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Veille M3 : Entre États et Gafam, l’utopie déchue d’Internet, un espace public sous contrôle

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Couverture de l'ouvrage L'utopie déchue de Félix Tréguer
© Éditions Fayard à venir

Article

Face à la concentration grandissante de services dans les mains des Gafam, les États brandissent la notion de souveraineté numérique, et affichent leur souhait de reprendre le contrôle.

Mais entre ces deux pouvoirs, la « colonisation » du web semble ne laisser aucune place aux citoyens, réduits au statut de consommateurs de « contenus », et dont les libertés fondamentales sont régulièrement attaquées.

Pour les militants du CLODO*, Internet n’est finalement qu’un outil de plus au service des dominants. Une opinion que partage Félix Tréguer, post-doctorant au CNRS et militant de la Quadrature du net**, à l’issue de son ouvrage « L’utopie déchue, une contre histoire d’internet XVe-XXIe siècle » (2019).

Nous explorons ce point de vue, mis en perspective avec la rencontre du président de l’association Illyse*** (Internet libre Lyon Saint-Étienne), qui se fait appeler « Semoule » sur Internet.

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Date : 04/05/2021

Loin des rêves de ses précurseurs, le web ressemble aujourd’hui plus à une galerie marchande étroitement surveillée qu’à une « utopie pirate ». Les États semblent avoir perdu la main au profit des Gafam, initiateurs du capitalisme de surveillance, qui en colonisant notre quotidien amassent des quantités gigantesques de données, tentent d’anticiper et orienter nos comportements, et censurent l’expression des utilisateurs pour ménager les annonceurs, faisant de l’information et des idées un produit marchand.

Internet est en passe de devenir un problème majeur pour nos démocraties. Mais entre intervention des États et réappropriation citoyenne, peut-on démocratiser ces nouveaux territoires ? Pour Félix Tréguer, cet espoir est trompeur.

 

 

De la technocratie à la contre-culture : basculement des imaginaires

 

Pour lui, « la vision d’une informatique émancipatrice ressemblerait presque à un accident de l’histoire » (p.121), car jusque dans les années 1960, l’informatique renvoie aux complexes militaro-industriels, dessinant un monde dystopique.

Ce sont des communautés hippies de la Silicon Valley qui vont opérer ce basculement : déconcentré des mains de la technocratie, l’informatique permettrait de décentraliser le pouvoir, favoriser l’accès à la connaissance universelle et libérer la créativité, et ce hors de tout contrôle.

Malgré la résistance de quelques groupes technocritiques, les années 1980, avec l’ordinateur personnel, seront celles de l’informatisation de la vie quotidienne. Cette décennie verra naître les premières appropriations subversives des hackers. Comme le résume Félix Tréguer, « L’ordinateur était un instrument d’oppression. Il se mue en outil de libération » (p.7), ainsi « l’utopie d’Internet était en marche » (p.8).

 

Spot publicitaire d'Apple diffusé à la finale du Super Bowl qui nous promettait que 1984 ne sera pas comme 1984. La marque illustre le basculement d’imaginaire qu’elle promeut et souhaite incarner.

 

Vivre l’utopie : hacktivisme et appropriations militantes

 

Cette utopie a fortement imprégné les milieux militants, qui aujourd’hui encore la mobilisent.

Pour moi, Internet donne une vraie possibilité à la liberté d'expression, qui avant se limitait à la portée de ta voix, contrairement aux élites qui ont accès à des micros, des radios, la télé. Les communications ne sont plus en mode vertical, un tweet peut faire le tour du monde. Et t'as un accès à la culture démultiplié. T’as aussi plein de choses auxquelles tu peux participer, comme Wikipédia.

Semoule, président d’Illyse

 

C’est le développement des usages communicationnels de l’informatique qui permettra de rendre tangibles les potentialités démocratiques de l’outil. Contemporains du Minitel, apparaissent les fameux BBS, puis IRC, qui permettent de communiquer en dehors du contrôle des grands opérateurs télécoms.

Des nombreux collectifs se structurent autour de ces outils, « semblent partager la même conviction de participer à l’édification d’un nouveau type d’espace public » (p.174), et vivent ces expériences « comme de véritables utopies concrètes » (p.175).

La culture hacker y domine, caractérisée par l’horizontalité, la coopération, et la libre circulation des savoirs. Tandis que ces valeurs fondatrices reculent dans le monde professionnel de l’informatique, de plus en plus soumis aux exigences du capitalisme informationnel, elles vivent dans le milieu militant à travers notamment les logiciels libres, lancés en 1983 par Richard Stallman, qui marqueront toute une génération.

Gamin mes parents avaient un ordinateur et lycée on s'échangeait les disquettes, on copiait les jeux, fuck la propriété intellectuelle ! Puis quelqu'un m'a montré Linux et ça a été une révélation. Je l’ai installé sur mon serveur et j'ai essayé de comprendre comment ça marchait, c’était passionnant. Et puis tu tires les logiciels libres, tu tires le militantisme, pour moi c’est venu comme ça. C’est-à-dire que tout est politique, le logiciel libre, protéger ses données, héberger tes mails…

Semoule, président d’Illyse

 

Différents cercles militants s’approprieront ces premiers réseaux. Cette tendance marquera les années 1990, avec comme figure de proue les Zapatistes, les altermondialistes, ou les Zones Autonomes Temporaires d’Hakim Bey. Le hacktivisme développera de nouvelles formes de participation politique, en révélant des failles de sécurité ou des informations d’intérêt public, ou bien en saturant un site Internet par trop de connections simultanée, l’équivalent d’un sit-in pacifique.

 

Quand l’État reprend la main sur l’espace public

 

Mais ces usages subversifs de l’informatique feront rapidement l’objet d’une intense répression, que Félix Tréguer perçoit comme le signe d’une « reféodalisation » de ce nouvel espace public par l’État.

Pour penser l’État, il s’appuie sur les travaux de Michel Foucault : l’État y est avant tout un type de rationalité, la raison d’État. Il est régi par l’objectif de son propre renforcement, pour lequel il mobilise des stratégies et pratiques qui constituent les activités de police.

L’espace public est pensé, dans le prolongement de Jürgen Habermas, comme une modalité de la participation politique, un espace d’affrontement entre différents groupes sociaux, dont certains sont rattachés à l’État.

Pour lui, l’espace public représente un dispositif de pouvoir pour l’État, qu’il fait fonctionner à son profit grâce à cinq stratégies majeures : la censure, la surveillance, le secret, la propagande, et la centralisation des technologies de communication. Historicisant le combat pour les libertés publiques, Félix Tréguer met en exergue ces stratégies pour les usages de la presse, puis de la radio, et enfin d’Internet.

Car entre les années 1990 et 2000, un véritable engrenage répressif se met en branle contre les hackers, présentés quelques années plus tôt comme d’honorables lanceurs d’alerte. Félix Tréguer y voit une résurgence de la raison d’État, sous les habits de la sécurité nationale.

Les controverses s’accumulent en parallèle sur le manque de transparence des États et leurs pratiques numériques extralégales. Depuis les révélations du lanceur d’alerte Edward Snowden, le monde entier a notamment été mis au courant que l’intégralité d’Internet et de nos communications est aspirée par la NSA, dotée d’une capacité de surveillance de masse inégalée dans l’Histoire, et exempte de tout contrôle démocratique.

Des espaces de liberté (relative) subsistent toutefois, comme le réseau Tor, qui permet d’anonymiser ses utilisateurs, sous réserve d’un certain bagage technique.

 

Citizenfour, film documentaire réalisé en 2014 par Laura Poitras, traite des révélations d’Edward Snowden sur les activités extra légales de la NSA.

 

Face aux Gafam : souveraineté ou raison d’État ?

 

Face à l’emprise des Gafam, l’action individuelle ne semble pas suffisante. Remplacer Google par d’autres services, se fournir chez un fournisseur d’accès Internet indépendant, et n’utiliser que des logiciels libres n’est pas aisé pour tout un chacun.

Seuls les États ont la capacité de réguler, voire démanteler, ces monopoles afin de laisser la place à des acteurs nationaux, même si l’objectif de la souveraineté numérique semble assez lointain.

Il ne nous manquerait pas grand-chose pour avoir un Internet européen. La difficulté, c’est que les Gafam ont bien concentré les usages. On va aussi avoir un problème de souveraineté sur le matériel, on ne produit plus rien en France, tout est délocalisé. Tu ne sais pas les programmes qu’il peut y avoir dessus. Et tu peux imaginer un jour une guerre qui serait contre ceux qui produisent le matos, et d'un coup tous les smartphones s'éteignent, tous les ordis s'éteignent.

Semoule, président d’Illyse

 

Mais pour Félix Tréguer, il ne faut pas sous-estimer d’une part le contexte dans lequel est né l’informatique, à des fins militaires et bureaucratiques dans le fantasme d’une machine à gouverner ; et d’autres part « la relation symbolique qu’entretiennent l’État et le capitalisme » (p.290). En effet, les quelques avancées en faveur des libertés sur Internet, notamment le droit à la vie privée via la cryptographie, seraient obtenues grâce au poids des intérêts des géants du numérique.

De ce point de vue, les États tirent parti des Gafam, qui ont aspiré une partie des usages militants du web indépendant, servent la surveillance d’État (qui peut réquisitionner leurs données, et même parfois les surveiller en temps réel), et permettent l’extension de la censure privée.

Pour Félix Tréguer, contrairement à un affrontement États versus Gafam, « c’est une fusion qui opère ainsi sous nos yeux », les États se tenant en embuscade pour « incorporer les capacités inégalées [que les Gafam] développent en matière de surveillance, de censure, de propagande » (p.300), comme l’a déjà fait la Chine.

Les espoirs de démocratisation semblent compromis, sous l’empilement de lois sécuritaires qui dessinent un « état d’urgence numérique » (p.247). Et pendant ce temps-là « ces machines resserrent les mailles du pouvoir » (p.304).

Dans cette perspective, Félix Tréguer bat en brèche les deux utopies qui sous-tendent la vision de progrès que représente l’informatisation : les technologies à elles-seules ne peuvent pas renverser les rapports de pouvoir, et les droits de l’Homme hissés au sommet de la hiérarchie des normes ne sont pas une protection efficace contre les tendances autoritaires de nos régimes.

Pour Illyse, qui le mentionne sur son site, Internet apparaît de plus en plus comme une zone de non droit façonnée par les pouvoirs publics. Félix Tréguer, lui, porte un regard inquiet sur l’avenir numérique : il voudrait mieux cesser la croissante des capacités, autrement dit « arrêter la machine » (p.308).

À la fois une partie de moi y croit encore, et une partie n'y croit plus. Je ne saurais pas encore trancher, enfin… si je tranche du côté de « j'y crois plus », j'arrête tout quoi. J'ai encore l’espoir qu'on puisse renverser la vapeur. Mais les indicateurs ne vont pas dans le bon sens. L’État n’est pas bienveillant avec ses citoyens qu’il considère comme autant de suspects à surveiller. Alors peut-être que dans quelques années, les gouvernements tous plus dégueus les uns que les autres se seront succédés, et là je te dirais qu’il faut couper Internet, ils ont beaucoup trop de pouvoir, c'est trop dangereux.

Semoule, président d’Illyse

 

  • L’utopie déchue, une contre histoire d’Internet XVe-XXIe siècle, Félix Tréguer, Fayard à venir, 2019

 

* CLODO (Comité pour la liquidation ou la destruction des ordinateurs)

** Quadrature du Net

*** Illyse (Internet libre Lyon Saint-Étienne)