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« Faut-il sanctionner le gâchis d’eau ? » Retour sur le Tribunal pour les Générations Futures

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Photo du tribunal des générations futures
© Laurence Danière - Métropole de Lyon

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Une question apparemment (trop) simple, un faux procès, de vrais témoins, et ce qu’il faut de fantaisie pour ouvrir nos esprits à d’étonnants possibles.

Voilà les ressorts d’une conférence passionnante, proposée par la Métropole de Lyon le 22 mars 2022 en partenariat avec Usbek & Rica, à l’occasion du lancement de la démarche de prospective participative Eau FuturE.

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Date : 06/04/2022

Visant à associer largement les Grands Lyonnais aux réflexions sur les enjeux de l’eau, la démarche Eau Future s’inscrit dans un contexte local particulier. Après des années de délégation de service public, la Métropole de Lyon prépare actuellement le passage de la gestion de l’eau potable en régie, pour une gestion de cette ressource en tant que bien commun, dans une approche non marchande et tournée vers le long terme.

Si la gestion publique séduit de plus en plus de collectivités françaises, c’est parce que les tensions sur l’eau sont de plus en plus fortes. La population augmente et les usages évoluent : les Européens consomment 8 fois plus d’eau que leurs grands-parents. Or, les ressources d’eau douce sont limitées : elles ne représentent que 2,8% de l’eau disponible sur Terre et seulement 0,015% si on considère l’eau réellement accessible dans les nappes phréatiques et les eaux de surface.

 

© Laurence Danière - Métropole de Lyon

 

« Ici et maintenant »

 

Avec une consommation plutôt à la baisse, le territoire métropolitain fait partie des bons élèves. Mais la diminution annoncée du débit du Rhône de 30% d’ici 2050 et l’augmentation des périodes de fortes chaleurs laissent présager des lendemains moins cléments. « La menace de la raréfaction n’est pas qu’ailleurs, elle est aussi ici et maintenant », rappelle en préambule la Présidente du tribunal.

Finalement, on pourrait même s’étonner que les restrictions de consommation soient si rares, et se limitent à quelques jours, lors de périodes de sécheresse et à des usages précis, tels que la réduction des prélèvements à fins agricoles, l’arrosage des jardins ou le lavage des voitures.

Dans l’intérêt des générations futures, ne faudrait-il pas aller plus loin ?

Pour mieux préserver la ressource sur le long terme, faut-il sanctionner le gâchis d’eau ?

En ce mardi 22 mars 2022, Journée mondiale de l’eau, telle est la question sur laquelle notre Tribunal a dû trancher face à plus d’une centaine de personnes réunies au sein de l’amphithéâtre Mérieux de l’Université catholique de Lyon, mais également présentes en ligne.

Pour explorer ces questions, trois témoins se sont succédé à la barre, afin de peser le pour et le contre :

 

 

Gâchis, vous avez dit gâchis ?

 

Le gâchis est-il si simple à définir ? En France, 20% de l’eau potable produite n’arrive pas jusqu’à nos robinets (un chiffre qui s’élève à 15 % dans le Grand Lyon). En cause, le réseau d’eau potable : un long enchevêtrement de tuyaux souterrains représentant 5 000 km sur le territoire métropolitain et 22 fois le tour de la Terre au niveau national. L’entretien de ce patrimoine est un défi permanent. « Actuellement, au rythme de 0,66% du réseau renouvelé par an, 150 ans sont nécessaires pour en venir à bout » explique Élodie Brelot. Alors oui, malgré les investissements réalisés, les canalisations vieillissent et fuient. Un argument qui en relativise un autre souvent avancé, celui d’un double réseau potable et non potable : « la notion de double réseau est une mauvaise idée car ce qui coûte dans l’eau potable, c’est le réseau ».

Gâcher l’eau, c’est également la polluer. « Pourquoi nos eaux usées ne sont-elles pas entièrement dépolluées avant de retourner à la nature ? » demande le procureur. Là encore, ce n’est pas si simple. « Les procédés de traitements de nos stations d’épuration ont été améliorés mais peinent à éliminer certains micropolluants métalliques ou issus de médicaments et de détergents. On pourrait affiner les traitements pour qu’ils les prennent en charge, mais cela a un coût économique et environnemental. Il faut vraiment réfléchir à les réduire à la source » avance la directrice du Graie.

Méconnue, l’absence de valorisation des eaux pluviales représente également un gâchis à prendre en compte. L’enjeu aujourd’hui est d’aller vers des villes perméables, c’est-à-dire des villes permettant aux eaux de pluie de gagner les sols et les nappes phréatiques, sans passer par le réseau d’eau, et de participer ainsi au cycle naturel de l’eau. « Utiliser les eaux de pluie, c’est du bon sens, mais c’est un renversement complet de nos pratiques actuelles d’ingénieur » résume Élodie Brelot.

 

Consommer beaucoup d’eau, est-ce forcément la gâcher ?

 

L’agriculture et l’élevage sont responsables de 70 % de la consommation totale d’eau dans le monde. Mais ce chiffre recouvre de grandes disparités. « Le vivant a besoin d’eau. Tous les agriculteurs ont besoin d’eau, mais tous ne l’utilisent pas de la même façon. Moins de 6 % de la surface agricole est arrosée. Toutes les autres surfaces cultivées sont soumises aux aléas climatiques, mais s’adaptent à la pluviométrie et au potentiel des terres locales » rappelle Jacques Pasquier.

La production d’un kilo de viande de bœuf dans de grandes exploitations nécessite environ 15 500 litres d’eau, mais 94% est issue de la pluie, et non des nappes et des rivières. Le maïs est réputé être un gros consommateur d’eau, mais « 65% des surfaces de cultures de maïs peuvent se passer d’irrigation quand d’autres nécessiteront des m3 très importants : cela dépend des terres ! » nuance le représentant de la Confédération paysanne. L’empreinte eau, c’est-à-dire le volume d’eau douce nécessaire pour la production de tel ou tel aliment, est donc un indicateur à manier avec précaution.

 

Photo du tribunal des générations futures
© Laurence Danière - Métropole de Lyon

 

Tous responsables, pas pour autant coupables

 

Faut-il sanctionner les agriculteurs qui se montreraient peu soucieux de l’adéquation des cultures avec les sols et le climat, et donc, gros consommateurs d’eau ? Cela reviendrait à oublier que « les politiques agricoles ont encouragé l’augmentation de la production, via les subventions. Elles ont accompagné un modèle agricole qui produit mais qui consomme aussi beaucoup d’eau, d’énergie, d’intrants chimiques », souligne Jacques Pasquier.

Rappelons aussi que peu de consommateurs sont prêts à acheter des fruits et légumes atypiques, ayant subi par exemple un stress hydrique. « La responsabilité est vraiment collective : les agriculteurs sont les acteurs d’un modèle suggéré par les politiques publiques, certains scientifiques, ou les productivistes qui ont un intérêt économique » estime Jacques Pasquier.

Même son de cloche pour Élodie Brelot, à propos de la perméabilisation des villes : « On est tous responsables, l’aménageur privé et public, mais aussi l’habitant qui ne veut pas marcher dans la terre ».

 

Un coût minime, une valeur inestimable

 

« On ne paye peut-être pas l’eau assez chère pour nous rendre compte de sa valeur », suggère Élodie Brelot. Pourtant, l’eau a déjà un coût : 4,10 euros par m3 en moyenne en France (3,19 euros dans le Grand Lyon), dont 40 % finance le prélèvement et la distribution de l’eau potable, 40 % l’assainissement et 20 % les taxes. À cela s’ajoutent des coûts invisibles comme la gestion des eaux pluviales qui relève du budget général, et l’empreinte eau de tout ce que nous consommons, qui compte d’ailleurs pour 97 % de l’eau totale consommée par les Français : du steak au tee-shirt, de l’ordinateur à la fabrication de la voiture.

Pour autant, le principe « pollueur payeur » fait débat : s’il peut paraître « juste » de faire payer plus chers les mètres cubes d’eau non essentiels, pour Jacques Pasquier, « les gens qui polluent le plus, ceux qui consomment le plus d’eau, ceux qui émettent le plus de carbone, sont les plus riches. Je doute que cette taxation soit suffisante ».

 

Sanctionner le gâchis… mais comment ?

 

L’idée de gâchis n’est en effet pas une notion juridique, il s’agit plus d’un jugement de valeurs, mais elle a le mérite de nous rappeler qu’il y a bien une richesse à préserver. En revanche, l’expression « générations futures » est inscrite dans le préambule de la Charte de l’environnement qui a valeur constitutionnelle. Selon Émilie Gaillard, on a donc toutes les cartes en main « pour instaurer dans le droit l’idée de finitude des ressources et la nécessité de prendre soin de l’eau au-delà des intérêts des êtres humains, par-delà les espèces ».

Si traditionnellement, le droit est synonyme de sanction, la juriste souligne clairement la particularité du droit des générations futures qui « est un projet de société, un droit de vivre ensemble. C’est un droit qui mobilise les valeurs sociétales, pour orienter de manière nouvelle les politiques publiques ».

Les nombreuses actions en justice initiées par la société civile dans le champ de l’environnement montrent que le sujet des responsabilités, des réparations et des sanctions est prégnant. Cela est particulièrement vrai lorsque les dommages envers l’environnement sont irrémédiables, imprescriptibles, tels que l’accumulation d’eaux radioactives, la persistance de polluants tout au long de la chaîne alimentaire, ou lorsque que des multinationales continuent de polluer en conscience.

Comment, dans ce cas, ne pas sanctionner ces crimes contre l’environnement et contre les générations futures ? « Ces sanctions marqueraient clairement les interdits », affirme le procureur. Elles pourraient faire évoluer les politiques publiques : les inciter à promouvoir des alternatives préservant la ressource, tout en bannissant certains usages.

 

Penser solutions plutôt que sanctions : la clé de l’équation

 

Pour Jacques Pasquier, dans l’agriculture, « on doit prioriser les usages de l’eau, comme on doit prioriser les usages de la terre. On préférait imaginer d’autres moyens de production que ceux qui polluent les ressources naturelles. Les budgets de la politique agricole commune pourraient être utilisés pour accompagner cela plutôt que les orientations actuelles ».

Dans le champ de l’aménagement, en allégeant la facture pour ceux mettant en œuvre des actions pour désimperméabiliser les sols, la taxe « eaux pluviales » s’est révélée un outil incitatif efficace à Berlin et à Portland, explique Élodie Brelot. À peine mise en place en France en 2011, elle a été rapidement supprimée. Mais d’autres options sont possibles : utiliser localement les eaux pluviales pour le lavage des rues plutôt que de la rejeter dans le tout-à-l’égout, diminuer les consommations d’eau et les sources de pollution, désimperméabiliser les villes…

« Agir sur tous les plans fera la différence. Commençons par être responsable, faisons le nécessaire, tous ensemble » plaide Élodie Brelot. À titre individuel, il est aussi possible d’agir pour le bien commun en commençant par ne pas nuire à la ressource, par exemple en optant pour des produits écologiquement responsables. Mais comme le souligne Élodie Brelot, « est-ce que c’est le consommateur qui doit en avoir la responsabilité, qui doit choisir de ne pas utiliser des polluants non dégradables, ou est-ce que c’est l’offre qui doit évoluer ? On ouvre une question de société ».

Inciter à faire mieux, imaginer des solutions, arbitrer des usages, plutôt que sanctionner, représente « une véritable bataille culturelle à mener », conclut l’avocat dans sa plaidoirie. « Nous devons d’abord éveiller les consciences sur la réalité complexe de l’eau, sur les changements et les arbitrages que nous devrons mener dans les années à venir, pour ne pas que l’on ait un jour à sanctionner le gâchis d’eau. Ce qui signifierait en fait, qu’il est déjà trop tard ».

Le procureur pointe, quant à lui, que « sanctionner, ce n’est pas forcément emprisonner. Car bien souvent, celui qui gâche l’eau, ce n’est pas un monstre. C’est un ignorant. (…) Tout dans notre relation quotidienne à l’eau se fait comme si celle-ci n’existait que le temps de notre usage domestique. Invisible avant, invisible après, disponible à l’envie. Pas étonnant dès lors que nous n’y prêtions aucune espèce d’attention. Et c’est pour cela que le gâchis d’eau doit être sanctionné ».

 

Alors, verdict ?

 

Au terme de ces échanges, un jury, tiré au sort dans le public, estime qu’il faut sanctionner le gâchis d’eau à 3 voix contre 2, en soulignant le fait qu’un changement de nos pratiques est nécessaire et qu’il faut mettre l’accent sur les gros consommateurs comme les GAFAM plutôt que sur les habitants qui doivent « apprendre à exister intelligemment ». De son côté, le public ayant suivi le procès en ligne se prononce au contraire à 60% contre la sanction.

 

Photo du tribunal des générations futures
© Laurence Danière - Métropole de Lyon

 

Ce « procès », qui s’est déroulé dans la bonne humeur malgré la portée des enjeux évoqués, a confirmé qu’il n’est évidemment pas simple de prendre des décisions dans l’intérêt des générations futures. Mais débattre collectivement de ces questions est une première étape indispensable pour y répondre ! Et c’est peut-être bien là l’enseignement principal que nous aura offert cet étonnant tribunal.

 

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Pour tout savoir sur la démarche Eau futurE et ses suites, rendez-vous sur jeparticipe.grandlyon.com.

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