totale confiance entre nous, nous avons toujours répondu ensemble, solidaires, malgré tous ceux qui tentaient de mettre des coins entre nous. Lorsque les locataires étaient sournoisement accusés nous répondions immédiatement, et lorsque Cité Création était mise en cause, les habitants montaient au créneau. Nous avions, de fait, une tactique bien rodée, bien huilée, qui a déstabilisé et usé tous les malveillants qui ont essayé de faire capoter ce projet.

 

Comment a t-il été financé ?

L’OPCHLM du Grand Lyon, et son perspicace président, Philippe Valode, nous avaient soutenus, mais ces financements s’essoufflaient. Heureusement le prix mondial de la décennie culturelle de l’UNESCO nous a donné une reconnaissance forte et a ramené dans le quartier, pour la remise du prix, le Maire de Lyon, nombre d’institutions et d’entreprises qui ont alors pu découvrir les premières fresques.  Les entreprises ont vite compris l’intérêt qu’elles pouvaient avoir à être présentes sur une opération dans un quartier populaire honorée par l’UNESCO, et c’est ainsi qu’EDG/GDF Services, la Caisse d’Epargne ou encore les peintures Zolpan, ont pris le relais des financements pour mener à terme la réalisation de ce grand projet.

 

Quel bilan faites-vous aujourd’hui de votre intervention dans ces quartiers ?

Nous sommes heureux, parce qu’on arrive à ce que des cités HLM intéressent et soient visitées. Des professionnels de la ville et de l’habitat, des touristes, des tours opérateurs, de simples voisins, viennent visiter des citées HLM et sont bien accueillis par les habitants. Aujourd’hui à Lyon, ce sont des centaines de milliers de personnes par an qui visitent le Musée Urbain Tony Garnier et les tours de Babel d’Alliade Habitat dans le huitième arrondissement, la Sarra dans le cinquième ou encore l’espace Diego Rivera de la SACVL dans le septième… Pour les habitants, si on vient les voir, c’est qu’ils n’habitent plus n’importe où, et donc qu’ils ne sont pas n’importe qui… il y a de la dignité retrouvée ! La « cité de la Sarra » est devenue la « résidence de la Sarra ». Chose impensable avant, des jeux d’enfants ont été installés et sont très respectés. Un stationnement pour les cars de visiteurs a même été demandé et aménagé devant la résidence pour que les visiteurs entrent à pied dans la cité et, accompagnés par des habitants, puissent au mieux la découvrir. La Sarra est devenue un lieu de fierté.
C’est dans cet état d’esprit, renforcé dans nos convictions, que nous allons travailler prochainement dans le quartier des Noirettes à Vaulx-en-Velin, aux côtés de Villeurbanne Est Habitat.
Il faut noter aussi la réussite économique. Bien sûr, l’intégration d’une telle démarche dans la réhabilitation d’une cité d’habitat social peut représenter de 5 à 10% du coût de la rénovation. Toutefois, ce surinvestissement de départ s’amortit rapidement et se révèle rentable pour les bailleurs, dont les coûts d’entretien par la suite sont moins importants, compte tenu d’un grand respect des lieux, et donc d’une non dégradation. Par ailleurs, l’image du bailleur comme celle des cités profitent aussi pleinement d’une amélioration. L’attrait de certains quartiers boudés pour cause de mauvaise réputation est réactivé, et la perception du bailleur évolue aussi : il n’est plus un simple gestionnaire. A travers de telles opérations, il affirme et affiche sa volonté d’améliorer ses relations avec les locataires et la considération qu’il leur porte.

 

« Modèle lyonnais »

 

Quelle est votre vision de Lyon ?

Lyon ressemble étrangement à un superbe corps de femme, avec une belle et généreuse poitrine - Fourvière le sein droit, la Croix Rousse le sein gauche -  et au milieu, le cœur de la ville. Depuis sa tête à la Doua, son coup élégant à la Cité Internationale, ce corps de femme est très ondoyant sous les caresses de ses deux cours d’eau qui le module par leurs berges et qui se rejoignent au confluent, le pubis de la ville. 

Des générations et des générations ont tété plutôt le mamelon droit, d’autres le gauche, l’ambiguïté a toujours été au niveau du pubis. Cette zone qui a accueilli innocemment le boulodrome et la prostitution, est restée longtemps en friche jusqu’à que se concrétise ce fabuleux projet confluence. Demain, grâce à la diversité des fonctions et des populations, à son port de plaisance, ses berges, ses cinémas, ses restaurants, ses terrasses, ses bassins, ce nouveau quartier va devenir un lieu de vie, de plaisirs, de cris et de jouissances. De plus, et au-delà de ses atouts sensibles et émotionnels, avec le musée des civilisations, il sera doté d’intelligences et de références. Irrigué de toutes parts, de tous les autres quartiers, des différentes banlieues, par tous les moyens - transports en communs, métros, tramways, bus, pistes cyclables et chemins piétonniers -, il sera accessible à tous. 

 

Il est souvent fait référence à un certain « modèle lyonnais », un modèle fondé sur un « art de la conciliation », des habitudes d’échanges entre les différents réseaux qui faciliteraient la prise de décision sur certains sujets d’intérêt général : est-ce votre vision de la Ville ?

On constate qu’à Lyon, depuis quelques décennies, il existe effectivement une sorte de processus qui conduit au consensus. En tout cas, il n’y a pas de déchirement, de violents débats jusqu’au sang. Des stéréotypes collent à l’image de la capitale de la soie, de la gastronomie, du négoce, de la Résistance, primatie des Gaules, berceau de Guignol, mais, au-delà, cette ville porte l’innovation sociale dans le renouvellement et l’actualisation de dynamiques humanitaires universelles.  Il y a une tradition ouverte qui s’appuie sur l’humanisme, sur un sens de l’intérêt collectif. Tout au long de l’histoire de la ville, des individus vont l’irriguer d’une attention particulière portée aux autres, à l’exemple de Pauline Jaricot, Claudine Thévenet, l’Abbé Pierre, Gabriel Rosset, Christian Delorme, plutôt nourris sur le sein droit, ou de ceux, plutôt nourris sur le sein gauche, qui ont été de tous les combats pour une plus grande justice sociale, depuis les révoltes des canuts jusqu’aux mouvements alternatifs et écologiques en passant par la première coopérative de production.

De plus, Lyon fut capitale de la Résistance, et le fait que les différents réseaux de la ville aient alors, ensemble, fait bloc, a laissé de profonds liens. Enfin, la franc-maçonnerie vénère le cœur de la ville. Elle est un lieu où ces différents réseaux se retrouvent dans des espaces d’écoutes et de discussions. La présence des différentes obédiences permet une large circulation des idées et des échanges de qualité qui ont du, et doivent continuer à jouer un rôle dans les accords sur certaines décisions publiques, avec parfois des positionnements qui peuvent paraître surprenants par rapport aux représentations des personnes qui les expriment.

L’ensemble de ces influences et de ces fonctionnements s’est écrit de manière forte dans les mémoires qui étaient transmises. Et pour notre part, nous avons réalisé la Fresque du mur des Canuts à la Croix Rousse et la Fresque de la Sarra à Fourvière !

 

Vous qui êtes entré dans l’intimité d’autres villes du monde, avez-vous constaté des fonctionnements similaires ?

C’est difficile à dire. Je connais ma ville et surtout, c’est comme cela que je l’ai vécue et que je la vis, donc je peux en parler, c’est bien plus difficile de parler avec précisions d’autres villes du monde. On ressent bien à Lyon combien les réseaux sont importants, qu’ils partagent des qualités d’écoute, des temps forts d’analyse (ce qui n’existe pas partout) et des positions communes qui, une fois la décision prise, sont fermement défendues par un maillage très costaud sur la ville. Bien sûr, ce type de fonctionnement peut présenter des limites en matière de respect de la démocratie représentative. Ceci dit, lorsque le maire n’appartient pas à ces réseaux, il est représenté par certains de ses proches ou de ses adjoints qui sont autant de porte-paroles et de négociateurs. Ces dernières années, tout s’accélère et c’est assez spectaculaire dans les résultats… Le maire et la grande majorité de ses adjoints appartiennent aux réseaux francs-maçons, existe-t-il un rapport de cause à effet ? 

 

La Franc maçonnerie serait le plus important, voire le seul, régulateur  des différents courants d’influence ?

Ce n’est probablement pas le seul et il convient de se méfier des fantasmes démultiplicateurs autour des secrets et des silences. Il reste à savoir si certains réseaux économiques, porteurs d’intérêts privés sont impliqués dans ces discussions qui se jouent en dehors de l’espace public. Souhaitons que non.

 

On évoque aussi souvent le caractère discret de la ville. Pensez-vous-vous qu’effectivement ce soit une caractéristique de Lyon ?

Lyon est une ville qui est sur la retenue. Les très nombreux et différents étrangers que l’on reçoit à Cité Création et avec qui nous visitons notre ville, nous disent que Lyon semble échapper à la mondialisation. Pour eux, c’est une ville de caractère, qui affiche sa particularité et son identité à travers ses peintures murales, ses lumières, mais aussi son esthétique et son souci de bien-être qui transpirent à travers ses places, ses cours d’eau, ses berges et ses parcs et même ses parkings…
Le deuxième trait de caractère qu’ils soulignent est effectivement sa discrétion : « on ne vous connaît pas ». C’est peut-être le pendant de l’aspect un peu secret de la ville qui, à l’inverse de Marseille, de Montpellier ou de Barcelone, n’est pas démonstrative. Cependant, on sent, depuis quelques années, que les choses changent. Lyon est désormais plus connue et reconnue à l’étranger. Le football y est pour beaucoup, mais, au-delà, on sent bien qu’une vraie dynamique s’est créée autour du tourisme et de la diffusion d’une image universitaire, culturelle, internationale.

 

Vous avez acquis le statut de leader mondial des murs peints. Or, à Lyon, même si vous êtes largement intervenu à travers la ville, il semble que vous bénéficiez d’une considération relative ou tout du moins d’une reconnaissance naissante. A Lyon, est-il indispensable d’acquérir une renommée internationale avant d’être reconnue dans sa propre ville ?

Notre métier n’est pas nouveau. On l’a dit, il s’exerçait déjà il y a plus de 30 000 ans, il a laissé des traces dans les pyramides égyptiennes, à Pompéi, à Rome, en Amérique latine, chez les aborigènes australiens… en tous temps et tous lieux. Notre métier est universel. Aussi ceux qui ont cru, dans les années 1980/90, que nos murs peints correspondaient à un phénomène de mode se sont bougrement trompés ! Nous étions en fait dans un renouveau et, fresque après fresque, dans un temps très court, Lyon est devenue capitale des murs peints de France, en Europe avec Berlin, et elle se situe dans le top 5 mondial avec Philadelphie, Los Angeles et Mexico. Notre progression s’est concrétisée de manière organique et a été effectivement stimulée par notre reconnaissance à l’étranger qui a fonctionné à double sens : les Lyonnais et Rhônalpins qui ont voyagé ont pu retrouver, avec fierté, des fresques représentant leur ville à l’étranger ; et les fresques lyonnaises ont accueilli des millions de visiteurs étrangers.

En 25 ans, le circuit des murs peints est devenu le troisième circuit de l’Office du tourisme le plus demandé par les touristes. Ce sont des dizaines de milliers de personnes par an qui aujourd’hui s’attardent aux pieds de la fresque des Lyonnais ou dans les rues du Musée Urbain Tony Garnier. Il y a 24 guides professionnels des murs peints à Lyon en 2010. Nous avons progressé sous des projecteurs étrangers, loin des projecteurs lyonnais, et c’est parfois plus facile ainsi. Nos 33 ans sont courts au regard de 33000 ans !

 

Dans le domaine artistique et culturel lyonnais, quelles sont vos références ?

Bien sûr, en tout premier lieu, les fresques de la grotte Chauvet ! Plus proches de nous, le défilé de la Biennale de la danse et les fêtes des lumières. Ces événements de haute qualité, gratuits et accessibles à tous, font appel à de grands professionnels. Dans le défilé, les danseurs sourient ! Ils ne sont pas dans leur fonction « je me déplace », mais ils habitent leurs gestes, leurs émotions, leurs esthétiques. De lecture facile et de langage universel, ce sont de grands moments festifs, de rêves partagés par des personnes de tous les âges et de tous les milieux. Je me réjouis aussi que les adolescents aient un lieu accessible de mixité avec les Nuits Sonores. Par ailleurs, des lieux alternatifs comme la friche RVI me rassurent par leur caractère de spontanéité et de fertilisation.  

Le travail de professionnels de l’opéra, de l’ONL, dans différents quartiers populaires du Grand Lyon me fait vraiment plaisir. Ce principe devrait être généralisé : les plus grands metteurs en scène, chorégraphes, les meilleurs musiciens, comédiens… devraient travailler aussi dans les quartiers, à l’exemple de ce que tente de développer le théâtre de la Renaissance à Oullins à travers son projet « le Bac à Traille ». De même, je suis particulièrement sensible aux démarches des conteurs, des liseurs, des musiciens ou des acteurs qui interviennent dans les milieux d’enfermement, dans les hôpitaux, en psychiatrie, et dans les prisons.

 

Si demain vous étiez Adjoint au Maire de Lyon délégué à la culture, quels seraient vos axes prioritaires d’intervention ?

Au niveau territorial d’une ville, pour un adjoint à la culture, il n’y a plus grand chose à remuer. Les jeux sont faits, les lignes budgétaires sont figées d’une année sur l’autre, le mouvement du curseur ne peut varier qu’à la marge, dans les 5% au maximum. La qualité première d’un adjoint à la culture consiste à bien connaître la conjonction « mais » et à savoir user de litotes et de synonymes : « Votre travail est très intéressant, vraiment il se passe quelque chose, « mais », « néanmoins », « toutefois », « cependant »… actuellement… les budgets…ne permettent pas…. ». Il gère la frustration. 
Il ne faut pas changer le fond d’écran, il faut changer le disque dur. Le niveau auquel il importe de faire de la politique est celui de la rue de Valois, au Ministère la culture. A cet échelon, il n’y a pas eu d’alternative politique depuis 30 ans : aucune différence ne s’est jouée entre l’époque de Jack et Monique Lang et aujourd’hui. Dans le domaine de la culture, les nombreux changements ministériels, de partis politiques différents n’ont eu aucun effet sur ce ministère, comme d’ailleurs dans celui du marché de la vente des armes ! 

 

Qu’est-ce qui devrait changer au niveau du ministère ?

Il est important et urgent de décréter la culture « cause nationale », tout autant que le défi écologique, c’est une question de survie de l’espèce humaine. La nécessité de culture est colossale dans l’ensemble de notre pays. Pour rattraper le retard pris ces trente dernières années, il faudrait immédiatement multiplier par cinq le budget octroyé à la culture. Puis, dans le même temps, supprimer le ministère de la culture, dans sa forme actuelle, pour que ne se reproduise pas la politique du monarque absolu qui décide seul à Paris et fait appliquer ses choix, voire ses intérêts, par ses obséquieux subordonnés en région.

Au contraire, la culture doit faire l’objet d’une répartition horizontale, être portée par chaque ministère pour que tous s’impliquent dans cette cause nationale. Ainsi, dans le cadre des prochains Contrats Urbains de Cohésion Sociale, la dimension culturelle, pilier de la cohésion sociale et acteur important du développement territorial, aux niveaux identitaire, économique et de partage des valeurs, nécessiterait d’être largement imposée et financée par le Ministère de la Ville. Celui de l’Education Nationale devrait s’investir en faveur de cette cause dans tous les établissements scolaires (par exemple, les après-midis, que certains envisagent de ne consacrer qu’au sport !), mais aussi dans les universités et les grandes écoles complètement aphones en terme de pédagogie à dimensions culturelles. Par exemple, les architectes devraient travailler sur le mouvement avec des chorégraphes… En travaillant sur la culture avec les opéras et les théâtres, le ministère des sports trouverait peut-être des solutions dans la création pour contrecarrer « la connerie » des supporters extrémistes ! Et, celui de l’intérieur, une alternative au Taser ! Le ministère de la recherche pourrait soutenir des initiatives sur le thème « Arts et sciences »…

Des recherches artistiques dans le domaine du développement durable permettraient une mise en design et en esthétique des éoliennes, des plaques photovoltaïques… Si le ministère du commerce et de l’artisanat s’engageait dans une démarche culturelle, ou finançait des projets de création, il serait probablement possible de limiter la consommation de produits de mauvaise qualité. On pourrait multiplier les exemples à l’infini pour chaque ministère. L’ensemble de ces implications permettrait de faire exploser la réponse mono élitiste d’aujourd’hui adressée à une poignée déjà privilégiée et, par leur diversité d’approches, l’ensemble des ministères amènerait une démarche plus ouverte et plus large d’appréhender l’artistique, la création et la culture. Chiche ?

Il y a urgence pour contrecarrer la présence désastreuse et calamiteuse des intégristes qui réduisent les libertés, et notamment celle des jeunes filles. Multiplier par cinq le budget de la culture, c’est cher ! ? Certes, mais c’est moins cher qu’une guerre civile !  

 

* Gilbert Coudène : l’un des fondateurs de Cité Création
Né à Oullins en 1951, Gilbert Coudène est le fils d’une employée de bureau et d’un père qui, comme de très nombreux ardéchois, travaillait à Oullins à la SNCF, et qui s’est particulièrement impliqué tout au long de sa vie dans le monde associatif et sportif de la ville. Gilbert Coudène est le fils d’un militant laïque actif pour lequel il a un respect profond et vivace. Il fera des études de lettres et de sociologie avant de faire un long voyage à travers l’Amérique latine, puis d’intégrer l’école des Beaux arts de Lyon. En 1978, il s’engagera avec quelques amis de sa promotion des Beaux-Arts dans la création de l’atelier Populart / Cité de la Création et s’installera, après les pentes de la Croix Rousse et Vaise, dans le parc Chabrières d’Oullins avec la complicité de Roland Bernard, alors maire, et de Pierre Chénel, premier adjoint, tous deux particulièrement attachés au développement culturel de leur ville. Depuis, il habite et travaille toujours à Oullins, mais parcoure le monde intensément au gré des projets et des rencontres. Il est ainsi devenu l’un des plus grands ambassadeurs de Lyon, du Grand Lyon et de la région Rhône-Alpes à l'étranger.
Dans cette interview, Gilbert Coudène nous présente l’intervention de Cité Création à Lyon et dans l’agglomération lyonnaise, revient sur l’implication de la Cité dans les quartiers d’habitat social lyonnais, précise sa vision de l’esthétique urbaine et évoque sa perception de la ville et « du modèle lyonnais ».

** Les fresques lyonnaises
Difficile de citer toutes les fresques de Cité Création dans la capitale des Gaules. On en découvre dans tous les arrondissements, au détour d’une rue, d’une place, en centre ville comme dans les quartiers périphériques. Près d’une centaine, elles racontent l’histoire de lieux, de quartiers, de la ville, de personnalités qui ont marqué Lyon ; elles donnent à voir une mémoire : la Fresque des lyonnais bien sûr, celle de Montluc qui rend hommage à Jean Moulin, celles des transports en commun lyonnais et de la médecine avenue Lacassagne, celle de la chimie sur les citernes de la raffinerie de Feyzin, le restaurant de Paul Bocuse, celle d’un quartier HLM à la Sarra et bien évidemment le Mur des Canuts à la Croix Rousse, d’une surface de 1200 m2, l’une des premières à Lyon (1987) et des plus connues. 
www.dailymotion.com

Cité Création a également créé le premier musée urbain français à ciel ouvert, « le musée urbain Tony Garnier » : 25 fresques dans le quartier d’habitations sociales des Etats-Unis qui présentent l’œuvre de l’architecte lyonnais Tony Garnier et d’autres visions d’artistes internationaux sur le thème de la cité idéale. Cette réalisation a obtenu, en 1991, le label de l’UNESCO, celui de la « décennie mondiale du développement culturel », en 2002, le trophée du tourisme de la région lyonnaise et, en 2005, le musée fut labellisé «Patrimoine du 20ème siècle». 
Tony Garnier, musée urbain pour une œuvre visionnaire :  www.ina.fr

Plus récemment, Cité Création a réalisé la Fresque des Lumières, une projection futuriste de la ville au troisième millénaire, en collaboration avec François Schuiten, scénographe, auteur de bandes dessinées et illustrateur de renom. Cette réalisation a été récompensée par le « Trophée des lumières » en 2004. Cité Création a également accompagné le SYTRAL pour animer l’ensemble du parcours de la nouvelle ligne de tramway Léa, et elle s’apprête à réaliser, sur la base de photos de Yann Arthus Bertrand, une gigantesque fresque végétale lumière, rue de l’annonciade dans le premier arrondissement.
www.cite-creation.com